V

Une fois chez lui, Adamsberg parcourut sa bibliothèque hétérogène à la recherche d’un livre quelconque susceptible de lui parler de Neptune Poséidon. Il y trouva un vieux manuel d’histoire où, page soixante-sept, le dieu de la Mer lui apparut dans toute sa splendeur, tenant à la main son arme divine. Il examina un moment, lut le petit commentaire qui légendait le bas-relief, puis, le livre toujours en main, se jeta sur son lit tout habillé, rincé de fatigue et de chagrin.

Le hurlement d’un chat se battant sur les toits le réveilla vers quatre heures du matin. Il ouvrit les yeux dans l’obscurité, fixa le cadre plus clair de la fenêtre, face à son lit. Sa veste suspendue à la poignée formait une large silhouette immobile, celle d’un intrus apparu dans sa chambre le regardant dormir. Le clandestin qui avait pénétré son antre et ne le lâchait pas. Adamsberg ferma brièvement les yeux et les rouvrit. Neptune et son trident.

Cette fois, ses bras se mirent à trembler, cette fois son cœur s’accéléra. Rien de commun avec les quatre tornades qu’il avait subies, mais de la stupéfaction et de la terreur.

Il but longuement au robinet de la cuisine et s’aspergea le visage et les cheveux d’eau froide. Puis il ouvrit tous les placards à la recherche de quelque alcool, boisson forte, piquante, épicée, peu importe. Il devait bien exister une chose de ce genre quelque part, au moins un reste abandonné, un soir, par Danglard. Il trouva enfin une bouteille en terre cuite inconnue dont il ôta rapidement le bouchon. Il colla son nez au goulot, examina l’étiquette. Du genièvre, 44°. Ses mains faisaient trembler l’épaisse bouteille. Il remplit un verre et le vida d’un coup. Deux fois de suite. Adamsberg sentit son corps se démembrer et alla s’affaler dans un vieux fauteuil, ne laissant qu’une petite lampe allumée.


À présent que l’alcool avait engourdi ses muscles, il pouvait réfléchir, commencer, essayer. Tenter de regarder le monstre que l’évocation de Neptune avait, enfin, fait émerger de ses propres cavernes. Le clandestin, le terrible intrus. L’assassin invincible et altier qu’il nommait le Trident. L’imprenable tueur qui avait fait chanceler sa vie, trente ans plus tôt. Pendant quatorze années, il l’avait pourchassé, traqué, espérant chaque fois le saisir et sans cesse perdant sa proie mouvante. Courant, tombant, courant encore.

Et tombant. Il y avait laissé des espoirs et, surtout, il y avait perdu son frère. Le Trident avait échappé, toujours. Un titan, un diable, un Poséidon de l’enfer. Levant son arme à trois pointes et tuant d’un seul coup au ventre. Laissant derrière lui ses victimes empalées, marquées de trois trous rouges en ligne.

Adamsberg se redressa dans son fauteuil. Les trois punaises rouges alignées au mur de son bureau, les trois trous sanglants. La longue fourchette à trois dents que maniait Enid, le reflet des pointes du Trident. Et Neptune, levant son sceptre. Les images qui lui avaient fait si mal, déclenchant les tornades, faisant affluer le chagrin, libérant en une coulée de boue son angoisse revenue.

Il aurait dû savoir, songeait-il maintenant. Relier la violence de ces chocs à l’ampleur douloureuse de sa longue marche avec le Trident. Puisque nul ne lui avait causé plus de douleur et d’effroi, de détresse et de rage que cet homme. La béance que le tueur avait creusée dans sa vie, il avait fallu, il y a seize ans, la colmater, la murer et puis l’oublier. Elle s’ouvrait brutalement sous ses pas, ce jour et sans raison.


Adamsberg se leva et arpenta la pièce, bras croisés sur son ventre. D’un côté, il se sentait délivré et presque reposé d’avoir identifié l’œil du cyclone. Les tornades ne reviendraient plus. Mais la brutale réapparition du Trident l’effarait. En ce lundi 6 octobre, il ressurgissait tel un spectre passant soudainement les murailles. Réveil inquiétant, retour inexplicable. Il rangea la bouteille de genièvre et rinça soigneusement son verre. À moins qu’il ne comprenne pourquoi, qu’il ne sache pour quelle raison le vieil homme avait ressuscité. Entre sa paisible arrivée à la Brigade et le surgissement du Trident, il lui manquait à nouveau un lien.

Il s’assit au sol, le dos contre le radiateur, les mains enserrant ses genoux, songeant au grand-oncle ainsi calé dans un creux de rocher. Il lui fallait se concentrer, fixer un point, plonger son œil au plus profond sans lâcher prise. Revenir à la première apparition du Trident, à la rafale initiale. Lorsqu’il parlait de Rembrandt donc, lorsqu’il expliquait à Danglard la faille de l’affaire d’Hernoncourt. Il se repassa cette scène en esprit. Autant mémoriser les mots exigeait de lui un effort laborieux, autant les images s’incrustaient aisément en lui comme des cailloux dans la terre molle. Il se revit assis sur l’angle du bureau de Danglard, il revit le visage mécontent de son adjoint sous son bonnet à pompon tronqué, le gobelet de vin blanc, la lumière qui venait de la gauche. Et lui, parlant du clair-obscur. Dans quelle attitude ? Bras croisés ? Sur les genoux ? Main sur la table ? Dans les poches ? Que faisait-il de ses mains ?

Il tenait un journal. Il l’avait attrapé sur la table, déplié, et feuilleté sans le voir durant sa conversation. Sans le voir ? Ou bien au contraire en le regardant ? Si fort qu’une lame de fond avait jailli de sa mémoire ?


Adamsberg consulta sa montre, cinq heures vingt du matin. Il se releva rapidement, réajusta sa veste chiffonnée et sortit. Sept minutes plus tard, il déverrouillait l’alarme du portail et pénétrait dans les locaux de la Brigade. Le hall était glacé, le spécialiste qui devait venir à dix-neuf heures n’était pas venu.

Il salua le planton de garde et se glissa sans bruit dans le bureau de son adjoint, évitant d’alerter l’équipe de nuit de sa présence. Il n’alluma que la lampe du bureau et chercha le journal. Danglard n’était pas homme à le laisser traîner sur sa table et Adamsberg le trouva rangé dans le meuble classeur. Sans prendre le temps de s’asseoir, il en tourna les pages en quête de quelque signe neptunien. Ce fut pire. En page sept, et sous le titre « Une jeune fille assassinée de trois coups de couteau à Schiltigheim », une mauvaise photo révélait un corps sur une civière. En dépit de la trame clairsemée du cliché, on distinguait le pull bleu pâle de la jeune fille et, au haut du ventre, trois trous rouges en ligne.

Adamsberg contourna la table et s’assit dans le fauteuil de Danglard. Il tenait entre les doigts le dernier fragment du clair-obscur, les trois blessures entraperçues. Cette marque sanglante tant de fois vue par le passé, signalant le passage du tueur qui gisait dans sa mémoire, inerte depuis seize ans. Que cette photo avait réveillé en sursaut, déclenchant la terrible alarme et le retour du Trident.

À présent, il était calme. Il ôta la feuille du quotidien, la plia et la fourra dans sa poche intérieure. Les éléments étaient en place et les rafales ne reviendraient plus. Pas plus que le Trident, exhumé sur un simple croisement d’images. Et qui, après ce bref malentendu, irait rejoindre sa caverne d’oubli.

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