Chapitre 9

Arthur se retourne vers le chef de la tribu des Bongo-Matassalaï.

« Je crois que ça a marché », annonce-t-il timidement. Les guerriers n'en doutent pas une seconde. Ce n'est pas le cas d'Alfred qui ne comprend décidément rien à ce nouveau jeu qui réunit des fantômes de deux mètres quinze, un nain de jardin, un tapis de prières et une longue-vue. Bétamèche déboule dans la salle des passages, en une glissade qui n'en finit pas.


Il se rue sur un cocon de soie qui pend du plafond. « Passeur ! Passeur ! Réveillez-vous, il y a urgence ! », hurle-t-il en cognant au cocon. Pas de réponse. Bétamèche sort une lame bizarre de son couteau multifonctions. C'est un coupe-cocon, évidemment. Il fend la soie sur toute la largeur. Le passeur, qui dormait paisiblement la tête en bas, glisse à travers les parois soyeuses et s'écrase au sol : « Nom d'une boule à guimauve ! », marmonne le vieux Minimoy en se frottant la tête. Il dégage sa longue barbe blanche, emmêlée dans ses jambes, puis arrange les poils de ses oreilles : « Qui a osé ? »

Le vieux lutin aperçoit le jeune prince et sa bouille réjouie : « Bétamèche ?! Petit vaurien ! Tu n'as rien trouvé de mieux pour t'amuser ?! »

- C'est mon père qui m'envoie. C'est pour un passage, explique l'enfant, trépignant d'impatience.

- Encore ?! se plaint le passeur. Qu'est-ce qu'ils ont tous à vouloir passer en ce moment ?!

- Le dernier passage remonte tout de même à trois ans ! note Bétamèche avec bon sens.

- C'est bien ce que je dis ! Je commençais à peine à m'endormir ! répond le passeur en s'étirant.

- Dépêchez-vous ! Le Roi s'impatiente ! insiste le prince.

- Le Roi, le Roi ! D'ailleurs, le sceau royal, où est-il ? Bétamèche le sort de sa poche et le tend au passeur.

- Bon. C'est bien le sceau, en effet, conclut-il après un rapide examen.

Il prend l'objet royal et l'enclenche dans une boîte, à même le mur.

- La Lune maintenant. Est-elle bien pleine ?

Le vieux passeur tire une petite trappe dans le mur, comme un couvercle de poubelle murale. Un miroir y est fixé et renvoie l'image de la Lune, imposante, luisante, et surtout pleine.

- Elle est bien belle, s'émeut le passeur.

- Dépêchez-vous, passeur ! Le rayon s'affaiblit.

- Oui, c'est bon ! C'est bon ! répond-il en grommelant.

Il s'approche des trois bagues, les mêmes que celles qui se trouvent à l'autre bout de la lunette et qu'Arthur a soigneusement alignées. Sauf que de ce côté, pour les Minimoys, elles apparaissent énormes. Le passeur attrape la première couronne.

- Trois crans vers la droite, pour le corps, dit le vieil homme en s'exécutant.

Puis il attrape la deuxième couronne.

- Trois crans à gauche, pour l'esprit.

La deuxième bague tourne lentement jusqu'au troisième cran. Le passeur saisit la troisième couronne.

- Et maintenant, un tour complet... Pour l'âme.

Le passeur attrape la troisième couronne comme un forain attrape la roue de sa loterie, et la fait tourner. D'un seul coup, le rayon qui venait de la Lune change de nature et se met à onduler comme une ligne d'horizon sous l'effet de la chaleur.

- Accroche-toi, lance le chef africain à Arthur.

- M'accrocher ? Mais à quoi ? répond l'enfant avec étonnement. À peine a-t-il posé la question qu'il se met à rétrécir à toute vitesse, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Arthur, par instinct, se raccroche au passage à la lunette. Il se colle le dos contre le verre, tandis qu'il continue de rétrécir.

- Qu'est-ce qu'il m'arrive ?! demande-t-il, affolé.

- Tu vas rejoindre nos frères les Minimoys, lui répond calmement l'Africain. Mais n'oublie pas que tu n'as que trente-six heures pour remplir ta mission. Si après-demain, à midi, tu n'es pas de retour, la porte se refermera... pour mille jours ! précise le chef avec fermeté.

Arthur acquiesce de sa petite tête qui ne cesse de rétrécir. Derrière lui, le verre est maintenant haut comme un immeuble. Soudain, la paroi en question devient molle et Arthur s'y enfonce. Il traverse la serre et tombe dans la longue-vue. Le voilà qui roule, qui boule, qui se heurte partout, comme un pantin tombé dans l'escalier.

Il termine sa chute en s'écrasant bruyamment contre le dernier verre, celui qui donne dans la salle des passages.


Arthur se frotte la tête tandis que Bétamèche apparaît déjà en haut de son escabeau.

Les deux garçons semblent aussi surpris l'un que l'autre. Bétamèche finit par sourire et par lui faire un signe de la main, en signe de bienvenue. Arthur, un peu embêté, lui rend la pareille.

Le Minimoy lui parle et lui fait des grands gestes, mais le verre épais empêche toute conversation. Bétamèche accentue ses gestes. Visiblement, il essaye de lui faire comprendre quelque chose.

« Je n'entends rien ! », lui hurle Arthur en mettant ses mains en porte-voix.

Bétamèche s'approche du verre et souffle dessus pour le couvrir de buée, puis il dessine une clé.

« La clé ? », dit Arthur en mimant le geste de la serrure. Le Minimoy secoue la tête. Arthur se souvient d'un seul coup :

« Ah ! La clé ! Celle qu'il faut toujours garder sur soi ! » Arthur fouille ses poches et en sort la fameuse clé, toujours reliée à son étiquette.

Bétamèche le félicite et lui indique la serrure, sur la paroi de gauche.

L'enfant suit les indications et traverse la longue-vue jusqu'à la paroi, épaisse comme la coque d'un cargo. Arthur hésite à entrer la clé dans la serrure, mais Bétamèche l'encourage en gesticulant. L'enfant met la clé et la tourne.

Aussitôt, un mécanisme invisible se déclenche et le plafond commence à descendre à une vitesse impressionnante. Arthur lève la tête et regarde cette masse qui descend inexorablement vers lui.

Il est dans un piège. Le plafond va l'écraser. La panique l'envahit.

Il tape contre le verre et appelle Bétamèche à son secours. Le Minimoy est tout sourire et lui montre ses deux pouces en l'air, en signe de félicitations.

Arthur est abasourdi par tant de cruauté. Il se sent perdu. Il tape de toutes ses forces sur le verre qui n'en a que faire. « Je ne veux pas mourir, Bétamèche ! Pas tout de suite ! Pas comme ça ! », hurle le pauvre garçon, déjà à bout de souffle. Le plafond se rapproche et va l'écraser dans quelques secondes. Arthur regarde Bétamèche dans les yeux. La dernière image qu'il emportera sera donc la mine réjouie de ce satané lutin.

Le plafond de verre arrive sur la tête d'Arthur et l'oblige rapidement à s'aplatir au sol pour mieux l'écraser de tout son long.

Mais la pression du verre ne l'écrase pas réellement, elle l'enfonce dans le verre devenu mou : Arthur s'enfonce comme une cuillère dans la confiture. Impossible de s'échapper ou de bouger dans cette matière trop dense et gélatineuse. Il faut juste attendre quelques secondes qu'elle vous recrache de l'autre côté.


Arthur tombe de la lentille et s'écrase au sol, emberlificoté dans des centaines de fils gélatineux, comme s'il était tombé dans une cuve à chewing-gum.

L'enfant est en vrac, aux pieds de Bétamèche.

« Bienvenue aux pays des Minimoys », lui lance le petit prince tout joyeux, les bras grands ouverts.

Arthur se lève comme il peut, et tente de se débarrasser de tous ces fils qui le ligotent.

Il n'a pas encore réalisé qu'il n'est plus un petit garçon. Il est devenu un authentique Minimoy.

« Tu m'as fait très peur Bétamèche ! Je n'entendais rien, alors j'ai cru que j'allais mourir et que...» Arthur s'arrête au milieu de sa phrase.

En enlevant un fil de son bras, il vient de comprendre que son membre n'a plus rien à voir avec celui dont il a l'habitude. Arthur n'ose pas encore admettre l'inimaginable. Il se débarrasse des fils gluants, découvrant peu à peu son corps de Minimoy.

Bétamèche le prend par les épaules et le retourne pour qu'il puisse se regarder dans le reflet de la lentille. Arthur est stupéfait. Il se touche le corps, puis le visage, comme pour vérifier qu'il ne s'agit pas d'un rêve. « C'est incroyable », finit par lâcher l'enfant. Le passeur sourit, tout en recousant son cocon. « Bon, vous n'avez plus besoin de moi, maintenant. Je retourne me coucher. »

Il attrape l'escabeau de Bétamèche pour remonter dans son cocon, qu'il finit de recoudre de l'intérieur. Arthur est toujours hypnotisé par son reflet. « C'est vraiment incroyable ! »

- Bon ! Tu t'admireras plus tard ! lui lance Bétamèche en le tirant par le bras. Le conseil t'attend.


Le chef de la tribu des Bogo-Matassalaï retire délicatement la longue-vue de son trou, tandis que ses frères replient soigneusement le tapis à cinq branches.

Le chef regarde une dernière fois dans le trou.

« Bonne chance, Arthur », dit-il avec émotion.

Il remet le nain de jardin à sa place et la petite tribu disparaît dans la nuit, comme elle était venue.


Le moteur de la vieille Chevrolet s'arrête d'avoir trop toussé. La lumière des phares diminue rapidement puis finit par s'éteindre.

La nuit a repris ses droits et le silence est maintenant total... Sauf un léger bourdonnement que l'on perçoit à peine et qui vient du premier étage.

Probablement la grand-mère qui ronfle, comme une locomotive insouciante.


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