XXVI

Pendant que Voisenet s’était précipité au lac Pink avec Froissy et Retancourt, que deux autres s’étaient de nouveau rués vers les bars de Montréal, entraînant le scrupuleux Justin, et que Danglard récupérait son retard de sommeil, Adamsberg passa son week-end à se déplacer furtivement. La nature lui avait toujours réussi — exception faite du lac sournois —, et mieux valait aller s’y plonger que de tourner dans ce studio où Noëlla risquait de s’annoncer. Il se glissa dehors à l’aube, avant l’heure où chacun s’éveille, et fila vers le lac Meech.

Il y passa de longues heures, franchissant les ponts de bois, longeant ses contours, frottant ses bras dans la neige jusqu’aux coudes. Il jugea plus prudent de ne pas rejoindre Hull pour la nuit et dormit dans une auberge de Maniwaki, en priant pour que Shawi le prophète n’apparaisse pas dans sa chambre pour lui ramener de force sa disciple illuminée. Il s’épuisa tout le lendemain à parcourir les bois, ramassant des copeaux de bouleaux, des feuilles plus rouges que rouges, et cherchant dans quel abri il pourrait se terrer ce soir.

Poésie. S’il allait dîner dans ce bar à poésie ? Le Quatrain n’attirait pas les jeunes gens et Noëlla n’aurait pas idée de l’y chercher. Il laissa sa voiture assez loin de chez lui et prit par le grand boulevard et non par ce sacré sentier.

Lassé, crispé en même temps que privé d’idées, il avalait une assiette de frites en écoutant d’une oreille les poèmes qui se succédaient. Danglard se retrouva brusquement à ses côtés.

— Bon week-end ? demanda le capitaine, cherchant la conciliation.

— Et vous, Danglard ? Mieux dormi ? répondit nerveusement Adamsberg. La traîtrise dévore la conscience et les nuits, elle use, elle fatigue.

— Je vous demande pardon ?

— La traîtrise. Je ne parle pas algonquin, comme dit Laliberté. Des mois de secret et de silence, sans compter mille six cents kilomètres de route engrangés ces derniers jours pour l’amour de Vivaldi.

— Ah, murmura Danglard en posant ses deux mains à plat sur la table.

— Comme vous dites. Applaudir, porter le matériel, accompagner, ouvrir la porte. Un véritable chevalier servant.

— Et après ?

— Et avant, Danglard ? Vous avez pris le parti de l’Autre. Du type aux deux labradors et aux lacets neufs. Contre moi, Danglard, contre moi.

— Je ne vous suis pas. Désolé, dit Danglard en se levant.

— Une minute, dit Adamsberg en le retenant par la manche. Je parle de votre choix. L’enfant, la poignée de main au nouveau père et bienvenue chez nous. N’est-ce pas, capitaine ?

Danglard passa ses doigts sur ses lèvres. Puis il se pencha vers Adamsberg.

— Dans mon livre à moi, comme disent nos collègues, vous êtes un véritable con, commissaire.

Adamsberg était demeuré à sa table, sidéré. L’imprévisible insulte de Danglard lui sonnait dans le crâne. Des clients, attentifs à la poésie, lui firent comprendre que lui et son ami les dérangeaient depuis un bon moment dans leur recueillement. Adamsberg quitta le café, cherchant le bar le plus minable du centre-ville, une taverne d’hommes avinés où la folle Noëlla n’entrerait pas. Quête vaine, nul bon vieux bar cradingue dans ces rues nettes et propres. Alors qu’à Paris, cela germait comme des fleurs sauvages aux fissures des trottoirs. Il se rabattit sur le plus modeste des établissements, qui portait l’enseigne de L’Écluse. Les mots de Danglard avaient dû frapper fort car il sentait monter un sérieux mal de tête, ce qui ne lui arrivait qu’une fois tous les dix ans.

Dans mon livre à moi, vous êtes un véritable con, commissaire.

Sans oublier les phrases de Trabelmann, de Brézillon, de Favre, et celles du nouveau père. Sans parler de celles, redoutables, de Noëlla. Des affronts, des traîtrises, des menaces.

Et puisque ce mal au crâne ne le lâchait pas, il fallait répondre à l’exceptionnel par l’exceptionnel et noyer carrément le tout dans une cuite authentique. Adamsberg était naturellement sobre, et il se souvenait mal de sa dernière saoulerie, tout jeune à un festin de village, et des effets que cela pouvait bien produire. Mais dans l’ensemble, et d’après les témoignages, les gens en semblaient contents. L’oubli, disaient-ils. C’était précisément ce qu’il lui fallait.

Il s’installa au bar entre deux Québécois déjà bourrés à la bière et avala trois whiskies de suite en ouverture. Les murs ne tournaient pas, tout allait bien et le contenu troublé de sa tête se transvasait directement dans son estomac. Le bras accroché au comptoir, il commanda une bouteille de vin, sachant, d’après des témoins fiables toujours, que le mélange des genres produisait des résultats valables. Il en but quatre verres et réclama un cognac pour compléter. De la rigueur, de la rigueur, et de la rigueur, je connais pas d’autre moyen de réussir. Sacré Laliberté. Sacré chum.

Le barman commençait à le regarder avec inquiétude. Va te faire foutre, man, je cherche une issue, et cette issue aurait même pu convenir à Vivaldi. Alors figure-toi.

Par prudence, Adamsberg avait déposé à l’avance assez de dollars sur le comptoir pour payer son dû, au cas où il chuterait de son tabouret. Le cognac lui donna un coup de grâce intéressant, une sensation de perte radicale de ses marques, des traînées de fureur mêlées à des boules de rigolade, une conviction de puissance aussi, viens te battre ici si t’es un ours, un chum, un mort, un poisson ou n’importe quelle bonne blague dans ce genre. Si tu t’approches, je t’embroche, avait dit sa grand-mère, fourche en main, à un soldat allemand qui s’avançait dans l’intention de la violer, quelle rigolade. Y repenser le faisait encore marrer d’ici. Brave esti de grand-mère. Il entendit la voix du barman, venant de très loin.

— Excite-toi pas, man, mais tu ferais mieux de lâcher la batte pour ce soir et d’aller prendre une marche. Tu parles tout seul.

— Je te parle de ma grand-mère.

— Je m’en sacre royalement de ta grand-mère. Ce que je vois, c’est que t’es parti sur un flatte et que ça va mal finir. T’es même plus parlable.

— Je suis parti nulle part. Je suis assis là, à mon tabouret.

— Ouvre tes oreilles, le Français. T’es rond comme une bine et t’as les yeux dans le beurre. Tu t’es fait éconduire par ta blonde ? C’est pas une raison pour te foutre par terre. Allez, fais de l’air ! Je te sers plus.

— Si, affirma Adamsberg en tendant son verre.

— Tais ton bec, le Français. Mouve-toi d’ici ou j’appelle les cochs.

Adamsberg éclata de rire. Les cochs. Quelle bonne rigolade.

— Appelle les cochs et s’ils s’approchent, je t’embroche !

— Criss, s’énerva le barman, on va pas javasser des heures. J’ai déjà vu neiger, man, et tu commences à me tomber sur le gros nerf. Sacre le camp, je t’ai dit !

L’homme, taillé comme un bûcheron canadien dans les livres d’images, contourna son bar et souleva Adamsberg par les aisselles. Il le tira jusqu’à la porte et le posa debout sur le trottoir.

— Prends pas ton char, dit-il en lui tendant sa veste.

Le barman poussa la sollicitude jusqu’à lui enfoncer son bonnet sur la tête.

— Le froid va tomber cette nuit, expliqua-t-il. Ils annoncent 12 en bas de zéro.

— Quelle heure c’est ? Je vois plus mes montres.

— Dix heures un quart, l’heure de te coucher. Sois sage et rentre sur tes quilles. Inquiète-toi pas, t’en trouveras une autre, de blonde.


La porte du café claqua devant Adamsberg, qui eut du mal à récupérer sa veste tombée sur le trottoir, puis à l’enfiler dans le bon sens. De blonde, de blonde. Il en avait rien à faire de trouver une blonde.

— De blonde, j’en ai une de trop ! cria-t-il tout seul dans la rue à l’adresse du barman.

Ses pas chancelants le menèrent mécaniquement jusqu’à l’entrée du sentier de portage. Il eut la vague conscience que Noëlla pouvait l’y attendre, tapie dans l’ombre comme le loup gris. Il avait trouvé sa lampe de poche et l’alluma, balayant les alentours d’un geste incertain.

— Rien à foutre ! gueula-t-il tout seul dans le sentier.

Un gars qui peut assommer des ours, des cochs, des poissons, il peut bien se défaire d’une blonde, non ?

Adamsberg aborda résolument le sentier. Malgré le tangage de l’ivresse, la mémoire du chemin, logée dans la plante de ses pieds, le menait valeureusement, même s’il se cognait à un tronc de temps à autre, suite à quelque écart de direction. Il se pensait environ à mi-route à présent. T’es fortiche, mon gars, t’as du casque.

Pas assez pour éviter la branche basse qui barrait le passage et sous laquelle il se glissait habituellement. Il prit le bois en plein front et se sentit tomber au sol, les genoux d’abord, puis le visage, sans que ses mains puissent faire quoi que ce soit pour amortir la chute.

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