VIII

Adamsberg était rentré chez lui, le bras en écharpe, bourré des antibiotiques et analgésiques que lui avait fait avaler de force Romain, le médecin légiste. La plaie avait nécessité six points de suture.

Le bras gauche insensibilisé par l’anesthésie locale, il ouvrit maladroitement le placard de sa chambre. Il appela Danglard à la rescousse pour en tirer un carton d’archives, rangé tout en bas avec de vieilles paires de chaussures. Danglard déposa le carton sur une table basse et les deux hommes s’installèrent de part et d’autre.

— Videz-le, Danglard. Pardonnez-moi, je ne peux rien faire.

— Pourquoi, bon dieu, avez-vous cassé cette bouteille ?

— Vous défendez ce type ?

— Favre est un tas de merde. Mais avec cette bouteille, vous l’avez acculé à la violence. C’est le genre du gars. Et normalement, ce n’est pas le vôtre.

— Faut croire qu’avec ce genre de gars, je change d’habitudes.

— Pourquoi ne pas l’avoir simplement mis à pied, comme la dernière fois ?

Adamsberg eut un geste impuissant.

— Tension ? proposa Danglard prudemment. Neptune ?

— Peut-être.

Entre-temps, Danglard avait sorti du carton huit dossiers étiquetés qu’il avait disposés sur la table, tous portant un titre, Le Trident n° 1, Le Trident n° 2, et à la suite jusqu’au numéro 8.

— Il faudra reparler de cette bouteille, dans votre sacoche. Ça part trop loin.

— Et ce n’est pas votre affaire, dit Danglard, reprenant les mots du commissaire.

Adamsberg acquiesça.

— D’ailleurs, j’ai fait un vœu, ajouta Danglard.

En touchant le pompon de son bonnet, mais cela, il ne jugea pas utile de le préciser.

— Si je reviens vivant du Québec, je ne boirai qu’un seul verre à la fois.

— Vous reviendrez parce que je tiendrai le fil. Vous pouvez donc appliquer dès maintenant votre résolution.

Danglard approuva mollement. Il avait oublié, dans la violence des dernières heures, qu’Adamsberg tiendrait l’avion. Mais à présent, Danglard avait plus confiance en son pompon qu’en son commissaire. Il se demanda fugitivement si un pompon rasé possédait les mêmes pouvoirs protecteurs qu’un pompon entier, un peu comme la question de la puissance de l’eunuque.

— Je vais vous raconter l’histoire, Danglard. Soyez vigilant, elle est longue, elle a duré quatorze ans. Elle a commencé quand j’en avais dix, elle a explosé quand j’en avais dix-huit, elle a brûlé ensuite jusqu’à mes trente-deux ans. N’oubliez pas, Danglard, que j’endors les gens quand je raconte.

— Aujourd’hui, ça ne risque rien, dit Danglard en se levant. Vous n’auriez pas une petite boisson ? Ces événements m’ont secoué.

— Il y a du genièvre, derrière l’huile d’olive, dans le placard du haut de la cuisine.

Danglard revint, satisfait, avec un verre et la lourde bouteille de terre cuite. Il se servit puis alla ranger la bouteille.

— Je commence, dit-il. Un verre à la fois.

— C’est tout de même du 44°.

— C’est l’intention qui compte, le geste.

— Alors c’est autre chose, bien sûr.

— Bien sûr. De quoi vous mêlez-vous ?

— De ce qui ne me regarde pas, comme vous. Même clos, les accidents laissent des traces.

— C’est exact, dit Danglard.


Adamsberg laissa son adjoint avaler quelques gorgées.

— Dans mon village des Pyrénées, commença-t-il, il y avait un vieux type que nous, les gosses, on appelait « le Seigneur ». Les grands l’appelaient par son titre et son nom : le juge Fulgence. Il habitait seul le Manoir, une grande baraque écartée entourée d’arbres et de murs. Il ne se mêlait à personne, ne parlait à personne, il détestait les mômes et nous foutait une peur bleue. On se mettait en groupe pour guetter son ombre le soir, quand il sortait dans la forêt pour faire pisser ses chiens, deux grands bas-rouges. Que vous dire, Danglard, à travers les yeux d’un môme de dix ou douze ans ? Il était vieux, très grand, les cheveux blancs lissés en arrière, les mains les plus soignées qu’on ait jamais vues au village, les habits les plus chics qu’on ait jamais portés. Comme si le gars rentrait de l’opéra tous les soirs, disait le curé, et pourtant, le curé avait l’indulgence pour mission. Le juge Fulgence s’habillait d’une chemise claire, d’une cravate fine, d’un costume sombre et, selon la saison, d’une cape courte ou longue de drap gris ou noir.

— Un faiseur ? Un cabotin ?

— Non, Danglard, un homme froid comme le congre. Quand il entrait au village, les vieux entassés sur les bancs le saluaient avec déférence, dans un murmure qui se propageait d’un bout à l’autre de la place, en même temps que les conversations s’arrêtaient. C’était plus que du respect, c’était de la fascination et presque de la veulerie. Le juge Fulgence laissait dans son sillage une traînée d’esclaves auxquels il ne jetait pas un regard, comme un navire lâche une route d’écume et poursuit sur son erre. On aurait pu s’imaginer qu’il rendait encore la justice, assis sur un banc de pierre, les gueux pyrénéens rampant à ses pieds. Mais surtout, on avait peur. Tous. Les grands, les petits, les vieux. Et personne n’aurait pu dire pourquoi. Ma mère nous empêchait d’aller vers le manoir et, bien sûr, c’était à qui, le soir, oserait le plus s’en approcher. On y tentait presque chaque semaine une nouvelle aventure, pour éprouver nos nerfs et nos couilles, probablement. Et pire que tout et malgré son âge, le juge Fulgence était d’une grande beauté. Les vieilles disaient en chuchotant, espérant que le Ciel ne les entendrait pas, qu’il avait la beauté du diable.

— Imagination d’un enfant de douze ans ?

De sa main valide, Adamsberg fouilla parmi les dossiers et en sortit deux photos noir et blanc. Il se pencha en avant et les lança sur les genoux de Danglard.

— Regardez-le, mon vieux, et dites-moi si c’est là le fantasme d’un gosse.

Danglard étudia les photographies du juge, l’une de trois quarts face, l’autre de presque profil. Il émit un sifflement muet.

— Beau ? Impressionnant ? demanda Adamsberg.

— Très, confirma Danglard en reclassant les photos.

— Et pourtant sans femme. Un corbeau solitaire. Tel était l’homme. Mais tels sont les gosses que, pendant des années, on n’eut de cesse de le harceler. C’était le grand défi du samedi soir. Qui descellait des pierres du mur, qui gravait un graffiti sur sa porte cochère, qui lançait des déchets dans son jardin, des pots de conserve, des crapauds morts, des corneilles éventrées. Tels sont les gosses, Danglard, dans ces petits villages, et tel j’étais. Dans la bande, il y en avait qui collaient une cigarette allumée dans la bouche des crapauds, et après trois ou quatre bouffées, ils explosaient. Comme un feu d’artifice qui leur faisait gicler les entrailles. Moi, je regardais. Je vous endors ?

— Non, dit Danglard en avalant une toute petite gorgée de son genièvre, qu’il économisait savamment d’un air triste, comme un pauvre.

Adamsberg ne se faisait pas de souci sur ce point, son adjoint ayant empli son verre à ras bord.

— Non, répéta Danglard, continuez.

— On ne lui connaissait pas de passé, pas de famille. On savait seulement cela, qui sonnait comme un coup de gong : qu’il avait été juge. Un juge si puissant que son influence ne s’était pas éteinte. Jeannot, un des plus ramenards de la bande…

— Pardon, coupa Danglard, soucieux. Le crapaud explosait-il réellement ou bien est-ce une image ?

— Réellement. Il gonflait, il atteignait la taille d’un melon verdâtre et soudain, il explosait. Où en étais-je, Danglard ?

— À Jeannot.

— Jeannot le ramenard, qu’on admirait sans réserve, passa carrément le haut mur du manoir. Une fois entre les arbres, il balança une pierre dans les carreaux de la maison du Seigneur. Le Jeannot fut traîné devant le tribunal de Tarbes. Au moment de son jugement, il portait encore les marques de l’attaque des bas-rouges, qui avaient manqué le déchiqueter. Le magistrat l’assigna à six mois en maison de redressement. Pour une pierre, pour un gosse de onze ans. Le juge Fulgence était passé par là. Il avait le bras si long qu’il pouvait balayer le pays tout entier d’un revers de main, et faire osciller la justice où bon lui semblait.

— Mais comment se fait-il que le crapaud fumait ?

— Dites, Danglard, vous m’écoutez ? Je vous raconte l’histoire d’un homme du diable, et vous revenez sans cesse à ce satané crapaud.

— J’écoute bien entendu mais, tout de même, comment se fait-il que le crapaud fumait ?

— C’était comme ça. Dès qu’on fourrait une cigarette allumée dans sa gueule, le crapaud se mettait à pomper. Pas comme un gars accoudé tranquillement au bar, non. Comme un crapaud qui se met à pomper comme un abruti, sans s’arrêter. Paf paf paf. Et soudain, il explosait.

Adamsberg décrivit une large courbe de son bras droit, évoquant la nuée d’entrailles. Danglard suivit l’ellipse des yeux et hocha la tête, comme s’il enregistrait un fait d’une considérable importance. Puis il s’excusa brièvement.

— Reprenez, dit-il en avalant un doigt de genièvre. Le pouvoir du juge Fulgence. Fulgence, c’était son patronyme ?

— Oui. Honoré Guillaume Fulgence.

— Drôle de nom, Fulgence. De fulgur, la foudre, l’éclair. Cela lui allait comme un gant, je suppose.

— C’est ce que disait le curé, je crois. Chez moi, on ne croyait à rien, mais j’étais sans cesse fourré chez ce curé. D’abord il y avait du fromage de brebis et du miel, et c’est très bon quand on les mange ensemble. Ensuite il y avait des quantités de livres en cuir. La plupart religieux bien sûr, avec de grandes images illuminées, en rouge et en or. J’adorais ces images. J’en recopiais des dizaines. Il n’y avait rien d’autre à recopier au village.

— Enluminées.

— Pardon ?

— Les images religieuses : enluminées.

— Ah bon. J’ai toujours dit illuminées.

— Enluminées.

— D’accord, si vous voulez.

— Tout le monde était vieux, dans votre village ?

— C’est ce qu’il semble, quand on est môme.

— Mais pourquoi, quand on lui mettait la cigarette, le crapaud se mettait-il à aspirer ? Paf paf paf, jusqu’à ce qu’il explose ?

— Mais je n’en sais rien, Danglard ! dit Adamsberg en levant les bras.

Ce mouvement instinctif lui arracha un spasme de douleur. Il rabattit vivement son bras gauche et plaqua la main sur son pansement.

— C’est l’heure de votre analgésique, dit Danglard en consultant sa montre. Je vais vous chercher ça.

Adamsberg acquiesça, essuyant une suée au front. Ce sinistre crétin de Favre. Danglard disparut dans la cuisine avec son verre, fit pas mal de raffut avec les placards et les robinets, et revint avec de l’eau et deux cachets qu’il tendit à Adamsberg. Adamsberg les avala, notant au passage que le niveau du genièvre avait magiquement remonté.

— Où en étions-nous ? demanda-t-il.

— Aux enluminures du vieux curé.

— Oui. Il y avait d’autres livres aussi, beaucoup de poésie, des volumes illustrés. Je copiais, je dessinais, et j’en lisais des bouts. À dix-huit ans, je le faisais encore. Un soir, je lisais et griffonnais chez lui, sur sa grosse table en bois qui puait la graisse rance, quand la chose arriva. C’est pourquoi je me souviens encore mot pour mot de ce fragment de poème, comme une balle coincée dans ma tête qui n’est plus jamais ressortie. J’avais rangé le livre et puis j’étais parti me balader dans la montagne, vers dix heures du soir. J’avais grimpé jusqu’à la Conche de Sauzec.

— Je vois, coupa Danglard.

— Pardon. C’est une éminence qui domine le village. Et j’étais assis sur ce promontoire, me répétant à voix basse ces lignes que j’avais lues et que, comme d’habitude, je pensais oublier dès le lendemain.

— Dites voir.

Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été, avait, en s’en allant, négligemment jeté cette faucille d’or dans le champ des étoiles.

— C’est du Hugo.

— Ah oui ? Et qui se pose cette question ?

— Une femme au sein nu, Ruth.

— Ruth ? J’ai toujours pensé que c’était moi qui me le demandais.

— Non, c’est Ruth. Hugo ne vous connaissait pas, rappelez-vous. C’est la fin d’un long poème, Booz endormi. Mais dites-moi juste une chose. Est-ce que cela leur fait la même chose, aux grenouilles ? Je veux dire, fumer, paf paf paf et explosion ? Ou seulement aux crapauds ?

Adamsberg lui jeta un regard las.

— Désolé, dit Danglard en avalant une gorgée.

— Je récitais cela et ça me plaisait bien. Je venais de faire ma première année comme enquêteur de base, agent de la paix dans la police de Tarbes. J’étais revenu au village pour deux semaines de congé. On était en août, l’air se refroidissait la nuit et j’ai repris la route de la maison. Je me lavais sans faire de bruit — on vivait à neuf dans deux pièces et demie — quand Raphaël a surgi comme un halluciné et du sang plein les mains.

— Raphaël ?

— Mon jeune frère. Il avait seize ans.

Danglard posa son verre, interdit.

— Votre frère ? Je croyais que vous n’aviez que cinq sœurs.

— J’avais un frère, Danglard. Un presque jumeau, comme les deux doigts de la main. Cela va faire près de trente ans que je l’ai perdu.

Stupéfait, Danglard garda un silence respectueux.

— Il rencontrait une fille, là-haut le soir, sur le dessus du château d’eau. Pas une petite amourette mais un véritable coup de foudre. Lise, cette jeune fille, voulait l’épouser dès leur majorité. Ce qui déclenchait la terreur de ma mère et la fureur de la famille de Lise, qui s’opposait à ce que leur cadette s’engage avec un cul-terreux comme Raphaël. C’était la fille du maire, vous comprenez.

Adamsberg resta un moment silencieux avant de pouvoir aborder la suite.

— Raphaël m’a agrippé le bras et il a dit : « Elle est morte, Jean-Baptiste, elle est morte, elle est tuée. » Je lui ai plaqué la main sur la bouche, je lui ai lavé les mains et je l’ai entraîné dehors. Il pleurait. Je l’ai questionné et questionné. Que s’est-il passé, Raphaël ? Raconte, nom de dieu. « Je ne sais pas, a-t-il répondu. J’étais là, à genoux sur le château d’eau, avec du sang et un poinçon, et elle, Jean-Baptiste, elle était morte, avec trois trous dans le ventre. » Je l’ai supplié de ne pas crier, de ne pas pleurer, je ne voulais pas que la famille entende. Je lui ai demandé d’où venait le poinçon, si c’était le sien. « Je n’en sais rien, il était dans ma main. »

« Mais avant, Raphaël, qu’as-tu fait, avant ? »

« Je m’en souviens pas, Jean-Baptiste, je te le jure. J’avais beaucoup bu avec les copains. »

« Pourquoi ? »

« Parce qu’elle était enceinte. J’étais affolé. Je ne lui voulais pas de mal. »

« Mais avant, Raphaël ? Entre les copains et le château d’eau ? »

« Je suis passé par les bois pour la rejoindre, comme d’habitude. Parce que j’avais peur ou parce que j’étais bourré, je courais et je me suis cogné dans le panneau, je suis tombé. »

« Quel panneau ? »

« Celui d’Emeriac, qui est de travers depuis la tempête. Ensuite, il y a eu le château d’eau. Trois trous rouges, Jean-Baptiste, et moi, moi j’avais le poinçon. »

« Mais entre les deux, tu ne te souviens de rien ? »

« De rien, Jean-Baptiste, de rien. Peut-être que ce coup à la tête m’a rendu fou, ou peut-être que je suis fou, ou peut-être que je suis un monstre. Je ne peux pas m’en souvenir quand… quand je l’ai frappée. »

J’ai demandé où était le poinçon. Il l’avait lâché là-haut, près de Lise. J’ai regardé le ciel et j’ai dit, coup de veine, il va pleuvoir. Puis j’ai ordonné à Raphaël de bien se laver, de se foutre au lit et d’affirmer, si qui que ce soit se pointait, qu’on avait joué aux cartes dans la petite cour, depuis dix heures un quart du soir. Joué à l’écarté depuis dix heures quinze, c’est bien clair, Raphaël ? Il avait gagné cinq fois et moi quatre.

— Faux alibi, commenta Danglard.

— Parfaitement, et vous êtes seul à le savoir. J’ai couru là-haut et Lise était bien là, comme Raphaël me l’avait décrite, assassinée de trois coups de lame au ventre. J’ai ramassé le poinçon, poissé de sang jusqu’à la garde et le manche couvert de traces de doigts. Je l’ai appuyé sur ma chemise, pour en avoir l’empreinte et la longueur, puis je l’ai fourré dans ma veste. Une petite pluie tombait, brouillant les traces de pas près du corps. J’ai été balancer le poinçon dans la laune de la Torque.

— Dans la ?

— La Torque, une rivière qui sillonnait les bois et qui formait de grands creux, des launes. J’ai jeté le poinçon par six mètres de fond, et balancé une vingtaine de pierres par-dessus. Aucun risque qu’il ne remonte avant un bout de temps.

— Faux alibi et dissimulation de preuves.

— Exactement. Et je n’ai jamais regretté. Rien, pas le moindre remords. J’aimais mon frère mieux que moi-même. Vous croyez que j’allais le laisser plonger ?

— Cela ne regarde que vous.

— Ce qui me regardait aussi, c’était le juge Fulgence. Car pendant que j’étais juché sur la Conche de Sauzec, d’où je dominais la forêt et la vallée, je l’ai vu passer. Lui. Je m’en suis souvenu la nuit, pendant que je tenais la main de mon frère pour l’aider à dormir.

— La vue était si dégagée, de là-haut ?

— Le sentier de cailloux se distinguait bien, sur une partie. On pouvait y apercevoir des silhouettes en contraste.

— Les chiens ? C’est à cela que vous l’avez reconnu ?

— Non, à sa cape d’été. Son torse se découpait en forme de triangle. Tous les hommes du village étaient taillés en masses uniformes, épaisses ou minces, et tous bien plus petits que lui. C’était le juge, Danglard, marchant sur le sentier qui menait au château d’eau.

— Raphaël aussi était dehors. Et ses copains ivres. Et vous aussi.

— Je m’en fous. Le lendemain, j’ai passé le mur du manoir et j’ai été fouiner dans les bâtiments. Dans la grange, mêlé aux pelles et aux bêches, il y avait un trident. Un trident, Danglard.

Adamsberg éleva sa main valide et tendit trois doigts. Trois dents, trois trous en ligne. Regardez la photo du corps de Lise, ajouta-t-il en la tirant du dossier. Regardez l’impeccable alignement des blessures. Comment mon frère, bourré et paniqué, aurait-il pu planter trois fois son poinçon sans dévier ?

Danglard examina le cliché. Effectivement, les blessures s’alignaient sur une droite parfaite. Il comprenait maintenant les mesures qu’avait prises Adamsberg sur la photo de Schiltigheim.

— Vous n’étiez qu’un tout jeune enquêteur de base, un bleu. Comment avez-vous pu vous procurer ce cliché ?

— Je l’ai piqué, dit Adamsberg tranquillement. Ce trident, Danglard, était un vieil outil, au manche poli et décoré, à la barre de traverse rouillée. Mais ses dents étaient brillantes, astiquées, sans une trace de terre, sans une souillure. Nettoyé, indemne, vierge comme l’aurore. Qu’en dites-vous ?

— Que c’est gênant mais non accablant.

— Que c’est clair comme l’eau de la laune. Quand j’ai vu l’outil, l’évidence m’a explosé au visage.

— Tel le crapaud.

— À peu près. Une nuée de saloperies et de vices, les entrailles véritables du Seigneur des lieux. Mais il était là, justement, à la porte de sa grange, tenant en laisse ses deux chiens de l’enfer qui avaient bouffé Jeannot. Il m’observait. Et quand le juge Fulgence vous observait, Danglard, même à dix-huit ans, on n’en menait pas large. Il m’a demandé ce que je foutais chez lui, avec cette rage sèche si typique dans sa voix. J’ai répondu que je voulais lui jouer une saleté de tour, dévisser les écrous de son établi. Je lui en avais tellement fait depuis des années qu’il m’a cru et, d’un geste impérial, il m’a désigné la sortie en disant simplement : « Prends de l’avance, jeune homme. Je compte jusqu’à quatre. » J’ai couru comme un fou vers le mur. Je savais qu’à « quatre », il lâchait les chiens. Un des bas-rouges a arraché le bas de mon froc, mais j’ai pu me dégager et passer le mur.

Adamsberg releva son pantalon et posa son doigt sur sa jambe, à l’emplacement d’une longue cicatrice.

— Elle est là, toujours, la morsure du juge Fulgence.

— La morsure du chien, rectifia Danglard.

— Même chose.

Adamsberg vola une gorgée de genièvre dans le verre de Danglard.

— Au procès, il n’a pas été tenu compte du fait que j’avais vu Fulgence traverser les bois. Témoin subjectif. Mais surtout, ils n’ont pas retenu le trident comme pièce à conviction. Et pourtant, Danglard, l’espacement des blessures était exactement semblable à celui des pointes. Cette coïncidence les a emmerdés un sacré moment. Ils ont procédé à de nouvelles expertises, dans la terreur du juge qui accumulait ses menaces. Mais leurs nouveaux examens ont soulagé leurs angoisses : la profondeur des perforations ne correspondait pas. Trop longues d’un demi-centimètre. Des crétins, Danglard. Comme s’il n’était pas facile pour le juge, après avoir planté son trident, de plonger le long poinçon dans chacune des blessures et de le coller ensuite dans la main de mon frère. Pas même des crétins, mais des lâches. Le juge du tribunal aussi, un véritable laquais face à Fulgence. C’était plus simple de se rabattre sur un gosse seize ans.

— La profondeur des impacts correspondait-elle à la longueur du poinçon ?

— La même. Mais je ne pouvais pas proposer cette théorie, dès l’instant où l’arme avait curieusement disparu.

— Très curieusement.

Raphaël avait tout contre lui : Lise était son amie, il la rejoignait le soir au château d’eau, et elle était enceinte. Selon la conviction du magistrat, il avait pris peur et il l’avait tuée. Mais voilà, Danglard, leur manquait l’essentiel pour le condamner : c’est-à-dire l’arme, introuvable, et la preuve de sa présence à cette heure sur les lieux. Or Raphaël n’y était pas puisqu’il jouait aux cartes avec moi. Dans la petite cour, vous vous souvenez ? J’ai déposé sous serment.

— Et, en tant que policier, votre parole valait double.

— Oui, et je m’en suis servi. Et oui, j’ai menti qu’au bout. À présent, si vous souhaitez récupérer le poinçon dans le fond de la laune, libre à vous.

Adamsberg regarda son adjoint en fermant les yeux à demi, et sourit, depuis la première fois de son récit.

— Peine inutile, ajouta-t-il. J’ai repêché le poinçon il y a bien longtemps, et je l’ai balancé dans une poubelle à Nîmes. Car l’eau n’est pas fiable, et son dieu non plus.

— Il a donc été acquitté ? Votre frère ?

— Oui. Mais la rumeur a persisté, enflé, menacé. Plus personne ne lui parlait et chacun le craignait. Et lui était hanté par ce blanc de mémoire, incapable de savoir si, oui ou non, il l’avait fait, Danglard. Vous comprenez ? Incapable de savoir s’il était un assassin. Si bien qu’il n’osait plus s’approcher de quiconque. J’ai éventré six vieux coussins pour lui montrer qu’en frappant à trois reprises, on ne pouvait pas obtenir une ligne droite. J’ai frappé deux cent quatre fois pour le convaincre, vainement. Il était détruit, il se terrait loin des autres. Je travaillais à Tarbes et je ne pouvais pas lui tenir la main chaque jour. C’est comme cela que j’ai perdu mon frère, Danglard.

Danglard lui tendit son verre et Adamsberg en avala deux gorgées.

— Ensuite, je n’ai plus eu qu’une seule idée, traquer le juge. Il avait quitté la région, acculé par la rumeur à son tour. Le traquer, le faire condamner, laver mon frère. Car moi et moi seul, je savais Fulgence coupable. Coupable du meurtre et coupable de la destruction de Raphaël. Je l’ai poursuivi sans relâche pendant quatorze années, dans le pays, dans les archives, dans la presse.

Adamsberg posa sa main sur les dossiers.

— Huit meurtres, huit assassinats présentant les trois trous en ligne. Échelonnés de 1949 à 1983. Huit affaires bouclées, huit coupables cueillis comme des mouches, quasiment l’arme en main : sept pauvres types en taule et mon frère disparu. Fulgence a échappé, toujours. Le diable s’échappe toujours. Consultez ces dossiers chez vous, Danglard, lisez-les à fond. Je file à la Brigade voir Retancourt. Je frapperai chez vous tard ce soir. Oui ?

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