XXXIX

Adamsberg avait dû parcourir quelque dix kilomètres en une semaine dans le couloir de Basile et il faillit prendre plaisir à marcher librement dans l’aéroport de Montréal, après une semaine de réclusion. Mais les lieux grouillaient de cochs, ce qui lui coupa toute idée de délassement.

Il se regarda de côté dans une vitre, vérifiant la crédibilité de son reflet en représentant de commerce d’une soixantaine d’années. Retancourt l’avait admirablement transformé, et il s’était laissé faire comme une poupée. Sa mutation avait beaucoup amusé Basile. « Fais-le triste », avait-il conseillé à Violette, et c’était fait. Le regard était très modifié, abrité sous des sourcils épilés et blanchis. Retancourt avait poussé la précision jusqu’à pâlir ses cils et, une demi-heure avant le départ, elle lui avait appliqué du jus de citron dans les yeux. Sa cornée rougie dans son teint blanc lui donnait la mine lasse et maladive. Restaient cependant ses lèvres, son nez, ses oreilles, inchangeables, et qui lui semblaient crier partout son identité.

Il serrait ses nouveaux papiers dans sa poche, contrôlait sans cesse leur présence. Jean-Pierre Émile Roger Feuillet, tel était le nom que lui avait assigné le frère de Violette, dans un passeport parfaitement imité. Y compris les cachets des aéroports de Roissy et Montréal attestant son voyage aller. Du grand œuvre. Si le frère était aussi capable que la sœur, on tenait là une famille d’experts.

Ses papiers authentiques étaient demeurés chez Basile, en cas de fouille des bagages. Un formidable chum, ce Basile, qui n’avait pas manqué de rapporter la presse chaque jour. Les articles virulents sur le meurtrier en fuite et sa complice l’avaient positivement mis en joie. Un type attentif aussi. Pour ne pas qu’Adamsberg se sente trop seul, il l’accompagnait souvent durant ses marches au long du couloir. Randonneur naturaliste, il comprenait que son prisonnier « ait des impatiences ». Ils bavardaient tous les deux, allant et venant, et, après une semaine, Adamsberg savait presque tout des histoires de blondes de Basile et de la géographie du Canada, de Vancouver à la Gaspésie. Néanmoins, Basile n’avait jamais entendu parler du poisson à barbelures du lac Pink et se promit d’aller visiter l’animal. La cathédrale de Strasbourg aussi, si un jour tu traverses la petite France, avait ajouté Adamsberg.


Il passa les contrôles en s’efforçant de faire le vide dans sa tête, comme l’eût fait Jean-Pierre Émile Roger Feuillet se rendant à Paris pour y distribuer son sirop d’érable. Et curieusement, cette faculté de faire le vide qui lui était si naturelle et même trop spontanée en temps ordinaire, lui sembla ce jour particulièrement difficile à atteindre. Lui qui s’abstrayait pour un oui pour un non, qui manquait des sections entières de conversations, qui pelletait les nuages à ne savoir qu’en faire, se retrouva le souffle court et les pensées grouillantes pendant l’examen de passage de l’aéroport.

Mais Jean-Pierre Émile Roger Feuillet n’intéressa aucunement les vigiles et, une fois dans la salle d’embarquement, Adamsberg força la décontraction jusqu’à acheter un flacon de sirop. Un geste très typique de Jean-Pierre Émile Roger Feuillet, pour sa mère. Le ronflement des réacteurs et le décollage lui procurèrent une détente que Danglard n’eût jamais pu concevoir. Il regarda s’éloigner sous lui les terres canadiennes, s’imaginant s’y agiter des centaines de cochs désemparés.

Restait à franchir le barrage de Roissy. Restait aussi Retancourt, dont l’examen de passage viendrait d’ici deux heures et demie. Adamsberg se faisait du souci pour elle. Sa nouvelle apparence de femme riche et désœuvrée était déroutante — ayant aussi beaucoup égayé Basile — mais Adamsberg craignait que sa silhouette ne permette de la repérer. L’image de son corps nu passa devant ses yeux. Impressionnante bien sûr, mais harmonieuse. Raphaël avait raison, Retancourt était une belle femme et il se reprocha de n’y avoir jamais songé, au prétexte de sa surcharge et de sa vigueur. Raphaël avait toujours été plus délicat que lui.

Dans sept heures, les roues toucheraient au matin le sol de Roissy. Il passerait le contrôle et, pour un instant, il se sentirait vif, libéré. Et c’était une erreur. Le cauchemar allait se poursuivre en une autre terre. Devant lui, l’avenir était vide et blanc comme une banquise dérivante. Retancourt au moins pourrait réintégrer la Brigade, arguant qu’elle avait craint que les cops ne la retiennent comme complice. Mais pour lui commençait un néant. Avec pour compagnie le doute mordant de ses actes oubliés. Pour un peu, il eût préféré avoir tué plutôt que d’emporter avec lui la terrible pénombre de sa nuit du 26.


Jean-Pierre Émile Roger subit sans heurt les barrages de Roissy, mais Adamsberg ne put se résoudre à quitter l’aéroport sans savoir si Retancourt allait parvenir à bon port. Il traîna deux heures et demie de hall en hall, tâchant de se faire discret et d’imiter l’invisibilité dont Retancourt avait usé à la GRC. Mais de toute évidence, Jean-Pierre Émile n’intéressait personne, pas plus ici qu’à Montréal. Il passait et repassait devant les panneaux d’affichage, guettant les éventuels retards des gros porteurs. Les gros porteurs, se répéta-t-il. Sa grosse Retancourt. Sans laquelle il serait aujourd’hui dans les taules canadiennes, cadenassé, foutu, carbonisé. Retancourt, sa grosse porteuse et sa libératrice.

L’insignifiant Jean-Pierre Émile se plaça sans trop d’inquiétude à une vingtaine de mètres de la porte de débarquement. Retancourt avait dû convertir toute son énergie à vivre le personnage d’Henriette Emma Marie Parillon. Il serrait les doigts à mesure que les passagers du vol se déversaient dans le hall, sans trace du lieutenant. Retenue au sol à Montréal ? Ramenée par les cochs à la GRC ? Cuisinée la nuit entière ? Craquant ? Donnant le nom de Raphaël ? Et celui de son propre frère ? Adamsberg finissait par en vouloir à tous ces inconnus qui défilaient devant lui, heureux d’en avoir fini avec le voyage, rapportant dans leurs sacs du sirop et des caribous en peluche. Il leur reprochait de n’être pas des Retancourt. Une main l’attrapa par le bras et le fit reculer dans le hall. Celle d’Henriette Emma Marie Parillon.

— Vous êtes cinglé, murmura Retancourt, tout en conservant l’expression désabusée d’Henriette.


Ils émergèrent dans Paris à la station Châtelet, et Adamsberg proposa à son lieutenant de profiter de ses dernières heures de liberté sous les traits pâles de Jean-Pierre Émile pour déjeuner dans un café, comme un brave type normal. Retancourt hésita puis accepta, décontractée par leur sortie impeccablement réussie et par les centaines de passants qui parcouraient la place.

— On ferait comme si, dit Adamsberg une fois installé devant son assiette, posé bien droit comme l’eût fait Jean-Pierre Émile. Comme si je ne l’étais pas. Comme si je ne l’avais pas fait.

— L’épisode est clos, commissaire, déclara Retancourt sur un ton réprobateur, donnant une expression inattendue au visage d’Henriette Emma. C’est terminé et vous ne l’avez pas fait. Nous sommes à Paris, sur votre territoire, et vous redevenez flic. Je ne peux pas y croire pour deux. On peut faire un corps à corps mais pas un pensée à pensée. Il vous faudra retrouver la vôtre.

— Pourquoi y croyez-vous, Retancourt ?

— On en a déjà parlé.

— Mais pourquoi, insista Adamsberg, puisque vous ne m’aimez pas ?

Retancourt poussa un soupir un peu excédé.

— Quelle importance ?

— Cela m’importe de comprendre. Vraiment.

— Je ne sais plus si cela convient encore, pour aujourd’hui ou pour demain.

— À cause de ma chute québécoise ?

— Entre autres. Je ne sais plus.

— Même, Retancourt. Je veux savoir.

Retancourt réfléchit un moment en tournant sa tasse de café vide entre ses doigts.

— On ne se reverra peut-être plus, lieutenant, continua Adamsberg. Conditions extrêmes, l’heure n’est plus au respect. Et je regretterai toujours de n’avoir pas compris.

— Conditions extrêmes, entendu. Ce que chacun vantait à la Brigade m’indisposait. Cette nonchalante façon de dénouer les affaires en promeneur solitaire, en rêveur tirant droit à la cible. Singulier bien sûr, mais j’y voyais une autre face, une manière d’être placidement convaincu de vos certitudes internes. Une autonomie de pensée, oui, mais aussi une souveraineté discrète se dispensant de la pensée des autres.

Retancourt marqua une pause, hésitant à poursuivre.

— Continuez, demanda Adamsberg.

— J’admirais l’intuition, comme tout le monde, mais pas le détachement qu’elle vous autorisait, pas cette façon de négliger les avis de vos adjoints, de ne les entendre qu’à moitié. Pas cet isolement insoucieux, cette indifférence presque imperméable. Je m’explique mal. Les dunes du désert sont souples et son sable est doux, mais à celui qui le traverse, il est aride. L’homme le sait, qui le parcourt mais ne peut y vivre. Le désert n’est pas très prêteur.

Adamsberg l’écoutait avec attention. Les dures paroles de Trabelmann lui revinrent en tête et cette convergence se noua en une boule d’ombre, qui passa rapidement dans son front en un claquement d’ailes sombres. Ne suivre que soi, écarter les autres, les confondre, silhouettes éloignées et interchangeables dont il mêlait les noms. Et pourtant, il était convaincu que le commandant faisait erreur.

— Ça m’a tout l’air d’une histoire triste, dit-il sans lever le regard.

— Assez. Mais peut-être étiez-vous toujours un peu ailleurs et très loin, en compagnie de Raphaël, faisant un cercle avec lui. J’y ai songé dans l’avion. Vous faisiez un cercle dans cette cafétéria, un cercle exclusif.

Retancourt dessina un rond sur la table et Adamsberg fronça ses sourcils épilés.

— Avec votre frère, expliqua-t-elle, pour ne jamais l’abandonner, pour le soutenir sans relâche dans sa fuite. Dans le désert avec lui.

— Dans le bourbier de la Torque, proposa Adamsberg en dessinant lentement un autre rond.

— Si vous voulez.

— Que lisez-vous d’autre, dans mon livre à moi ?

— Que pour les mêmes raisons, vous devez m’entendre quand je dis que vous n’avez pas tué. Pour tuer, au moins faut-il être passionné par les autres, emporté dans leurs tempêtes et même obsédé par ce qu’ils représentent. Tuer nécessite une altération du lien, un excès de réaction, de confusion avec autrui. Une confusion telle que l’autre n’existe plus en soi, mais comme une propriété dont on peut user comme victime. Je vous crois loin du compte. Un homme comme vous, louvoyant sans véritable contact, ne tue pas les autres. Parce qu’il n’en est pas assez proche, encore moins pour les sacrifier à ses passions. Je ne dis pas que vous n’aimez personne, mais Noëlla, non. En aucun cas vous ne l’auriez tuée.

— Continuez, répéta Adamsberg, la main serrée sur sa joue.

— Vous saccagez votre fond de teint, nom de dieu. Je vous ai dit de ne pas y toucher.

— Pardon, dit Adamsberg en ôtant sa main. Reprenez.

— C’est tout. Celui qui caresse de loin n’est pas assez près pour tuer.

— Retancourt, commença Adamsberg.

— Henriette, corrigea le lieutenant. Faites attention, bon sang.

— Henriette, j’espère être un jour à la hauteur de l’aide que vous m’avez donnée. Mais d’abord, continuez à croire en cette nuit qui m’échappe. Continuez à croire que je n’ai pas tué, transformez votre énergie en cela. Faites masse, faites pylône, faites croyance. Alors je ferai masse, j’y croirai.

— Votre propre pensée, insista Retancourt. Je vous l’ai dit. Votre certitude solitaire. Pour le coup, servez-vous-en cette fois.

— J’ai compris, lieutenant, dit Adamsberg en lui attrapant le bras. Mais votre énergie fera levier. Maintenez-la pour moi, quelque temps.

— Je n’ai pas de raison de changer d’idée.

Adamsberg lâcha son bras à regret, comme s’il quittait son arbre, et s’en alla.

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