LIV

Adamsberg rejoignit Clignancourt dans la nuit, surpris de pouvoir garder son guidon à peu près droit. Le traitement de Camille lui avait secoué le sang et délivré la tête, et il ne se sentait aucune envie de dormir, ni aucun mal au crâne. Il pénétra dans la maison sombre, replaça une bûche dans le foyer et la regarda s’embraser. Revoir Camille l’avait perturbé. Il s’en était allé d’un bond, et il la retrouvait dans cette situation impossible avec ce crétin de type qui s’était éclipsé en cravate sur la pointe de ses souliers cirés en emportant ses clebs. Elle s’était jetée dans les bras du premier abruti venu qui lui avait fait croire tout et n’importe quoi. Et le résultat était là. Bon sang, il n’avait pas même songé à s’informer du sexe de l’enfant, ni de son nom. Il n’y avait pas pensé du tout. Il avait fait des piles avec les dominos. Il lui avait parlé de dragons et de Mah-Jong. Et pourquoi tenait-il absolument à trouver ces dragons ? Oui, à cause des fenêtres.

Adamsberg secoua la tête. Les cuites ne lui valaient rien. Il n’avait pas vu Camille depuis un an et il avait débarqué en brute avinée, exigé qu’elle sorte le Mah-Jong, exigé de voir le nouveau père. Tout à fait le boss des bernaches. Celui-là, il allait aussi l’employer sans pitié pour engorger la cathédrale, caquetant comme un imbécile impuissant en haut du clocher.

Il tira la règle du jeu de la poche où il l’avait fourrée et la feuilleta d’un doigt triste. C’était une bonne vieille règle jaunie du temps de ces esti de grand-mères. Les sapèques, les bambous, les caractères, les vents et les dragons, il se souvenait de tout cette fois. Il parcourut lentement les pages, à la recherche de cette main d’honneurs que la mère Guillaumond reprochait à son époux d’être incapable de faire. Il s’arrêta aux Figures particulières, très difficiles à obtenir. Ainsi le Serpent vert, suite complète de bambous accompagnée d’un brelan de dragons verts. Pour jouer, pour se divertir. Il suivit du doigt la liste des Figures et s’arrêta sur La main d’honneurs : composée de brelans de dragons et de vents. Exemple : trois vents d’ouest, trois vents du sud, trois dragons rouges, trois dragons blancs et une paire de vents du nord. Figure suprême, presque inaccessible. Le père Guillaumond avait bien raison de s’en foutre éperdument. Comme il se foutait de cette règle qu’il tenait à la main. Ce n’était pas ce papier qu’il aurait voulu tenir, mais Camille, c’était là une des choses de sa vie. Et qu’il avait bousillée. Comme il s’était bousillé sur ce sentier, comme il avait bousillé sa chasse au juge, qui s’achevait en impasse à Collery, aux origines du dragon blanc maternel.

Adamsberg s’immobilisa. Le dragon blanc. Camille ne lui en avait pas parlé. Il récupéra la règle tombée au sol et l’ouvrit rapidement. Honneurs : dragons verts, dragons rouges et dragons blancs. Ceux que Camille avait appelés les « vierges ». Les quatre vents : Est, Ouest, Sud, Nord. Adamsberg serra sa main sur le papier fragile. Les quatre vents : Soubise, Ventou, Autan et Wind. Et Brasillier : le feu, et donc un parfait dragon rouge. Au dos de la règle, il inscrivit rapidement les noms des douze victimes du Trident, en ajoutant la mère, égale treize. La mère, le Dragon Blanc originel. Les doigts pressés sur son crayon.

Adamsberg cherchait à repérer les pièces du Mah-Jong logées dans la liste du juge, dans sa main d’honneurs. Celle que le père n’avait jamais pu accomplir et que Fulgence rassemblait furieusement en lui rendant la dignité suprême. Avec un trident, comme la main du père piochant les dominos. Fulgence piochait ses victimes avec ses trois doigts de fer. Et combien fallait-il de dominos pour composer la main ? Combien, bon sang ?

Les paumes moites, il revint au début de la règle : quatorze pièces à rassembler. Quatorze. Il manquait donc une pièce pour achever la série du juge.

Adamsberg relisait les noms et les prénoms des victimes, à la recherche de la pièce cachée. Simone Matère. Mater pour maternel, pour la mère, pour un dragon blanc. Jeanne Lessard, un dragon vert, comme le lézard. Les autres noms lui échappaient. Impossible d’y trouver un sens, qu’il s’agisse d’un dragon ou d’un vent. Il ne voyait pas quoi faire de « Lentretien », de « Mestre », de « Lefebure ». Mais il tenait déjà quatre vents et trois dragons, sept pièces sur treize et beaucoup trop pour un hasard.

Et, réalisa-t-il brusquement, s’il ne faisait pas erreur, si le juge s’efforçait de rassembler les quatorze pièces de la main d’honneurs, alors Raphaël n’avait pas tué Lise. Le choix de la jeune Autan désignait la main du Trident et libérait celle de son frère. Mais pas la sienne. Le nom de Noëlla Cordel n’évoquait aucune sorte d’honneur. Les fleurs, se rappela Adamsberg, Camille avait dit quelque chose des fleurs. Il se pencha sur la règle. Les fleurs, honneurs excédentaires que l’on conserve à la pioche mais qui n’entrent pas dans la composition de la main. Des ornements en quelque sorte, des hors-série. Des victimes supplémentaires, autorisées par la loi du Mah-Jong, et qu’il n’était donc pas nécessaire de transpercer au trident.

À huit heures du matin, Adamsberg guettait dans un café l’ouverture de la bibliothèque municipale, surveillant ses montres, s’imprégnant de la règle du Mah-Jong, repassant les noms des victimes. Bien sûr, il aurait pu faire appel à Danglard, mais son adjoint se serait certainement cabré devant ce nouvel égarement. Il l’avait fait passer par un mort-vivant, puis par un centenaire, et maintenant par un jeu chinois. Mais un jeu chinois très répandu dans l’enfance de Fulgence, jusque dans les campagnes et chez la grand-mère de Camille.

Maintenant, il savait pourquoi, dans son ivresse, il avait réclamé instamment ce jeu à Camille. Il avait déjà pensé aux quatre vents, dans la chambre d’hôtel de Richelieu. Il avait fréquenté les dragons. Il avait connu le jeu qui avait scandé chaque soir l’enfance du juge, cette main glorifiante face à la main tronquée du père.

Il courut vers le bâtiment à l’ouverture des portes et, cinq minutes plus tard, on déposait sur sa table un épais dictionnaire étymologique des noms et prénoms de France. Avec la même tension que le joueur lance ses dés, priant pour un triple six, il déplia sa liste de noms. Il avait avalé trois cafés pour résister à sa nuit blanche et ses mains tremblaient sur le livre, comme celles de Josette.

Il vérifia tout d’abord Brasillier : dérivé de « brasier » et « braise ». Le marchand de braises. Parfait, le feu, un dragon rouge. Puis il contrôla le sens caché de Jeanne Lessart : nom de localité, Essart, Essard, ou signifiant « lézard ». Dragon vert. Plus inquiet, il aborda Espir, souhaitant le rapprocher du vent par le biais d’une respiration. Espir : ancien français « souffle ». Un cinquième vent, huit pièces sur treize. Adamsberg passa la main sur son visage, avec l’impression angoissée de sauter des obstacles hasardeux, le ventre du cheval pouvant frôler la barre ou s’y fracasser.

Le plus obscur était devant lui. L’énigmatique « Fèvre », qui allait peut-être le faire chuter des hauteurs de son échafaudage de pelleteux de nuages. Fèvre : forgeron. Une intense déception lui serra le ventre. Fèvre, un simple et maudit forgeron. Adamsberg s’adossa à sa chaise et ferma les paupières. Se concentrer sur ce forgeron, marteau en main. Forgeant les pointes du trident ? Il rouvrit les yeux. Sorti du livre d’école où il avait, il y a des semaines, scruté l’image de Neptune, lui apparut en vis-à-vis Vulcain, le dieu du Feu, représenté sous les traits d’un travailleur devant la gueule d’un four brûlant. Le forgeron, le maître du feu. Il prit une inspiration et, face à « Fèvre », il inscrivit à la hâte son divin forgeron, c’est-à-dire son deuxième dragon rouge. Et passa à Lefebure : voir Lefèvre, Fèvre. Même chose et troisième dragon rouge. Un brelan. Dix pièces sur treize.

Adamsberg laissa tomber ses bras et referma un instant les yeux, avant d’affronter les obstacles de « Lentretien » et de « Mestre ».

Lentretien : altération de Lattelin, signifiant « lézard ». Dragon vert, inscrivit-il en vis-à-vis, d’une écriture que la contraction croissante de sa main déformait. Il étendit et replia plusieurs fois ses doigts avant d’aborder « Mestre ».

Mestre : ancien occitan « moestre », forme méridionale de Maître. Diminutifs Mestrel ou Mestral, variante de Mistral. A désigné le nord exposé au Mistral, le vent maître. Le vent maître, écrivit-il.

Il posa son stylo et reprit son souffle, aspirant au passage une longue bouffée de ce vent maître et froid, rigoureux, qui venait clore sa liste et apaiser la chaleur de ses joues. Adamsberg classa rapidement sa série : un brelan de dragons rouges avec Lefebure, Fèvre et Brasillier, deux brelans de vents avec Soubise, Ventou, Autan, Espir, Mestre et Wind, une paire de dragons verts avec Lessart et Lentretien, et une paire de dragons blancs avec Matère et le matricide. Égale treize. Sept femmes, six hommes.

Manquait la quatorzième pièce pour clore La main d’honneurs. Qui serait soit un dragon blanc, soit un dragon vert. Un homme sans doute, pour obtenir un équilibre parfait entre les deux sexes, entre père et mère. Courbatu et en sueur, Adamsberg rapporta le précieux livre au bibliothécaire. Il tenait à présent l’obscur sésame, la clef, la petite clef d’or de la Barbe-Bleue qui ouvrait la porte de la pièce aux morts.


Il rentra épuisé chez Clémentine, tendu par l’urgence de lancer à son frère cette clef par-delà l’Atlantique, de crier le terme de son cauchemar. Mais Josette ne lui en laissa pas le temps et lui mit aussitôt sous les yeux le nouveau décryptage qu’elle avait effectué. Adamsberg — travaille — Gatineau — Outaouais — chemin — portage — croise — jeune fille.

— Je n’ai pas dormi, Josette, je ne suis plus en état de comprendre.

— Les lettres volantes de l’ordinateur de Michaël. J’ai fait erreur sur toute la ligne et je suis repartie du aou. Ni yaourt ni caoutchouc, mais Outaouais. Et cela donne ça.

Adamsberg se concentra sur les mots tremblés de Josette.

— Chemin de portage, murmura-t-il.

— Michaël renseignait bel et bien un commanditaire. Vous n’étiez pas seul sur le sentier. Quelqu’un savait.

— Ce n’est qu’une interprétation, Josette.

— Il n’existe pas des milliers de mots comportant cet assemblage de voyelles. Je suis certaine du décodage, cette fois.

— C’est remarquable, Josette. Mais une interprétation n’aura jamais pour eux valeur de preuve, vous comprenez ? Je viens d’arracher mon frère de l’abîme, mais moi, j’y suis encore, bloqué, sous de très gros rochers.

— Verrous, corrigea Josette, sous de très gros verrous.

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