XIII

Adamsberg marcha longtemps dans le froid des rues, serrant les pans de sa veste, son sac de voyage toujours à l’épaule. Il traversa la Seine puis grimpa sans but vers le nord, pensées entrechoquées dans sa tête. Il aurait souhaité revenir au moment paisible où, trois jours plus tôt, il appliquait sa main sur la calandre froide de la chaudière. Mais depuis, il semblait s’être produit des explosions de tous bords, comme le crapaud qui fumait. Plusieurs crapauds qui fumaient ensemble en bonne compagnie et qui avaient explosé à de courts intervalles. Une nuée d’entrailles en tous sens, qui déversaient en pluie rouge leurs images mêlées. La remontée du juge en torpille, le mort-vivant, les trois trous de Schiltigheim, l’hostilité de son meilleur adjoint, le visage de son frère, la flèche de Strasbourg, cent quarante-deux mètres, le prince transformé en dragon, la bouteille brandie devant Favre. Des accès de colère aussi, contre Danglard, contre Favre, contre Trabelmann et, d’une façon insidieuse, contre Camille qui l’avait laissé. Non. C’est lui qui avait quitté Camille. Il mettait les choses à l’envers, comme le prince et le dragon. Colère contre tous. Colère contre vous-même, donc, aurait dit paisiblement Ferez. Va te faire foutre, Ferez.

Il s’arrêta de marcher lorsqu’il se rendit compte que, tanguant dans le chaos de ses pensées, il était en train de se demander si, en enfonçant un dragon tout entier dans le portail de la cathédrale de Strasbourg, celle-ci aspirerait et paf paf paf, exploserait ? Il s’adossa à un réverbère, vérifia qu’aucune image de Neptune ne le guettait sur le trottoir et se passa la main sur le visage. Il était fatigué et sa blessure l’élançait. Il avala deux cachets à sec et, levant les yeux, il s’aperçut que ses pas l’avaient porté jusqu’à Clignancourt.

La route était donc tracée. Obliquant à droite, il prit le chemin de la vieille maison de Clémentine Courbet, coincée au fond d’une ruelle en marge du marché aux puces. Il n’avait pas revu la vieille femme depuis un an, depuis la grande affaire des 4. Et il n’était pas prévu qu’il la revoie jamais.


Il frappa à la porte en bois, soudain heureux, espérant que la grand-mère serait bien à sa place, s’activant dans sa salle ou son grenier. Et qu’elle le reconnaîtrait.

La porte s’ouvrit sur une grosse femme serrée dans une robe à fleurs, enveloppée dans un tablier de cuisine d’un bleu passé.

— Excusez de pas pouvoir vous serrer la main, commissaire, dit Clémentine en lui tendant son avant-bras, mais je suis à ma cuisine.

Adamsberg secoua le bras de la vieille femme, qui frotta ses mains enfarinées sur son tablier et retourna à ses fourneaux. Il la suivit, rassuré. Rien n’étonnait Clémentine.

— Posez donc votre sac, dit Clémentine, installez-vous à vos aises.

Adamsberg s’assit sur une des chaises de la cuisine et la regarda faire. De la pâte à tarte était étalée sur la table en bois et Clémentine y découpait des ronds à l’aide d’un verre.

— C’est pour demain, expliqua-t-elle. C’est des galettes, je viens à manquer. Prenez-en dans la boîte, j’ai du restant. Et puis versez-nous deux petits portos, ça vous fera pas de mal.

— Pourquoi, Clémentine ?

— Ben parce que vous avez des tracas. Vous savez que j’ai marié mon petit gars ?

— Avec Lizbeth ? demanda Adamsberg en se servant de porto et de galettes.

— Tout juste. Et vous ?

— Moi, j’ai fait l’inverse.

— Allons, elle vous faisait des misères ? À un bel homme comme vous ?

— Au contraire.

— Alors c’est vous.

— C’est moi.

— Ben c’est pas bien, annonça la vieille femme en vidant le tiers de son porto. Une gentille gosse comme ça.

— Comment le savez-vous, Clémentine ?

— Dites voir, j’en ai passé des moments dans votre commissariat. Alors ma foye, on joue, on s’occupe, on cause.

Clémentine enfourna ses galettes dans son vieil appareil à gaz, en referma la porte grinçante et les observa d’un œil sourcilleux à travers la vitre enfumée.

— Ce qu’il y a, reprit-elle, c’est que les coureurs de jupes, ils font des tracas quand ils ont le vrai béguin, c’est pas vrai ? Ils le reprochent à leur fiancée.

— Comment cela, Clémentine ?

— Ben vu que cet amour, ça leur fait des embarras pour courir. Alors la fiancée, faut qu’elle soye punie.

— Et comment la punit-il ?

— Dame, en lui faisant assavoir qu’il la trompe de droite et de gauche. Après quoye la gosse se fout à pleurer, et lui, c’est pas de son goût. Forcément, parce que c’est du goût de personne de faire pleurer les gens. Alors il la laisse.

— Et ensuite ? demanda Adamsberg, attentif au récit comme si la vieille femme lui dévidait quelque étonnante épopée.

— Ben le voilà emmerdé puisqu’il a perdu la gosse. Vu que courir, c’est une chose et qu’aimer, c’est autre chose. Ça fait deux.

— Pourquoi deux ?

— Parce que courir, ça fait pas le bonheur d’un homme. Et aimer, ça y gêne pour courailler. Alors le coureur, ça va d’un côté puis ça va de l’autre, et jamais content par-dessus le marché. C’est la gosse qui trinque et après, c’est lui.

Clémentine ouvrit la porte du four, observa, referma.

— C’est très vrai, Clémentine, dit Adamsberg.

— Faut pas être grand clerc pour comprendre, dit-elle en passant un large coup de chiffon sur la table. Je vais enrouter mes côtes de porc.

— Mais pourquoi le coureur couraille-t-il, Clémentine ?

La vieille femme cala ses gros poings sur sa taille.

— Ben parce que c’est plus facile. Pour aimer, faut donner de soye, au lieu que pour courailler, y en a pas besoin. La côte de porc, ça vous va avec des haricots ? Je les ai pluchés moi-même.

— Je dîne ici ?

— Ben c’est l’heure. Faut vous nourrir, vous avez plus de fesses.

— Je ne veux pas vous priver de côte de porc.

— J’en ai deux.

— Vous saviez que j’allais venir ?

— Je suis pas devineresse, dites. J’héberge une amie par ces temps. Mais ce soir, elle sera rendue plus tard. Ça m’embêtait pour ma côte. Je l’aurais mangée demain mais j’aime pas avoir du porc deux fois de suite. Je sais pas pourquoi, c’est mon idée. Je vais remettre du bois, vous me surveillez le four ?


La pièce principale, petite et encombrée de fauteuils à fleurs usés, n’était chauffée que par une cheminée. Dans le reste de la maison, deux poêles à bois.

La température dans la pièce ne dépassait pas 15°. Adamsberg mit la table pendant que Clémentine relançait la flambée.

— Pas dans la cuisine, objecta Clémentine en prenant les assiettes. Pour une fois que j’ai du beau monde, on va se mettre bien à notre aise dans le salon. Finissez votre porto, ça fait de l’énergie.

Adamsberg obéissait en toutes choses et se trouva en effet parfaitement à son aise à la table du petit salon, le dos aux flammes de la cheminée. Clémentine emplit son assiette et lui servit d’autorité un verre de vin jusqu’à ras bord. Elle glissa une serviette à fleurs dans son encolure et en tendit une à Adamsberg, qui s’exécuta.

— Je vais vous couper la viande, dit-elle. Vous pouvez pas, avec votre bras. Ça aussi, ça vous donne à penser ?

— Non, Clémentine, je ne pense pas beaucoup en ce moment.

— Quand on pense pas, ça amène des ennuis. Faut toujours se creuser la cervelle, mon petit Adamsberg. Ça vous gêne pas au moins que je vous appelle par votre nom, des foyes ?

— Non, pas du tout.

— Trêve de conneries, dit Clémentine en reprenant sa place. C’est quoi donc qui vous arrive ? Votre fiancée mise à part ?

— J’ai tendance à attaquer tout le monde en ce moment.

— C’est pour ça, votre bras ?

— Par exemple.

— Remarquez, je suis pas toujours contre la bagarre, ça passe les nerfs. Mais si c’est pas dans vos habitudes, faut se creuser la cervelle. Soye c’est les contrariétés à cause de la petite, soye c’est autre chose, soye c’est le tout à la fois. Vous allez pas me laisser de la côte, hein ? Faut finir votre assiette. On mange pas et puis après, on n’a plus de fesses. J’apporte le riz au lait.

Clémentine posa un bol de dessert devant Adamsberg.

— Je vous aurais quinze jours, je vous rembourrerais, moi, déclara-t-elle. C’est quoi d’autre qui vous mine ?

— Un mort-vivant, Clémentine.

— Bon, ben ça, ça peut s’arranger. C’est moins compliqué que l’amour. Qu’est-ce qu’il a donc fait ?

— Il a tué huit fois, et il vient de recommencer. Avec un trident.

— Et depuis quand qu’il est mort ?

— Seize ans.

— Et où ça qu’il vient de tuer ?

— Près de Strasbourg, samedi soir dernier. Une jeune fille.

— Elle y avait rien fait de mal, la jeune fille ?

— Elle ne le connaissait même pas. C’est un monstre, Clémentine, un beau et terrible monstre.

— Ben je veux bien le croire. C’est pas des façons, ça, neuf morts qui vous ont rien fait.

— Mais les autres ne veulent pas le croire. Personne.

— Ça, les autres, c’est souvent des têtes de bois. Faut pas s’user à leur faire entrer quelque chose dans le crâne s’ils veulent pas. Si c’est ce que vous essayez de faire, vous vous râpez les nerfs pour des noix.

— Vous avez raison, Clémentine.

— Bon, ben maintenant qu’on s’occupe plus des autres, trancha Clémentine en s’allumant une épaisse cigarette, vous allez me raconter votre affaire. Vous nous poussez les fauteuils devant la cheminée ? Ce coup de froid, on s’y attendait pas, hein ? Paraît que ça vient du pôle Nord.


Adamsberg prit plus d’une heure pour exposer paisiblement les faits à Clémentine, sans du tout savoir pourquoi il le faisait. Ils furent seulement interrompus par l’arrivée de la vieille amie de Clémentine, une femme presque aussi âgée qu’elle, de quelque quatre-vingts ans. Mais, au contraire de Clémentine, elle était maigre, menue et vulnérable, le visage froissé de rides régulières.

— Josette, je te présente le commissaire, sur qui je t’avais parlé un jour. Ne crains pas, c’est pas le méchant gars.

Adamsberg nota ses cheveux teints en blond pâle, son tailleur de dame et ses boucles d’oreilles en perle, souvenirs tenaces d’une vie bourgeoise depuis longtemps passée. En contraste, elle portait de grosses chaussures de tennis aux pieds. Josette salua timidement et s’éloigna à petits pas vers le bureau, encombré par les ordinateurs du petit gars de Clémentine.

— Qu’aurait-elle à craindre ? demanda Adamsberg.

— C’est quelque chose d’être flic, soupira Clémentine.

— Pardon, dit Adamsberg.

— On s’occupait de vos oignons, pas de ceux de Josette. C’était bien, le coup de dire que vous aviez joué aux cartes avec votre frère. C’est les idées simples, c’est souvent les meilleures. Dites, son poinçon, vous l’avez pas laissé tout ce temps dans la laune, des foyes ? Parce que ça va remonter.

Adamsberg poursuivit son récit, rechargeant le feu régulièrement, bénissant dieu sait quel souffle de l’avoir poussé chez Clémentine.

— C’est un con, ce gendarme, conclut Clémentine en lançant son mégot dans le feu. N’importe qui sait bien qu’un prince charmant peut se transformer en dragon. Faut quand même que ce soye bouché, un flic, pour pas comprendre ça.


Adamsberg s’allongea à moitié sur le vieux canapé, tenant son bras blessé sur son ventre.

— Dix minutes de repos, Clémentine, et je reprends la route.

— Je comprends que ça vous mine parce que avec votre mort-vivant, vous êtes pas tiré du pétrin. Mais suivez votre idée, mon petit Adamsberg. C’est pas que ce soye sûr, mais c’est pas que ce soye faux non plus.

Le temps que Clémentine se retourne pour tisonner le feu, Adamsberg s’était profondément endormi. La vieille femme prit un des plaids qui couvraient les fauteuils et l’étendit sur le commissaire.

Elle croisa Josette en allant se coucher.

— Il dort sur le canapé, expliqua-t-elle d’un geste. Ce gars-là, il nous file un drôle de coton, Josette. Ce qui me tracasse, c’est qu’il a plus de fesses, t’as remarqué ?

— Je ne sais pas, Clémie, je ne l’ai pas connu avant.

— Ben je te le dis, moi. Faudrait le rembourrer.


Le commissaire buvait son café dans la cuisine, en compagnie de Clémentine.

— Désolée, Clémentine, je ne me suis pas rendu compte.

— Y a pas de gêne. Si vous avez dormi, c’est qu’il y avait besoin. Faut manger la deuxième tartine. Et si vous devez aller voir votre chef, va falloir vous mettre sur votre propre. Je vais donner un coup de fer à la veste et au pantalon, vous pouvez pas y aller tout chiffonné comme ça.

Adamsberg passa la main sur son menton.

— Prenez le rasoir de mon petit gars dans la salle de toilette, dit-elle en emportant les habits.

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