19. À l’Aube des ténèbres

Nous contemplions l’intérieur d’un tunnel infini.

Il y avait un bruit. Un bruit que j’avais déjà entendu : le même grondement sourd que lorsque je m’étais trouvé dans le couloir devant ma chambre d’hôtel. Cette fois, il était beaucoup plus fort. Le sol se mit à trembler et deux taches de lumière éblouissante apparurent quelque part au fond de cet impossible tunnel.

Le tunnel n’était même pas là, en fait. Je pouvais toujours distinguer au travers les arbres du verger. Il y avait aussi des formes bizarres et peu catholiques et je préférai fixer plutôt les taches lumineuses.

Ces taches commencèrent à prendre la forme d’êtres humains. Puis la perspective se déforma et un vent puissant se mit à souffler. Les papiers virevoltaient autour de nous et toute la pièce se mit à luire – comme l’autre fois, dans ma chambre d’hôtel lorsque j’avais ouvert la porte. Je regardai ma main. Elle luisait également, mais elle n’était pas froide. Je regardai de nouveau le tunnel. À un moment, les lumières étaient à cent kilomètres de distance, l’instant d’après elles étaient sur nous, pour s’éloigner ensuite aussitôt.

Puis ce fut terminé. Louise se tenait au milieu des débris de la verrière d’Arnold. Elle portait la combinaison noire de commando qu’elle avait déjà lors de cette fameuse nuit dans le hangar. À côté d’elle se trouvait autre chose. Au premier abord, je fus incapable de dire quoi. C’était humanoïde, ça avait un visage, deux bras et deux jambes. C’était à mi-chemin entre le robot de la Guerre des Étoiles et Chapi-Chapo, les marionnettes d’animation en terre cuite. La créature se mouvait avec fluidité et semblait n’avoir aucune jointure. Mais elle était de grande taille et bâtie comme un haltérophile.

Il n’y avait aucun doute dans mon esprit. Ce n’était pas un être humain sous un drôle de déguisement. C’était une créature extra-terrestre ou bien un robot, enfin une chose quelconque que je n’avais encore jamais vue.

Arnold Mayer fut le premier à recouvrer sa voix.

« Je suppose que vous êtes Louise Ball.

— Baltimore, pour être exact », répondit-elle en entrant dans la pièce. « Descendante d’une longue lignée d’Américains de Maryland. » Elle saisit une chaise, à quelques pas de celle où je m’étais assis, l’inclina pour faire tomber la pile de livres et de papiers et s’installa. « Mon compagnon se nomme Sherman.

— Enchanté de faire votre connaissance, docteur Mayer, monsieur Smith », dit Sherman. Il se tenait toujours près de la verrière brisée.

« C’est un homme mécanique, poursuivit Louise. Un robot, si vous voulez. Il est au moins aussi intelligent que l’un ou l’autre d’entre vous et il est cent fois plus fort et mille fois plus rapide. Je l’ai baptisé du nom d’un char célèbre utilisé lors de la Première Guerre atomique.

— Est-ce une menace ? demanda Mayer.

— Prenez-le comme vous voudrez. Vous détenez une chose que je voudrais…»

J’intervins : « Êtes-vous vraiment du Maryland ? »

Elle me regarda et je crus dans ses yeux discerner une certaine sympathie. C’est du moins ce que j’espérais. Elle était entrée dans ma vie et l’avait laissée en ruine. Ça aurait été sympa qu’elle en conçoive un minimum de remords.

« Mes ancêtres le sont. Vous êtes sans doute l’un de mes arrière-grands-oncles ou je ne sais quoi, à quinze mille générations d’écart. Mais à ce moment-là, la race n’avait pas encore commencé à se différencier en plusieurs…» Elle détourna les yeux et se massa le front.

« Mais là n’est pas le problème, poursuivit-elle, et elle se tourna vers Mayer.

« Vous détenez quelque chose que je veux. Une chose qu’il me faut absolument. Et que j’ai bien l’intention de récupérer.

— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, dit Mayer.

— Vous mentez. Sherman, où est-il ?

— Je ne sais pas, Louise », dit le robot, d’une voix plus profonde et plus menaçante que lorsqu’il nous avait salués. « Je ne détecte rien.

— Eh bien, sonde la pièce. »

S’il la « sonda », il le fit fort vite. Sans un poil d’hésitation, il désigna le manteau de la cheminée couverte de photographies encadrées.

« Il y a un coffre caché derrière le cadre central. »

Louise se leva, pointa le doigt vers la photo. Le cadre bascula sur ses charnières. Elle fit quelques mouvements compliqués et je vis les boutons tourner dans un sens et dans l’autre puis la porte du coffre s’ouvrir à la volée.

« Comment avez-vous fait ça ?

— Par magie », me répondit-elle. Elle s’approcha du coffre et entreprit d’en répandre au sol le contenu. Mayer fit un pas dans sa direction ; Sherman émit un bruit de raclement de gorge et brandis un doigt menaçant. Ce fut assez pour Mayer ; j’aurais sans doute réagi de même. Le bonhomme était imposant.

Pièces d’or et titres en bourse furent bientôt éparpillés aux pieds de Louise. Elle sortit un vieux Colt 45 d’ordonnance et le lança à Sherman qui le réduisit en petits morceaux. Je veux dire qu’il balança le chargeur à un bon kilomètre au loin dans les ténèbres puis frotta l’arme entre ses mains jusqu’à ce qu’elle soit réduite en une pluie de copeaux métalliques. Je sentis une goutte de sueur me glisser le long du dos.

« Il n’est pas ici », dit-elle en retournant à sa chaise, mais sans s’asseoir. « Va-t-il falloir démonter cette maison pierre par pierre ?

— Si vous n’avez pas d’autre solution », dit Mayer. Je devais lui reconnaître ça : le bonhomme n’avait pas l’air effrayé. Il demeurait impavide.

« Il se trouve dans son bureau », dit Sherman et je vis les traits de Mayer se décomposer. Encore leur magie, je suppose. Il n’y avait pas trace de doute dans la voix de Sherman.

« Le bureau est verrouillé, dit Mayer. Et je n’ai pas la clé.

— On n’a pas le temps de jouer, docteur, fit Louise. Sherman, ouvre-le. »

Sherman contourna le bureau.

« Excusez-moi », dit-il à Mayer en l’écartant doucement. Puis il considéra le terminal d’ordinateur. Quelque chose parut le faire hésiter. Puis il haussa les épaules.

« Excuse-moi », dit-il au terminal et il le saisit et le déposa délicatement par terre. Je crois avoir surpris Louise étouffer un rire ; et ma foi, j’ai bien failli rire moi aussi. Heureusement que je me suis retenu. Ça aurait fait hystérique – surtout quand Sherman était en train d’ouvrir le bureau : il agrippa le plateau et l’ôta comme s’il s’était agi du couvercle d’une boîte en carton, révélant les trois tiroirs du dessus – avec dans celui du milieu, un objet qui m’apparut terriblement familier.

Je hurlai : « Vous l’aviez ! Vous l’aviez dans votre bureau depuis le début et vous m’avez fait répéter et répéter cette putain d’histoire…»

Les mots me manquaient. J’oubliai Louise et son déguisement de commando, j’oubliai Sherman le blindé androïde, j’oubliai tout sauf le paralyseur que Louise m’avait volé cette nuit et qu’elle sortait à présent d’un tiroir du bureau de Mayer.


« Ne sois pas stupide, Bill, dit-elle. C’en est un autre. Celui-là n’est même pas noirci. Jette un œil toi-même. » Elle me le lança.

Je l’examinai. Elle avait raison. Celui-ci était intact. Je le retournai entre mes mains, remarquai la position de la détente et d’un petit interrupteur sur le côté. Je me rendis soudain compte que je détenais une arme redoutable. Je levai les yeux vers Louise et un paralyseur se matérialisa dans sa main, braqué droit sur mon front. À un moment, il était dans l’étui sur sa hanche, et l’instant d’après dans sa main.

« Tu ne me tirerais quand même pas dessus, Louise, non ? »

Elle me regarda d’un drôle d’air, me fit un drôle de sourire, et l’arme était de retour dans sa gaine. Cette fois, j’avais entendu comme un froissement, mais je ne l’avais toujours pas vue faire.

« Tu as raison », dit-elle, et elle se retourna : « Sherman, s’il tente de faire l’idiot, tire, mais sans tuer.

— D’accord. »

Autant pour l’amour éternel. Et je n’étais pas idiot : je déposai le paralyseur sur les décombres du bureau de Mayer et regagnai mon siège. Louise se rasseyait déjà, mais j’étais personnellement trop agité pour m’asseoir.

Louise avait posé les coudes sur les bras du fauteuil et se massait le front du bout des doigts. Elle semblait très lasse. Quand elle parla, ce fut sans lever les yeux.

« Sherman, il y a quelque chose qui cloche avec ce paralyseur. Veux-tu y jeter un œil ? »

Le robot le ramassa, le retourna entre ses mains, puis, par une manipulation mystérieuse, le fit s’ouvrir en deux. Il n’y avait rien à l’intérieur : une coque de plastique vide.

« Je trouvais bien qu’il avait l’air léger », observa-t-elle lorsqu’il le lui montra. Elle regarda Mayer. « Docteur Mayer, je veux savoir…

— J’aime mieux qu’on ne m’appelle pas docteur…

— Docteur Mayer », répéta Louise, à dessein, « ce paralyseur m’appartient. Il a été perdu par l’un des nôtres. J’aimerais savoir où vous l’avez trouvé.

— Où l’avez-vous perdu ?

— C’est moi qui pose les questions, ici.

— Et peut-être que moi je n’y réponds pas. »

Soupir de Louise. « Épargnez-nous les répliques mélodramatiques, voulez-vous, docteur ?

— C’est valable des deux côtés », dit Mayer. Je le regardai de nouveau. Extérieurement, il était calme, mais je voyais bien à présent qu’en réalité il fulminait. Je suppose que j’aurais été comme lui si l’on avait tout juste bousillé mon bureau. D’un autre côté, il y avait Sherman et je trouvais que Mayer jouait un jeu fort dangereux.

« J’ai perdu le paralyseur il y a une semaine environ, dit Louise, en 1955.

— Et moi je l’ai trouvé il y a trente ans. En 1955 également. »

Louise regarda Sherman.

« Je pense qu’il ment », dit le robot. Louise acquiesça, mais lui fit signe de s’approcher de Mayer. Lorsqu’il obtempéra, Mayer perdit une partie de sa contenance.

« Vous allez me torturer ?

— Tout dépend du degré de mélodrame que vous recherchez. »

Mayer recula involontairement lorsque Sherman lui saisit le bras. Le robot lui enserra le poignet avec sa grosse patte métallique puis attendit, simplement, sans bouger.

« L’avez-vous découvert vous-même ? demanda Louise.

— Oui », dit Mayer. Sherman hocha la tête.

« Qui l’a trouvé ? »

Mayer baissa les yeux sur la main de Sherman – moi aussi, et j’aurais juré que la même pensée nous vint en même temps : un polygraphe. Ou son équivalent de l’avenir lointain qui, j’étais prêt à le parier, surpassait celui auquel j’avais été soumis naguère.

« C’est exact », dit Louise, ce qui me fit me demander si la télépathie n’était pas l’un de ses nombreux talents. « Bon, on peut jouer ensemble aux devinettes et chaque mensonge m’en apprendra tout autant que la vérité, mais ça risque de prendre du temps. Nous n’en avons pas de trop, par contre nous avons certaines drogues qui vous feront tout dire en une dizaine de secondes – quoiqu’elles aient tendance à vous lessiver les neurones – et nous avons également ici même une machine totalement insensible, capable de faire très mal, pour peu que je lui en donne l’ordre. »

J’ignore si Mayer le nota, mais Sherman jeta un bref coup d’œil à Louise. Je ne le jurerais pas – n’étant guère expert à lire les expressions d’un robot – mais je crois qu’il avait l’air blessé. Insensible, vraiment, le cher Sherman ? Mon cul, oui. Un robot qui avait présenté ses excuses à un terminal d’ordinateur, sous le prétexte sans doute qu’il pourrait être un lointain ancêtre ?

J’en déduisis par conséquent que Louise devait bluffer. Je suppose que j’aurais dû le dire à Mayer. Je n’en fis rien. J’avais envie d’entendre son histoire autant qu’elle. Plus même.

Je croyais comprendre pourquoi il ne m’avait pas parlé du paralyseur rangé dans son bureau. Je crois qu’il me l’aurait montré si Louise ne nous avait pas interrompus. Il avait simplement fait ce qu’aurait fait tout bon scientifique : attaquer mon récit, m’amener à dire ce que j’avais vu sans me le souffler.

Cela dit, j’en avais ma claque. Je me carrai dans mon siège et attendis de voir ce qu’il allait faire.

« Je croyais que vous aviez toute la vie devant vous, dit Mayer.

— À une certaine époque, oui. À présent, il ne nous reste plus beaucoup de temps et vous nous le gâchez bien plus rapidement que vous ne pouvez l’imaginer.

— Vous ne pouvez rien me dire de…

— Pas encore. Plus tard, peut-être. Je ne vous fais aucune promesse ; il est encore possible qu’on récupère ce fiasco avec un minimum de dégât. Il n’est désormais plus possible de sauver le monde entier, mais j’espère quand même en préserver une partie. » Elle haussa les épaules. « C’est ce que j’ai fait toute ma vie, me battre pour retarder les choses. Maintenant, vous allez parler. »

Et Mayer parla.


« Il y a eu une catastrophe aérienne dans l’Arizona en 1955, commença-t-il.

— Je sais. J’étais dans l’avion. »

Cela le rendit muet momentanément :

« Alors, vous le reconnaissez ?

— Reconnaître quoi ? Oh, vous croyez que j’ai provoqué l’accident. Non docteur, ce n’est pas aussi simple ou direct que ça. En fait, nous sauvions la vie de tous les passagers et de l’équipage. »

Mayer parut abasourdi. Moi aussi, je suppose. J’allais dire quelque chose, mais Louise reprit :

« Oui, docteur Mayer. Votre fille est vivante et en parfaite santé. »


Je serais bien en peine de rapporter ce qui se dit dans la demi-heure qui suivit. Ce fut surtout un échange de cris, dans un climat de colère et d’incrédulité. Je n’irai pas jusqu’à prétendre avoir tout saisi. Je suis loin d’être certain d’en avoir compris la majeure partie encore même aujourd’hui. Le voyage dans le temps, les paradoxes, la fin de l’univers… Ça faisait un paquet à digérer d’un coup.

Mais elle nous dit qu’elle avait sauvé la vie des gens. Le mécanisme qu’elle nous décrivit pour y procéder se révélait si bizarre et compliqué que mon seul moyen d’y croire était d’appliquer une espèce de logique à rebours : si elle avait dû mentir, pourquoi choisir un mensonge aussi improbable ?

Mais si elle disait la vérité… cela signifiait que tout le sang, la tripe, la souffrance, qui avaient fini par dominer toute mon existence n’étaient pas plus réels qu’un cadavre dans un film d’horreur hollywoodien. Ça signifiait que tous ces gens étaient vivants quelque part, dans un incompréhensible futur.

« Non, pas tous, Bill », avait dit Louise doucement, à un moment. « Seuls ceux des accidents sans aucun survivant. Un seul témoin de notre action aurait provoqué un paradoxe. »

Cela me parut une broutille. J’avais senti un tel poids quitter mes épaules.


« Il nous a fallu un bout de temps pour le saisir », expliqua Louise en regardant Mayer. « Le fait que votre fille était à bord.

— Elle n’avait que vingt-deux ans. » Il pleurait. « Elle venait de se marier. Elle était en route pour, la Californie, Livermore, pour nous présenter son mari, à moi et… à Naomi. Je crois bien que c’est ce qui a tué également Naomi, indirectement. C’était ma femme et elle…

— Oui, nous savons, fit Louise, doucement.

— Vous savez tout, n’est-ce pas ?

— Si c’était le cas, je ne serais pas là à vous questionner. Nous ignorions que votre fille était à bord du Constellation parce qu’elle voyageait sous son nouveau nom de femme mariée. Nous vous avons vu sur le site de l’écrasement, mais sans parvenir à découvrir pourquoi. Nous avons fini par recoller les morceaux du puzzle au bout de longues observations au chronolyseur. Il nous a fallu procéder à des examens indirects. Nous étions confrontés à une masse de censure temporelle. » Elle jeta un œil à Sherman. « Et ce n’est que tout récemment que nous avons su que le second paralyseur était arrivé en votre possession. »

Mayer avait racheté l’objet à un Indien qui disait l’avoir trouvé fort loin du point d’impact principal. L’Indien lui avait dit que le paralyseur procurait des chatouillis pas désagréables lorsqu’on en pressait la détente. Sherman et Louise s’entre-regardèrent lorsque Mayer leur dit ça. Je ne sais pas ; peut-être que la batterie faiblissait. Ce que je sais, c’est que celui que j’avais trouvé m’avait bougrement plus secoué que ça.

« Ce que je dois savoir, dit enfin Louise, c’est ce qu’est devenu l’intérieur du paralyseur. Le savez-vous ? »

Mayer garda le silence. Je fus surpris. J’ignorais ce qu’il pouvait gagner à continuer à se taire. J’aurais dû le savoir, mais à ce moment, la tête me tournait devant ce déferlement trop soudain d’informations.

« Il sait », dit Sherman. Le robot ne tenait plus la main de Mayer ; je suppose qu’il n’en avait plus besoin ou peut-être cela n’avait-il jamais été nécessaire – mais un simple spectacle pour épater les sauvages.

« Je sais effectivement où il se trouve, dit Mayer.

— Je veux que vous me le disiez, docteur. » Elle le regarda et il ne dit rien. Elle soupira – je ne saurais exprimer à quel point elle pouvait sembler lasse – et se remit debout.

« Docteur Mayer, dit-elle, laissons tomber les menaces. Je pense que vous vous êtes douté que je n’avais aucune intention de vous faire souffrir. Je n’irai pas jusqu’à prétendre que c’est parce que je suis un tel agneau ; si cela devait sauver le Projet, je serais prête à vous découper en rondelles plus fines que des ronds de flan, sans sourciller.

— Nous avons tous pu apprécier l’étendue de votre sang-froid, mademoiselle Baltimore, dit Mayer.

— D’accord, je ne peux pas vous faire de mal. Je l’admets. Cela ne ferait que rendre les choses pires encore. J’en suis réduite à implorer et, j’espère, à vous raisonner. Comprenez-vous ce que j’ai dit au sujet du paradoxe ?

— Je crois que oui.

— Et vous êtes encore résolu à tout compromettre ?

— Je ne reconnais pas que le fait soit prouvé. Vous dites vous-même que les dégâts sont déjà là ; vous vous efforcez uniquement de les minimiser. Vous l’avez vous-même admis, vous serez rayés de la réalité quoi qu’il arrive ici ce soir. Bill a déjà provoqué le paradoxe. Il est irréversible, n’est-ce pas ? »

Louise acquiesça de mauvaise grâce. Puis elle se ressaisit.

« Mais il est encore possible de choisir entre deux désastres. L’un est terrible, mais l’autre est absolu. »

Mayer hocha la tête.

« Je ne crois pas que vous puissiez savoir cela. »

À voir l’expression de Louise, je commençai à me demander si Mayer n’avait pas son propre détecteur de mensonges incorporé.

« Peut-être que non, admit-elle. Mais pourquoi ne voulez-vous pas nous dire où se trouve le reste du paralyseur ?

— Parce que c’est tout ce qu’il me reste », dit calmement Mayer. « Je n’ai pas l’intention de passer les quelques années que j’ai à vivre encore à me demander si vous ne m’auriez pas fait subir quelque arnaque temporelle. Vous m’avez dit que ma fille était vivante dans votre monde. J’exige que vous me le prouviez. Emmenez-moi là-bas. Alors, je vous dirai ce que je sais. »


Êtes-vous de ceux qui croient qu’un homme qui se noie voit défiler devant ses yeux toute sa vie ? Personnellement, je n’y ai jamais cru. Je n’y crois toujours pas. J’ai discuté avec trop de gens qui pensaient être sur le point de mourir et qui avaient finalement survécu ; et s’ils gardaient le souvenir de quelques images fragmentaires, s’ils avaient traversé certaines expériences qu’on pourrait qualifier de religieuses, jamais ils n’avaient constaté cette séquence de souvenirs, jamais réellement revécu quoi que ce soit.

Et néanmoins, je ressentis quelque chose de fort semblable à cet instant. Ça ne prit pas plus d’une seconde. C’est en toute lucidité que je revis où j’avais été, où j’étais à présent, et ce que je pouvais attendre du futur.

Puis je me levai et alors que Mayer finissait de déclarer : Alors, je vous dirai ce que je sais, je lançai : « Je veux venir, moi aussi. »


Louise ne sembla pas surprise. Je la soupçonnais d’être impossible à surprendre, à ce moment-là ; je supposais qu’elle avait vu tout ce qui allait se produire cette nuit, et qu’elle ne suivait cette conversation que pour des raisons pour moi insondables. J’avais raison – plus rien ne pouvait la surprendre – mais j’avais également tort, comme je le découvris plus tard ; elle ignorait ce qui allait se passer. Elle le prouva en tournant vers Sherman un regard désemparé.

« Qu’est-ce que je fais, à présent ? » lui demanda-t-elle.

Je crois que Mayer fut aussi surpris que moi. Voilà soudain que tout basculait et je me demande si l’un de nous savait réellement qui menait le jeu.

À moins que ce ne fût Sherman. Vous ne savez pas ce qu’indéchiffrable veut dire tant que vous n’aurez pas essayé de deviner les pensées d’un robot. Mayer semblait partager le même sentiment. En tout cas, quand il reprit son argumentation, il la destina à Sherman, pas à Louise.

« Quelle différence cela fait-il ? » dit-il avec une nuance implorante dans la voix. « Vous avez trois possibilités : vous repartez avec les entrailles de ce paralyseur en me laissant ici. Vous repartez sans le paralyseur en me laissant ici. Ou vous repartez en m’emmenant avec vous, je vous dis où se trouvent les entrailles du paralyseur, vous revenez les récupérer…

— Nous ignorons si nous pouvons le faire », lui rappela Sherman. « Il se peut qu’on n’ait pas assez de temps pour un autre voyage.

— C’est votre problème, dit Mayer. Je veux que vous me disiez ce qui arrivera. Quels sont les résultats de mes actions ?

— Dans l’immédiat ? Aucun. Nous partirons et vous et monsieur Smith retournerez vivre votre vie. Elle aura certes été perturbée, mais vous n’en remarquerez jamais rien. La vie continuera de se dérouler comme si de rien n’était ; pour aucun de vous le réel ne sera modifié. Et puis un jour, l’un et l’autre, vous mourrez. »

C’est drôle comme un simple mot peut réveiller une notion qu’on avait peut-être saisie intellectuellement, mais pas encore ressentie dans ses tripes. Louise et Sherman venaient d’un temps où j’étais devenu poussière depuis mille ans.

« En conséquence des changements introduits dans vos existences par les choses que vous avez vues et entendues depuis en gros un mois, vous agirez chacun de manière fort différente de ce que vous auriez fait dans ce que nous nous plaisons à qualifier l’“ordre préétabli" des choses. Ces changements affecteront la vie d’autres individus. Les effets s’en étendront au fil des ans et des siècles. Il est probable, quasiment certain, que ces événements annihileront notre machine à explorer le temps. Et bien entendu, Louise, moi-même et tous nos contemporains, mais ce n’est pas là l’important.

« L’important pour vous, docteur, c’est que si Louise n’a pas existé, alors elle n’est jamais retournée en 1955. Elle n’a jamais embarqué sur cet appareil – prenant, ajouterai-je, un risque considérable pour sa vie – et n’a jamais sauvé votre fille. Ce qui signifierait que votre fille est bien morte dans le désert de l’Arizona. »

Mayer hocha la tête.

« Et pourtant, vous venez à l’instant de dire que vous l’aviez, vivante, en ce moment même.

— “Ce moment même” est un concept… fuyant, en la circonstance.

— J’entends bien. Mais vous ne m’avez pas dit quelle différence cela ferait. Si le paradoxe est déjà là, comment mes révélations concernant le paralyseur pourraient-elles y changer quoi que ce soit ? Et en revanche, en quoi ma disparition de la présente époque pourrait-elle faire empirer les choses ? Il y a tout le temps des gens qui disparaissent.

— Oui, seulement nous savons pourquoi : c’est parce que nous les avons escamotés. Et nous savons…» Sherman marqua un arrêt et parut se raviser. « Fort bien. Je vais être franc. Nous ignorons ce qui serait le pire, de vous emmener ou de vous laisser ici.

— C’est ce que je pensais. Et cela me conforte dans ma décision. Voyez-vous… si vous voulez tout savoir, je ne crois pas vraiment que vous ayez ma fille. Je ne le croirai pas tant que je ne l’aurai pas vue. Et l’ayant vue, je ne me crois pas capable de la perdre encore. »

Sherman le considéra longuement.

« L’univers, pour autant que je sache, docteur Mayer, est totalement indifférent à ce que vous pouvez croire ou ne pas croire.

— Je le sais aussi. J’ai passé ma vie à accepter les réponses que j’ai découvertes dans l’univers. Jusqu’à ce que je me mette à enquêter et me poser réellement la question de la nature du temps. Et là, quelque chose a changé. Je ne crois pas… je ne crois pas qu’il n’y ait rien derrière tout ça. Peut-être est-ce une façon de dire que je crois en Dieu.

— Et il est dans votre camp, c’est ça ? »

Mayer parut décontenancé.

« Je m’exprime mal, je…

— Non. Excusez-moi, fit Sherman. C’est bizarre, moi aussi. » Son regard passa de Mayer à Louise, à moi. Entre-temps, j’avais fini par me considérer comme une potiche sans grande importance, uniquement là pour applaudir au signal.

« Croyez-vous en Dieu, monsieur Smith ?

— Je ne sais pas. Je ne crois pas que la réalité soit aussi fragile que vous voulez bien le dire. Et j’ai toujours envie de vous suivre. »

Il regarda Louise, qui hochait désespérément la tête.

« Très bien, dit. Sherman. On rentre tous. »

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