XXI

La musique de Vivaldi s’enroulait autour de lui, enclenchant des rouleaux de pensées déferlantes et confuses. La vue de Camille aux prises avec son alto le touchait plus qu’il n’aurait voulu, mais il ne s’agissait là que d’une heure volée et d’une émotion incognito qui n’engageait à rien. Par déformation professionnelle, il sentait le fil musical se tendre comme une insoluble énigme, presque grincer d’impuissance puis se résoudre dans une harmonie inattendue et fluide, alternant complexités et solutions, questions et issues.

C’est à l’un de ces moments où les cordes amorçaient une « issue » que ses pensées revinrent en flèche au départ précipité du Trident hors du Schloss de Haguenau. Il suivit la piste, surveillant l’archet de Camille. Il avait toujours fait fuir le juge devant lui, seul maigre pouvoir qu’il eût jamais conquis sur le magistrat. Il était arrivé à Schiltigheim le mercredi et c’est le lendemain que Trabelmann avait déversé son indignation. Ce qui avait laissé grand temps à l’événement de se faufiler et de paraître le vendredi dans les nouvelles locales. Ce jour même, Maxime Leclerc mettait en vente et vidait la demeure. Si tel était, ils étaient deux à présent. Adamsberg traquait à nouveau le défunt mais le défunt savait que son chasseur avait réapparu. Et dans ce cas, Adamsberg perdait son unique avantage et la puissance du mort pouvait lui barrer la route à tout instant. Un homme averti en vaut dix mais l’autre en valait mille. De retour à Paris, il lui faudrait adapter sa stratégie à cette menace nouvelle, échapper aux bas-rouges qui tenteraient de lui arracher les jambes. Prends de l’avance, jeune homme. Je compte jusqu’à quatre. Et cours, Adamsberg, cours.

S’il ne faisait pas erreur. Il eut une pensée pour Vivaldi qui, par-delà les siècles, lui adressait ce signal de danger. Un brave type, ce Vivaldi, un très bon chum servi par un quintette d’exception. Sa voiture ne l’aurait pas porté ici en vain. Pour dérober une heure à la vie de Camille et pour capter l’avertissement précieux du musicien. Au point où il en était d’entendre les morts, il pouvait bien écouter les murmures d’Antonio Vivaldi, et il était bien certain que cet homme était de très bonne compagnie. Un gars qui produit pareille musique ne peut vous chuchoter que d’excellents conseils.


Ce n’est qu’à la fin du concert qu’Adamsberg repéra Danglard, les yeux posés sur sa protégée. Cette vue abolit en lui tout plaisir. Mais de quoi se mêlait donc ce type ? De tout ? De toute sa vie ? Parfaitement informé des concerts, il était là, fidèle au poste, le brave, le fidèle, l’irréprochable Danglard. Merde, Camille ne lui appartenait pas, nom d’un chien. Que tentait donc le capitaine avec sa protection rapprochée ? D’entrer dans son existence ? Une véritable rogne le dressa tout entier contre son adjoint. Le bienfaiteur aux cheveux grisonnants qui se glissait par la porte que le chagrin de Camille lui laissait entr’ouverte.

La rapidité avec laquelle Danglard s’éclipsa surprit Adamsberg. Le capitaine avait contourné l’église et attendait la sortie des musiciens. Pour les félicitations sans doute. Mais Danglard chargea le matériel dans une voiture et se mit au volant, emportant Camille avec lui. Adamsberg démarra derrière eux, désireux de savoir jusqu’où son adjoint étendait sa secrète prévenance. Après une halte et dix minutes de route, le capitaine se gara et ouvrit la portière à Camille qui lui tendit un paquet roulé dans une couverture. Cette couverture, et le fait que le paquet poussât un cri, lui firent saisir en un spasme l’étendue de la situation.

Un enfant, un bébé. Et, d’après sa taille et sa voix, un minuscule bébé d’un mois d’âge. Immobile, il regarda la porte de la maison se refermer sur le couple. Danglard, infâme salaud, ignoble voleur.

Qui ressortit rapidement, saluant Camille d’un geste amical, et s’engouffra dans un taxi.


Bon dieu, un enfant, ressassait Adamsberg sur la route qui le ramenait vers Hull. À présent que Danglard avait quitté le rôle de suborneur pour redevenir le bon et bienveillant capitaine — ce qui n’atténuait guère son ressentiment envers lui —, ses pensées se concentraient en faisceau sur la jeune femme. Par quel tour de passe-passe inconcevable retrouvait-il Camille avec un enfant ? Un tour qui exigeait, réalisa-t-il en cet instant, le passage effronté d’un homme. Un bébé d’un mois, calcula-t-il. Plus neuf égale dix. Camille n’avait donc pas attendu plus de dix semaines après son départ pour lui trouver un successeur. Adamsberg appuya sur l’accélérateur, soudain impatient de doubler ces foutus chars qui se suivaient docilement à la vitesse sacrée de 90 km/h. Le fait était là, et Danglard en avait été informé depuis les débuts sans lui en souffler mot. Il comprenait pourtant que son adjoint lui ait épargné cette nouvelle qui, aujourd’hui même, lui cinglait l’esprit. Et pourquoi ? Qu’avait-il espéré ? Que Camille pleure mille ans sans bouger sur son amour perdu ? Se pétrifie en une statue qu’il pourrait réanimer à son gré ? Comme dans les contes ? aurait dit Trabelmann. Non, elle avait chancelé, vécu et rencontré une espèce de gars, tout bonnement. Réalité râpeuse qu’il percutait sèchement.


Non, pensa-t-il en s’étendant sur son lit. Non, il n’avait jamais réellement compris qu’il perdait Camille en perdant Camille. Simple logique dont il n’avait que faire. Il y avait à présent ce foutu père qui l’expulsait hors du paysage. Jusqu’à Danglard qui avait choisi son parti contre lui. Il imaginait sans peine le capitaine entrant à la maternité et serrant la main du nouveau venu, un homme fiable, un homme sûr, offrant toute sa droiture en bienfaisant contraste. Un gars irréprochable et rectiligne, un industriel avec un labrador, deux labradors, des chaussures et des lacets neufs.

Adamsberg le haït férocement. Ce soir, il aurait massacré ce type et ses chiens dans l’instant. Lui, le flic, lui, le bœuf, le coch, il l’aurait tué. Et d’un coup de trident, pourquoi pas ?

Загрузка...