Chapitre 14
La grand-mère ouvre la porte d'entrée et cède le passage aux deux policiers qui lui rendent visite. Ils sont en tenue mais tiennent poliment leur casquette à la main. « Mon mari a disparu il y a trois ans et maintenant mon petit-fils... Je ne survivrai pas davantage à autant de malheurs », confie la grand-mère en serrant son mouchoir en dentelle.
- Calmez-vous madame Suchot, lui dit le policier, toujours aussi gentil. C'est sûrement une petite fugue. Tous ces événements ont dû le perturber. Je suis sûr qu'il ne doit pas être loin, fait-il en regardant l'horizon, alors qu'il suffirait de se pencher vers la pelouse.
- On va patrouiller et je suis sûr qu'on va le retrouver. Vous pouvez compter sur nous !
Pendant quelques secondes, le policier rappelle le patrouilleur qu'Arthur s'était inventé et qui sillonnait les tranchées, fier comme un héros de série télé. La grand-mère soupire, à moitié soulagée.
- Merci, en tout cas...
Les policiers la saluent poliment et rejoignent leur voiture en remettant leur casquette.
La Mamie leur adresse un petit signe d'adieu, tandis que la voiture de police quitte le jardin. Le vrombissement du moteur résonne jusqu'au niveau du sol et fait vibrer les brins d'herbe. À la taille d'un Minimoy, ce simple départ de voiture est vécu comme un tremblement de terre qui s'éloigne.
- C'était quoi ? demande Arthur, inquiet.
- Les humains, répond Sélénia, habituée.
- Ah ?! murmure Arthur, qui se sent un peu coupable.
Il n'avait pas imaginé les dégâts qu'un être humain pouvait causer au cours de ses simples gestes quotidiens. Bétamèche a déplié sa carte, détrempée et délavée.
- Zut ! On ne voit plus rien ! Comment on va faire maintenant ?! s'inquiète le petit prince.
Arthur lève le nez vers le ciel.
- Le soleil est là. La citerne est au nord. Il faut donc aller par là ! dit-il en montrant le chemin de son bras tendu. Faites-moi confiance ! ajoute-t-il avec une prétention toute nouvelle. Il écarte trois brins d'herbe et tombe dans un trou gigantesque. Un vrai cratère. Heureusement, il s'est retenu à une racine et il a évité une chute de plus de cent mètres. Il se hisse le long de la racine et remonte sur le bord du cratère.
- Qu'est-ce que c'est que ça ? lance Arthur, halluciné par ce trou béant.
- Les humains encore, répond Sélénia avec tristesse. Depuis hier on dirait qu'ils ont juré notre perte. Ils ont fait des dizaines de trous comme celui-là, sur tout le territoire. Des trous réalisés par Arthur durant sa chasse au trésor.
Il aimerait bien s'excuser mais il n'a pas encore le courage de se dénoncer.
Sur le flanc opposé, une colonie de fourmis a fabriqué un chemin qui descend au fond du cratère. Elles ont toutes un gros sac de terre sur le dos.
- Elles en ont pour des mois de travail pour réparer et refaire leur réseau, dit Sélénia.
- Si seulement on savait pourquoi ces abrutis font des trous partout ! ajoute Bétamèche, dépité.
Arthur n'en mène pas large. Il aimerait tellement pouvoir expliquer que l'abruti... C'est lui.
- Ne sois pas stupide, Béta ! Les humains ne connaissent pas notre existence. Ils ne peuvent donc pas savoir les dégâts qu'ils provoquent, explique Sélénia avec beaucoup de tolérance.
- Bientôt ils le sauront, intervient Arthur. Et ce genre de catastrophe n'arrivera plus jamais. Vous avez ma parole.
- ... On verra, lui répond Sélénia, d'un naturel sceptique. En attendant, le jour tombe. Il faut trouver un endroit pour dormir.
La lumière orange de fin de journée a rendu le paysage pratiquement monochrome. Seul le ciel, influencé par la nuit, a conservé son bleu profond.
Le petit groupe s'avance vers un coquelicot, bien rouge et bien seul.
Bétamèche a sorti son couteau multifonctions.
- Où ont-ils mis la métaglue ? se demande-t-il en tripotant l'engin.
Il appuie sur un bouton et une immense flamme sort de l'objet. Arthur a juste le temps de se baisser pour voir la flamme lui passer à ras du crâne.
- Oups ! lâche Bétamèche en guise d'excuses.
Sélénia lui arrache le contenu des mains et cherche à sa place.
- Donne-moi ça, tu vas finir par blesser quelqu'un !
- Je l'ai pas depuis longtemps. Je l'ai eu pour mon anniversaire, explique le petit prince.
- Quel âge as-tu ? l'interroge Arthur.
- Trois cent quarante-sept ans. Dans dix-huit ans, je serai majeur, explique le petit prince, tout joyeux.
Arthur a le boulier qui s'emmêle.
Sélénia appuie sur le bon bouton et un jet de métaglue vient se coller sur l'un des pétales du coquelicot. Spiderman n'aurait pas fait mieux.
Elle sort un pic du couteau et le plante dans le sol. Un petit mécanisme se déclenche et enroule le fil qui tire sur le pétale et l'ouvre, comme le pont-levis d'une forteresse. Arthur est toujours dans ses calculs.
- Et... Sélénia ? Elle a quel âge ? demande-t-il, pour comprendre.
- Bientôt mille ans, l'âge de raison, répond Bétamèche avec un brin d'envie. C'est son anniversaire dans deux jours !
Arthur ne comprend plus rien. Lui qui était si fier d'avoir dix ans.
Le pétale est maintenant complètement ouvert et suffisamment abaissé pour que Sélénia puisse grimper et entrer dans la fleur.
Elle sort son épée, attrape les étamines et les coupe à la base. Puis elle les secoue jusqu'à ce que les petites boules jaunes se décrochent et forment une couche douillette. Arthur la regarde faire son lit avec émerveillement. Sélénia jette les tiges d'étamines, devenues inutiles, et accueille les deux garçons qui grimpent dans la fleur. Bétamèche se jette directement, avec délice, dans ce lit de boules jaunes.
- Je suis mort de fatigue ! Bonne nuit ! dit-il en prenant à peine le temps de se retourner avant de s'endormir. Arthur n'en revient pas. En voilà un qui n'a pas besoin du produit de la grand-mère !
- Il a le sommeil facile ! commente-t-il.
- Il est jeune, explique Sélénia.
- Deux cent quarante-sept ans, c'est déjà pas mal ! Sélénia récupère la petite boule lumineuse dans le sac de son frère. Elle secoue la boule qui s'allume et la laisse flotter dans le coquelicot.
- Et toi ? Tu vas vraiment avoir mille ans dans deux jours ?
- Oui, répond simplement la princesse, avant de couper le fil de métaglue d'un coup d'épée.
Le pétale remonte aussitôt et referme la fleur. À l'intérieur, l'ambiance est feutrée, la lumière est douce et l'atmosphère est romantique à souhait. Si Arthur s'appelait Julio, il pousserait la chansonnette.
Sélénia s'étire un peu et s'allonge sur le lit de boules jaunes, comme un chat s'allonge sur la moquette. Arthur est charmé, grisé, et donc un peu perdu. Il vient s'asseoir doucement à côté d'elle. Sélénia ne dit rien, elle est dans ses pensées :
- ... Dans deux jours, je dois succéder à mon père et veiller à mon tour sur le peuple Minimoy jusqu'à ce que mes enfants aient mille ans et me succèdent à leur tour. Ainsi va la vie au pays des sept terres.
Arthur reste un moment sans rien dire. Un peu songeur.
- Mais... Pour faire des enfants, il faut... Un mari ?
- Je sais. Mais ça va, il me reste deux jours pour en trouver un ! Bonne nuit ! dit-elle en se retournant.
Arthur reste comme un idiot, avec cent questions à poser. Il se penche un peu pour vérifier, mais elle ronronne déjà. Le petit garçon soupire et se contente de s'allonger à côté de la princesse ce qui, réflexion faite, n'est déjà pas si mal. Il glisse ses mains sous sa nuque et laisse un large sourire embellir sa frimousse.
La nuit est presque là. Les premières étoiles scintillent. Il n'y a plus que ce coquelicot lumineux au milieu d'une forêt qui s'endort, comme un phare sur une côte invisible. Le couteau de Bétamèche brille sous la Lune, en attendant le petit jour.
Mais une main apparaît et saisit le couteau. Une main rugueuse. Une main qui fait peur. La nuit tombe davantage et couvre la fuite du criminel.
La grand-mère sort sur le perron, une lanterne à bougie à la main.
Elle scrute un peu la nuit à l'aide de cette faible lumière, mais les alentours sont muets et n'apportent aucun signe d'Arthur.
Résignée, elle suspend la lampe au crochet qui surplombe l'entrée et rentre chez elle, définitivement malheureuse.
Les premiers rayons de soleil viennent découper les collines noires, à l'horizon.