XIV

À dix heures du matin, Adamsberg quittait Clignancourt le ventre plein, le visage rasé, les habits repassés, et l’esprit provisoirement défroissé par les exceptionnels bienfaits de Clémentine. À quatre-vingt-six ans, la vieille femme savait donner sans compter. Et lui ? Il lui rapporterait quelque chose du Québec. Ils avaient sûrement là-bas des vêtements bien chauds qu’on ne connaissait pas à Paris. Une bonne grosse veste d’intérieur en peau d’ours à carreaux, ou bien des bottines en poil d’élan. Du jamais vu, tout comme elle.

Avant de se présenter au divisionnaire, il se remémora les consignes anxieuses du lieutenant Noël, que Clémentine n’avait pas désavouées : « Se mentir à soye, c’est une chose, mais mentir aux flics, c’est des fois de la nécessité. C’est pas la peine de boire le bouillon pour une question d’honneur. L’honneur, ça regarde que soye et pas la flicaille. »


Le divisionnaire Brézillon appréciait en comptable les résultats d’Adamsberg qui dépassaient largement ceux de ses autres commissaires. Mais il n’éprouvait pas d’inclination pour l’homme et sa manière d’être. Néanmoins, il se souvenait de ses tourments lors de la récente affaire des 4, qui avait atteint des proportions telles que le Ministère avait manqué le choisir comme fusible. En homme de loi, jaugeant avec une attention rigide les poids de la justice, Brézillon savait ce qu’il devait à Adamsberg. Mais cette rixe avec un brigadier était embarrassante et, surtout, elle le surprenait de la part de son nonchalant commissaire. Il avait entendu le témoignage de Favre, et l’obtuse vulgarité du brigadier lui avait souverainement déplu. Il avait écouté six témoins et tous avaient défendu Adamsberg avec obstination. Ce détail de la bouteille cassée était cependant particulièrement sérieux. Adamsberg n’avait pas que des amis dans la police des polices et la voix de Brézillon serait décisive.

Le commissaire lui exposa une version sobre des faits, verre brisé pour casser la morgue de Favre, un simple geste de semonce. « Semonce », Adamsberg avait trouvé le mot en marchant et l’avait jugé approprié à son mensonge. Brézillon l’avait écouté d’un air soucieux, et Adamsberg l’avait senti plutôt disposé à le sortir de ce guêpier. Mais il était clair que l’affaire n’était pas jouée.

— Je vous mets sérieusement en garde, commissaire, lui dit-il en le quittant. Les conclusions ne seront pas rendues avant un mois ou deux. D’ici là, pas d’incartade, pas de divagation, pas d’embrouille. Faites-vous petit, vous saisissez ?

Adamsberg acquiesça.

— Et mes félicitations pour le dossier d’Hernoncourt, ajouta-t-il. Cette blessure ne vous empêchera pas de mener le stage au Québec ?

— Non. Le légiste m’a laissé ses instructions.

— À quand le départ ?

— Dans quatre jours.

— Ça ne tombe pas si mal. Au moins vous ferez-vous oublier.

Sur ce congédiement ambigu, Adamsberg quitta le Quai des Orfèvres, pensif. « Faites-vous petit, vous saisissez ? » Trabelmann aurait ri. Flèche de Strasbourg, cent quarante-deux mètres. « Vous me faites rire, Adamsberg, au moins vous me faites rire. »


À quatorze heures, les sept membres de la mission Québec étaient rassemblés pour une série d’instructions techniques et comportementales. Adamsberg leur avait distribué des reproductions des grades et des insignes de la Gendarmerie Royale du Canada, que lui-même n’avait pas encore mémorisés.

— Pas de gaffe, c’est le mot d’ordre général, commença Adamsberg. Révisez à fond les insignes. Vous aurez affaire à des caporaux, sergents, inspecteurs et surintendants. Ne confondez pas les titres. Le responsable qui nous accueillera est le surintendant principal Aurèle Laliberté, en un seul mot.

Il y eut quelques rires.

— C’est ce qu’il faut éviter : les rires. Leurs noms et leurs prénoms ne ressemblent pas aux nôtres. Vous trouverez à la GRC des Ladouceur, des Lafrance, et même des Louisseize. Pas de rires. Vous rencontrerez des Ginette ou des Philibert plus jeunes que vous. Pas de rires non plus, pas plus qu’à propos de leur accent, de leurs expressions ou de leur manière de parler. Quand un Québécois parle vite, ce n’est pas si facile à suivre.

— Par exemple ? demanda le précis Justin.

Adamsberg se tourna vers Danglard, interrogateur.

— Par exemple, répondit Danglard : « Tu veux-tu qu’on gosse autour toute la nuitte ? »

— Ce qui veut dire ? demanda Voisenet.

— « On ne va pas tergiverser là-dessus la nuit entière. »

— Voilà, dit Adamsberg. Tâchez de saisir et évitez l’ironie facile, ou c’est la mission tout entière qui tombe à l’eau.

— Les Québécois, interrompit Danglard d’une voix molle, tiennent la France pour le pays mère mais ils n’apprécient guère les Français, et ils s’en méfient. Ils les trouvent méprisants, hautains et railleurs, à juste titre, comme s’ils prenaient le Québec pour une basse province de ploucs et de bûcherons.

— Je compte sur vous, enchaîna Adamsberg, pour ne pas vous conduire en touristes, parisiens qui plus est, parlant fort et dénigrant tout.

— Où sera-t-on logés ? demanda Noël.

— Dans un immeuble à Hull, à six kilomètres de la GRC. Chacun sa chambre, avec vue sur la rivière et les oies bernaches. Des voitures de fonction seront mises à notre disposition. Car là-bas, on ne marche pas, on roule.

La mise au point dura encore près d’une heure puis le groupe se dispersa dans un murmure de contentement, à l’exception de Danglard qui se traîna comme un condamné hors de la salle, blême d’anxiété. Si les étourneaux ne se fourraient pas dans le réacteur gauche à l’aller, par on ne sait quel miracle, ce seraient les oies bernaches au retour, dans le réacteur droit. Et une bernache vaut dix fois un étourneau. Tout est plus grand, là-bas, au Canada.

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