XLIV

Fasciné par l’imprévisible dextérité de Josette, Adamsberg, assis à ses côtés, la regardait manœuvrer sur son ordinateur, ses mains menues et ridées tremblant au-dessus du clavier. Sur l’écran s’affichaient à grande vitesse des séries de chiffres et de lettres innombrables auxquelles Josette répondait par des lignes tout aussi hermétiques. Adamsberg ne voyait plus l’engin comme à l’habitude mais comme une sorte de grosse lampe d’Aladin dont le génie allait sortir pour lui proposer aimablement d’exaucer trois vœux. Encore fallait-il savoir le manipuler alors que, dans les temps anciens, le premier imbécile venu savait passer un bon coup de chiffon sur la lampe. Les choses s’étaient beaucoup compliquées, en matière de vœux.

— Votre homme est très protégé, commenta Josette de son timbre grelottant mais qui, sur son terrain, abandonnait sa timidité. Verrouillage en barbelés, c’est beaucoup pour un cabinet de notaire.

— Ce n’est pas un cabinet ordinaire. Un fantôme le tient par les couilles.

— Dans ce cas.

— Vous y arrivez, Josette ?

— Il y a quatre verrous successifs. Cela prend du temps.

Comme ses mains, la tête de la vieille femme tremblotait et Adamsberg se demandait si ces frémissements de l’âge lui permettaient de déchiffrer correctement l’écran. Clémentine, attentive au rembourrage du commissaire, entra pour déposer un plateau de galettes et du sirop d’érable. Adamsberg observait les vêtements de Josette, son élégant ensemble beige associé à de grosses tennis rouges.

— Pourquoi portez-vous des tennis ? Pour ne pas faire de bruit dans les souterrains ?

Josette sourit. C’était possible. Tenue de cambrioleur, souple et pratique.

— Elle apprécie son confort, voilà tout, dit Clémentine.

— Avant, dit Josette, quand j’étais mariée à mon armateur, je ne portais que des tailleurs et des perles.

— Tout ce qu’il y a de chic, approuva Clémentine.

— Riche ? demanda Adamsberg.

— À ne plus savoir qu’en faire. Il gardait tout pour lui. Je détournais des petites sommes par-ci par-là pour des amis dans la gêne. C’est comme cela que ça a commencé. Je n’étais pas bien habile à l’époque et il m’a surprise.

— Et cela a fait du dégât ?

— Du très gros dégât, très bruyant. Après le divorce, j’ai commencé à fureter dans ses comptes, puis je me suis dit, Josette, si tu veux y arriver, il faut te lancer à grande échelle. Et de fil en aiguille, c’est venu comme ça. À soixante-cinq ans, j’étais prête à appareiller.

— Où avez-vous connu Clémentine ?

— Aux puces, il y a bien trente-cinq ans. Mon mari m’avait offert un magasin d’antiquités.

— Pour pas qu’elle se désœuvre, précisa Clémentine qui, debout, vérifiait qu’Adamsberg avalait les galettes. Du haut de gamme, pas de la camelote. On rigolait bien, pas vrai, ma Josette ?

— Voilà notre notaire, dit Josette en pointant un doigt sur l’écran.

— À la bonne heure, dit Clémentine, qui n’avait jamais touché un clavier de sa vie.

— C’est bien cela, n’est-ce pas ? Maître Jérôme Desseveaux et Associés, boulevard Suchet, à Paris.

— Vous êtes chez lui ? demanda Adamsberg, fasciné, en rapprochant sa chaise.

— Aussi confortablement que si l’on visitait son appartement. C’est une très grosse affaire, dix-sept associés et des milliers de dossiers. Chaussez vos tennis, on part en fouille. Quel nom, dites-vous ?

— Fulgence, Honoré Guillaume.

— J’ai plusieurs choses, dit Josette après un moment. Mais rien après 1987.

— C’est parce qu’il est mort. Il a dû changer de nom.

— C’est obligé, après la mort ?

— Cela dépend du boulot qu’on a à faire, je suppose. Est-ce que vous avez un Maxime Leclerc, acheteur en 1999 ?

— Oui, répondit Josette après un court instant. Acquéreur du Schloss, dans le Bas-Rhin. Rien d’autre sous ce nom.


Quinze minutes plus tard, Josette avait servi à Adamsberg la liste de toutes les propriétés du Trident acquises depuis 1949, le cabinet Desseveaux ayant pris en charge les dossiers antérieurs. Le même vassal avait donc suivi les affaires du juge non seulement jusqu’à sa mort mais aussi dans l’au-delà, jusqu’à l’achat récent du Schloss.

Adamsberg était dans la cuisine et tournait une crème aux œufs avec une cuiller en bois, selon les recommandations de Clémentine. C’est-à-dire remuer sans discontinuer à une vitesse constante en dessinant des huit dans la casserole. Consignes décisives pour éviter la formation de grumeaux. La localisation et les noms des propriétés successives du juge confirmaient ce qu’il savait déjà du passé de Fulgence. Elles correspondaient toutes à l’un des crimes à trois pointes qu’il avait repérés durant sa longue enquête. Pendant dix ans, le magistrat avait rendu justice dans sa circonscription de Loire-Atlantique, demeurant au Castelet-les-Ormes. En 1949, il transperçait sa première victime, à une trentaine de kilomètres de là, un homme de vingt-huit ans, Jean-Pierre Espir. Quatre ans plus tard, une jeune fille était tuée dans le même secteur, Annie Lefebure, dans des conditions très semblables à celles du meurtre d’Élisabeth Wind. Le juge réitérait six ans après, empalant un jeune homme, Dominique Ventou. C’est à cette date que le Castelet avait été prudemment vendu. Fulgence s’établissait alors dans sa seconde circonscription, en Indre-et-Loire. Les actes notariés mentionnaient l’achat d’un petit château du XVIIe siècle, Les Tourelles. Dans ce nouveau territoire, il massacrait deux hommes, Julien Soubise, quarante-sept ans, et, quatre ans plus tard, un vieillard, Roger Lentretien. En 1967, il abandonnait la région et s’établissait au Manoir, dans le village de la famille Adamsberg. Il y avait attendu six ans avant d’assassiner Lise Autan. Cette fois, la menace que constituait le jeune Adamsberg l’avait contraint à déserter les lieux sur-le-champ et à se fixer en Dordogne, au Pigeonnier. Adamsberg connaissait cette ferme seigneuriale, où, comme à Schiltigheim, il était arrivé trop tard. Le juge s’était déjà enfui devant ses pas après le meurtre de Daniel Mestre, trente-cinq ans.

Adamsberg l’avait ensuite localisé en Charente, à la suite de l’assassinat de Jeanne Lessard, cinquante-six ans. Il s’était alors montré plus rapide et avait trouvé Fulgence dans sa nouvelle demeure de la Tour-Maufourt. C’était la première fois qu’il revoyait l’homme depuis dix ans, et son autorité flamboyante n’avait pas terni. Le juge avait ricané des accusations du jeune inspecteur et l’avait menacé de toutes sortes de broyages et écrasements s’il persistait à le harceler. Deux nouveaux chiens l’accompagnaient, des dobermans qu’on entendait aboyer furieusement dans le chenil. Adamsberg avait souffert devant le regard du magistrat, qui n’était pas plus aisé à soutenir que lorsqu’il avait dix-huit ans, au manoir. Il avait énuméré les huit meurtres dont il l’accusait, depuis Jean-Pierre Espir jusqu’à Jeanne Lessard. Fulgence avait appuyé la pointe de sa canne sur son torse, le faisant reculer devant lui, et prononcé quelques mots définitifs sur le ton d’un courtois congédiement.

— Ne me touche pas, ne m’approche pas. J’abattrai la foudre sur toi quand il me plaira.

Puis, posant sa canne et attrapant les clefs du chenil, il avait repris l’exacte formule dont il avait usé dix ans plus tôt, dans la grange.

— Prends de l’avance, jeune homme. Je compte jusqu’à quatre.

Comme par le passé, Adamsberg avait fui devant la course effrénée des dobermans. Dans le train, il avait repris son souffle et méprisé comme il le pouvait la grandiloquence du juge. Ce type qui jouait les seigneurs n’allait pas le réduire en poudre d’une simple pression de sa canne. Il avait repris la chasse mais le brusque envol de Fulgence hors de la Tour-Maufourt l’avait pris de court. Ce n’est qu’à l’annonce de sa mort, quatre ans plus tard, qu’Adamsberg avait connu sa dernière retraite, dans un hôtel particulier de Richelieu, en Indre-et-Loire.

Adamsberg s’appliquait à faire ses huit dans la crème aux œufs. D’une certaine manière, cet exercice l’aidait à ne pas chanceler, à ne pas se voir, lui, dans la peau démoniaque du Trident, transperçant Noëlla sur le sentier, exactement comme l’eût fait Fulgence.

Tout en tournant la cuiller en bois, en écoutant son paisible frottement, il mettait en place la future portion de souterrain qu’il avait à dégager avec Josette. Il avait douté de ses talents, supposant l’exagération d’une vieille femme en déclin s’épanouissant dans une vie chimérique. Mais il y avait bel et bien une hacker hardie et chevronnée logée dans le corps anciennement bourgeois de Josette. Il admirait, tout simplement. Il ôta la casserole du feu à consistance désirée. Lui, au moins, avait réussi à ne pas bousiller la crème aux œufs.


Il reprit le portable de mafieux de Josette pour joindre Danglard.

— Rien encore, lui dit son adjoint. C’est très long.

— J’ai trouvé un raccourci, capitaine.

— Poudreux ?

— Solide. Le même notaire vassal s’est chargé des acquisitions de Fulgence jusqu’à sa mort. Mais aussi de celles du Disciple, ajouta-t-il prudemment, en tout cas du Schloss de Haguenau.

— Où êtes-vous, commissaire ?

— Dans un cabinet notarial, boulevard Suchet. J’y vais et viens à mon aise. J’ai chaussé des tennis pour ne pas faire de bruit. Moquettes en laine, classeurs vernis et ventilateurs. Tout ce qu’il y a de chic.

— Ah bien.

— Cependant, après la mort, les achats se sont effectués sous d’autres noms, comme Maxime Leclerc. J’ai donc une chance de les repérer au cours des seize dernières années, mais à la condition d’imaginer des noms et des prénoms susceptibles d’évoquer Fulgence.

— Oui, approuva Danglard.

— Mais je n’en suis pas capable. Je ne connais pas un mot d’étymologie. Pourriez-vous me dresser une liste de tout ce qui suggérerait l’éclair, la foudre, la lumière, et puis la grandeur, la puissance, comme dans Maxime Leclerc ? Notez tout ce qui vous passe par la tête.

— Pas besoin de noter, je peux vous le dire de suite. Vous avez de quoi écrire ?

— Allez-y, capitaine, dit Adamsberg, à nouveau admiratif.

— Il n’y a pas beaucoup de possibilités. En ce qui concerne la lumière, voyez Luce, Lucien, Lucenet et autres formes, ainsi que Flamme, Flambard. Pour la clarté, regardez du côté des dérivés de clarus, éclatant, illustre. Voyez Clair, Clar, éventuellement les diminutifs Clara, Clairet. En ce qui concerne l’idée de grandeur, essayez Mesme ou Mesmin, formes populaires dérivées de Maxime, Maximin, Maximilien. Voyez aussi les Legrand, Majoral, Majorel, ou encore Mestrau, ou Mestraud, formes altérées pour « supérieur », « excellent ». Ajoutez Primat, éventuellement les variantes péjoratives comme Primard ou Primaud. Tentez aussi Auguste, Augustin, pour la majesté. N’oubliez pas les prénoms qui rappellent la grandeur par sens figuré, comme Alexandre, Alex, César ou Napoléon, encore que ce dernier soit trop criant.

Adamsberg apporta aussitôt sa liste à Josette.

— Il faudrait combiner tout cela pour trouver d’éventuels acheteurs entre la mort du juge et l’acquisition de Maxime Leclerc. En rapport avec des propriétés de maître, des petits châteaux, des manoirs, des castelets, tous isolés.

— J’ai bien compris, dit Josette. On suit le fantôme à présent.

Adamsberg, les mains serrées sur ses genoux, attendit avec anxiété que la vieille dame achève ses manipulations occultes.

— J’en ai trois qui pourraient convenir, annonça-t-elle. J’ai bien aussi un Napoléon Grandin, mais dans un petit appartement de La Courneuve. Je ne pense pas que ce soit votre homme. Votre fantôme n’est pas un spectre prolétaire, si j’ai bien saisi. En revanche, je trouve un Alexandre Clar, qui a acquis un manoir en Vendée en 1988, commune de Saint-Fulgent, justement. Revendu en 1993. Un Lucien Legrand, propriétaire d’un domaine dans le Puy-de-Dôme, commune de Pionsat, de 1993 à 1997. Et un Auguste Primat dans une demeure seigneuriale du Nord, commune de Solesmes, de 1997 à 1999. Ensuite, ce Maxime Leclerc, de 1999 à aujourd’hui. Les dates se suivent, commissaire. Je vous imprime tout cela. Donnez-moi juste le temps d’effacer nos pas sur la moquette.


— Je le tiens, Danglard, dit Adamsberg, essoufflé par sa course souterraine. Pour les noms, vérifiez d’abord leur absence à l’état civil : Alexandre Clar, né en 1935, Lucien Legrand, né en 1939 et Auguste Primat, né en 1931. Pour les meurtres, balayez dans un rayon de cinq à soixante kilomètres autour des communes de Saint-Fulgent en Vendée, de Pionsat dans le Puy-de-Dôme et de Solesmes dans le Nord. Vous y êtes ?

— Cela va aller beaucoup plus vite. Vous avez les dates ?

— Pour le premier meurtre, période 1988–1993, pour le second, 1993–1997, et pour le troisième, 1997–1999. N’oubliez pas que les derniers crimes ont très probablement eu lieu peu de temps avant les reventes des propriétés. C’est-à-dire au printemps 1993, à l’hiver 1997 et à l’automne 1999. Ciblez d’abord sur ces périodes.

— Années impaires toujours, commenta Danglard.

— Il les aime. Comme le chiffre trois et comme le trident.

— L’idée du Disciple n’est peut-être pas si mauvaise. Cela prend forme.

L’idée du fantôme, corrigea Adamsberg en raccrochant. Un spectre qui commençait à prendre violemment corps à mesure que le trafic de Josette dévoilait ses antres. Il attendit l’appel de Danglard dans l’impatience, marchant d’un bout à l’autre de la petite maison, sa liste à la main. Clémentine l’avait félicité pour sa crème aux œufs. Une bonne chose au moins.

— Mauvaise nouvelle, annonça Danglard. Le divisionnaire a contacté Laliberté — c’est-à-dire Légalité, il n’en démord pas — pour lui demander quelques comptes. Brézillon m’annonce qu’un des deux points en votre faveur vient de tomber. Laliberté certifie qu’il était au courant de votre amnésie par le gardien de l’immeuble. Vous lui aviez parlé d’une bagarre entre cochs et gagne. Mais le lendemain, a précisé le gardien, vous avez été très surpris de l’heure à laquelle vous étiez rentré. Sans compter que l’affrontement cochs-gagne était un mensonge et que vous aviez les mains en sang. C’est ainsi que Laliberté en a conclu que vous aviez perdu la mémoire de quelques heures, puisque vous pensiez être revenu bien plus tôt et aviez menti au gardien. Donc, pas de coup de fil anonyme, pas de dénonciateur, rien. Cela s’écroule.

— Et Brézillon retire son sursis ? demanda Adamsberg, assommé.

— Il n’en a pas parlé.

— Les meurtres ? Vous avez quelque chose ?

— Je sais seulement qu’Alexandre Clar n’a jamais existé, pas plus que Lucien Legrand et Auguste Primat. Ce sont bien des pseudonymes. Pas eu le temps pour le reste avec cette embrouille du divisionnaire. Et un homicide vient de nous tomber dessus rue du Château. Personnalité péripolitique. Je ne sais pas quand je trouverai le temps de m’atteler au Disciple. Désolé, commissaire.


Adamsberg raccrocha, giflé par une secousse de désespoir. Le gardien insomniaque, tout simplement. Et les déductions assez évidentes de Laliberté.

Tout s’effondrait, le mince filament de son espérance se rompait net. Pas de dénonciateur, pas de coup monté. Personne n’avait informé le surintendant de sa perte de mémoire. Et donc personne n’avait fait en sorte de la lui ôter. Pas de troisième homme dans l’affaire, machinant dans l’ombre. Il était bien fatalement seul sur ce sentier, avec ce trident à portée de main et Noëlla, menaçante, face à lui. Et sa folie meurtrière dans le crâne. Comme son frère, peut-être. Ou bien à la suite de son frère. Clémentine vint se poser à ses côtés en lui tendant silencieusement un verre de porto.

— Raconte, mon petit gars.

Adamsberg raconta d’une voix atone, les yeux rivés au sol.

— Ça, c’est les idées des flics, dit doucement Clémentine. Et les idées des flics et les vôtres, ben ça fait deux.

— J’étais seul, Clémentine, seul.

— Ben vous pouvez pas le savoir puisque vous vous rappelez pas. Vous avez bien coincé ce foutu fantôme, avec la Josette ?

— Et cela change quoi, Clémentine ? J’étais seul.

— C’est des idées noires et puis c’est pas autre chose, dit Clémentine en lui plaçant le verre entre les doigts. Et ça sert à rien de se remuer le couteau. Vaudrait mieux continuer dans les souterrains avec la Josette, et puis me boire ce porto.

Josette, qui était restée silencieuse près de la cheminée, sembla vouloir dire quelque chose, puis se ravisa.

— Laisse pas moisir, Josette, comme je te dis toujours, conseilla Clémentine, cigarette aux lèvres.

— C’est délicat, expliqua Josette.

— On n’en est plus aux délicatesses, tu le voyes pas, ça ?

— Je me disais que si M. Danglard — c’est son nom, n’est-ce pas ? — ne peut pas s’occuper des meurtres, on pourrait y aller nous-mêmes. L’embarras, c’est que cela nous obligerait à farfouiller dans les archives de la gendarmerie.

— Ben c’est quoi qui te gêne ?

— Lui. Il est commissaire.

— Il l’est plus, Josette. C’est un monde qu’il faille que je te le redise cent fois. Et puis les gendarmes et les flics, c’est pas la même chose.

Adamsberg leva un regard perdu vers la vieille femme.

— Vous le pourriez, Josette ?

— Je suis entrée au FBI une fois, juste pour jouer, pour me délasser.

— T’excuse pas, Josette. Y a pas de mal à se faire du bien.

Adamsberg considéra avec un étonnement accru cette menue femme, un tiers bourgeoise, un tiers vacillante, un tiers hacker.


Après le dîner, que Clémentine avait fait ingurgiter de force à Adamsberg, Josette s’attaquait aux fichiers policiers. Elle avait posé à côté d’elle une note portant trois dates, printemps 1993, hiver 1997 et automne 1999. De temps en temps, Adamsberg allait jeter un œil à l’avancement de son travail. Le soir, elle échangeait ses tennis contre des énormes chaussons gris qui lui faisaient des pattes fragiles d’éléphanteau.

— Très protégés ?

— Des miradors partout, il fallait s’y attendre. Si j’avais un dossier là-dedans, je n’aimerais pas que la première vieille venue aille y fouiner en tennis.

Clémentine était partie se coucher et Adamsberg resta seul devant la cheminée, nouant et dénouant ses doigts, les yeux braqués sur le foyer. Il n’entendit pas Josette arriver vers lui, ses pas étouffés par les gros chaussons. De gros chaussons de hacker, plus précisément.

— Voilà, commissaire, dit seulement Josette en lui montrant une feuille, avec la modestie du travail bien fait et l’inconscience du talent, comme si elle avait accompli une simple crème aux œufs en formant des huit dans son ordinateur. En mars 1993, à trente-deux kilomètres de Saint-Fulgent, une femme de quarante ans, Ghislaine Matère, assassinée à son domicile, trois fois poignardée. Elle vivait seule dans une maison de campagne. En février 1997, à vingt-quatre kilomètres de Pionsat, une jeune fille tuée par trois coups de poinçon au ventre, Sylviane Brasillier. Elle attendait seule à l’arrêt d’un car, le dimanche soir. En septembre 1999, un homme de soixante-six ans, Joseph Fèvre, à trente kilomètres de Solesmes. Trois coups de lame.

— Des coupables ? demanda Adamsberg en prenant la feuille.

— Ici, indiqua Josette en tendant son doigt tremblant. Une femme ivrogne un peu détraquée qui vivait dans une cahute de forêt, considérée comme la sorcière du coin. Pour la jeune Brasillier, ils ont écroué un chômeur, un habitué des bars de Saint-Éloy-les-Mines, pas loin de Pionsat. Et pour le meurtre de Fèvre, ils ont ramassé un garde forestier, écroulé sur un banc dans la banlieue de Cambrai, l’alcool dans le corps et le couteau en poche.

— Amnésiques ?

— Tous.

— Armes neuves ?

— Dans les trois cas.

— C’est magnifique, Josette. On le suit à la trace à présent, depuis le Castelet-les-Ormes en 1949 jusqu’à Schiltigheim. Douze meurtres, Josette, douze. Vous vous rendez compte ?

— Treize avec celui du Québec.

— J’étais seul, Josette.

— Vous parliez d’un disciple avec votre adjoint. S’il a frappé quatre fois après la mort du juge, pourquoi n’aurait-il pas tué au Québec ?

— Pour une raison simple, Josette. S’il avait pris la peine de venir jusqu’au Québec, c’eût été pour me piéger, comme l’ont été les autres boucs émissaires. Si un disciple ou un émule a repris le flambeau de Fulgence, c’est par vénération du juge, par désir impérieux d’achever son œuvre. Mais cet homme, cette femme, même intoxiqué par Fulgence, n’est pas Fulgence. Lui me haïssait et voulait ma chute. Mais l’autre, le disciple, ne sécrète pas la même haine, il ne me connaît pas. Achever la série du juge est une chose, mais tuer pour m’offrir en cadeau au mort, c’en est une autre. Je n’y crois pas. C’est pourquoi je vous dis que j’étais seul.

— Clémentine dit que ce sont des idées noires.

— Mais vraies. Et si disciple il y a, il n’est pas vieux. La vénération est une émotion de jeunesse. On peut estimer qu’il aurait aujourd’hui entre trente et quarante ans. Les hommes de cette génération ne fument pas la pipe, ou très rarement. L’occupant du Schloss fumait la pipe et ses cheveux étaient blancs. Non, Josette, je ne crois pas au disciple. C’est l’impasse.

Josette remuait son chausson gris en cadence, tapotant du pied le vieux carrelage en briques.

— À moins, dit-elle après un moment, de croire aux morts-vivants.

— À moins.

Ils retombèrent tous deux dans un long silence. Josette tisonnait le feu.

— Êtes-vous fatiguée, ma Josette ? demanda Adamsberg, surpris de s’entendre utiliser les mots de Clémentine.

— Il m’arrive souvent de circuler la nuit.

— Prenez cet homme, Maxime Leclerc, Auguste Primat, ou quel que soit son nom. Depuis la mort du juge, il se tient invisible. Soit le disciple cherche à prolonger l’image rémanente de Fulgence, soit notre mort-vivant ne veut pas dévoiler son visage.

— Puisqu’il est mort.

— C’est cela. En quatre années, personne n’a pu apercevoir Maxime Leclerc. Ni les employés de l’agence, ni la femme de ménage, ni le jardinier ni le facteur. Toutes les courses extérieures étaient confiées à la femme de charge. Les indications du propriétaire étaient transmises par notes, éventuellement par téléphone. Une invisibilité possible, donc, puisqu’il l’a réussie. Et pourtant, Josette, il me paraît impossible d’échapper totalement à la vue. Sur deux ans peut-être, mais pas sur cinq, pas sur seize. Cela peut fonctionner, mais à la condition de ne pas prendre en compte les imprévus de la vie, les urgences, l’impondérable. Et sur seize ans, il en survient. En remontant ces seize années, on devrait pouvoir déloger un impondérable.

Josette écoutait, en hacker consciencieux, attendant des consignes plus précises en remuant la tête et son chausson.

— Je pense à un médecin, Josette. Un malaise subit, une chute, une blessure. L’impondérable qui vous contraint à appeler un docteur en urgence. Si le cas s’est produit, l’homme n’aurait pas fait venir le médecin local. Il aurait fait appel à un service anonyme, à une équipe de médecins d’urgence, de ceux que vous ne voyez qu’une fois et qui vous oublient aussitôt.

— Je vois, dit Josette. Mais ces services ne doivent pas conserver leurs archives plus de cinq ans.

— Ce qui nous réduirait à Maxime Leclerc. C’est-à-dire à circuler dans ces centres d’urgence de la section Bas-Rhin, et repérer l’éventuel passage d’un médecin au Schloss du mort-vivant.

Josette raccrocha le tisonnier, arrangea ses boucles d’oreilles et remonta les manches de son chandail de dame. À une heure du matin, elle rallumait sa machine. Adamsberg resta seul devant la cheminée, la rechargeant de deux bûches, aussi tendu qu’un père attendant l’accouchement. C’était une nouvelle superstition que de se tenir éloigné de Josette pendant qu’elle faisait cliqueter la lampe d’Aladin. Il craignait trop, à ses côtés, de surprendre des moues de découragement, des expressions de déception. Il attendait immobile, enfoncé dans le passage hanté du sentier de portage. Et seulement accroché à l’espoir infime que livraient, maillon après maillon, les explorations furtives de la vieille femme. Qu’il déposait brin par brin dans le fond des alvéoles de sa pensée. Priant pour que les verrous tombent comme plomb fondu sous la flamme de génie de sa petite hackeuse. Il avait noté les termes dont elle usait pour évaluer les six degrés de résistance de ces verrous, par ordre croissant de difficulté : travail mâché, corsé, coriace, barbelés, béton, miradors. Et elle avait passé un jour les miradors du FBI. Il se redressa en entendant le frottement des chaussons dans le petit couloir.

— Voilà, annonça Josette. C’était assez coriace, mais passable.

— Dites vite, dit Adamsberg en se levant.

— Maxime Leclerc a appelé un service d’urgence il y a deux ans, le 17 août, à 14 h 40. Sept piqûres de guêpes avaient provoqué un grave œdème du cou et du bas du visage. Sept. Le docteur est intervenu dans les cinq minutes. Il est repassé à vingt heures et lui a fait une seconde piqûre. J’ai le nom du médecin intervenant, Vincent Courtin. Je me suis permis d’aller piocher ses coordonnées personnelles.

Adamsberg posa ses mains sur les épaules de Josette. Il en sentait les os à travers ses paumes.

— Ces derniers temps, ma vie circule entre les mains de femmes magiques. Elles se la lancent comme une balle et la sauvent sans cesse de l’abîme.

— C’est gênant ? demanda Josette avec sérieux.


Il réveilla son adjoint à deux heures du matin.

— Restez au lit, Danglard. Je veux seulement vous laisser un message.

— Je continue de dormir et je vous écoute.

— À la mort du juge, beaucoup de photos ont paru dans la presse. Choisissez-en quatre, deux profils, une face et un trois quarts, et demandez que le labo opère un vieillissement artificiel du visage.

— Vous avez d’excellents dessins de crânes dans tout bon dictionnaire.

— C’est sérieux, Danglard, et prioritaire. Sur un cinquième portrait, de face, demandez qu’on apporte aussi une enflure au cou et au visage, comme si l’homme avait été piqué par des guêpes.

— Si cela vous amuse, dit Danglard d’une voix fataliste.

— Faites-les-moi passer aussitôt que vous le pourrez. Et laissez tomber la recherche des meurtres manquants. Je les ai pognés tous les trois, je vous enverrai les noms des nouvelles victimes. Rendormez-vous, capitaine.

— Je ne me suis pas réveillé.

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