Chapitre 1

La campagne était comme à son habitude, ondulante et verdoyante, rasée de près par un soleil tranchant. Un ciel d'azur veillant sur elle, des petits nuages en coton prêts à jouer les sauveurs.


La campagne était belle, comme tous les matins de ces longues vacances d'été dont même les oiseaux semblaient profiter paresseusement.

Rien dans cette belle matinée ne pouvait laisser présager la terrible aventure qui allait débuter.


Au milieu de cette vallée, il y a ce bout de jardin en bord de rivière et surtout, cette maison au style étrange. Vaguement coloniale, sûrement briarde, elle est tout en bois, avec un long balcon. Sur le côté, un grand garage servant plutôt d'atelier, sur lequel vient s'adosser une grosse citerne en bois.


Un peu plus loin, une vieille éolienne surveille le jardin, comme un phare surveille ses bateaux. Elle semble tourner pour nous faire plaisir. Il faut dire que dans ce petit coin de paradis, même le vent souffle gentiment. Pourtant, aujourd'hui, c'est un souffle de terreur qui va envahir cette paisible maison. La porte d'entrée explose littéralement et une grosse dame vient prendre possession du perron. « Arthur ?!!! », hurle-t-elle, à en perdre une dent.


La Mamie a la soixantaine. Elle est plutôt ronde, même si sa belle robe noire, bordée de dentelle, a pour mission de dissimuler ses rondeurs.

Elle finit de mettre ses gants, ajuste son chapeau et tire violemment la cloche.

« Arthur ?! », hurle-t-elle encore une fois, mais elle n'obtient toujours pas de réponse.

« Où est-il encore passé ? Et le chien ? Disparu lui aussi ?.. Alfred ?! »

La Mamie gronde comme un orage lointain. Elle n'aime pas être en retard.

Elle fait demi-tour et entre à nouveau dans la maison.

L'intérieur est décoré sobrement mais avec goût. Le parquet est bien ciré et la dentelle a envahi tous les meubles, comme le lierre envahit les murs.

Mamie pose ses pieds sur les patins et traverse le salon en grommelant :

« C'est un excellent chien de garde, vous verrez ! Comment ai-je pu me faire avoir aussi bêtement ?! » Elle arrive à l'escalier qui monte aux chambres. « Je me demande bien ce qu'il garde, ce chien-là ! Il n'est jamais à la maison ! Comme Arthur ! Des vrais courants d'air ces deux-là ! », bougonne-t-elle tout en ouvrant la porte d'une chambre. Visiblement, c'est celle d'Arthur. Elle est plutôt bien rangée pour une chambre d'enfant, mais la tâche semble aisée vu qu'il n'y a presque pas de jouets, sauf quelques-uns en bois datant d'une autre époque. « Pensez-vous qu'ils s'inquiètent de voir leur pauvre grand-mère leur courir après toute la journée ?! Rien du tout ! », se plaint-elle, tout en avançant jusqu'au bout du couloir. « Je ne demande pourtant pas grand-chose ! Juste qu'il s'arrête cinq minutes par jour ! Comme tous les enfants de son âge ! », dit-elle en levant les yeux au ciel, mais elle s'arrête d'un seul coup. Une idée a germé. Elle écoute la maison, étrangement silencieuse. La Mamie se met à parler à voix basse. « Cinq minutes de calme... Où il pourrait jouer calmement... dans un coin... sans faire de bruit...», murmure-t-elle en glissant vers le fond du couloir.

Elle s'approche de la dernière porte où l'on peut lire, gravé sur une planche de bois : « Entrée interdite ».

Elle ouvre doucement la porte pour surprendre d'éventuels intrus.

Malheureusement, la porte la trahit d'un grincement faible mais sournois.

Mamie grimace, du coup on dirait que le grincement lui sort de la bouche.

Elle passe la tête dans la pièce interdite.


Il s'agit d'un grenier aménagé en vaste bureau, un mélange de joyeuse brocante et d'atelier d'un professeur un peu fou. De part et d'autre du bureau, une large bibliothèque regorgeant de vieux livres reliés en cuir. Au-dessus, une bannière en soie décore la soupente et nous livre une énigme : « Les mots en cachent souvent d'autres », peut-on y lire. Notre savant est donc aussi philosophe.


La Mamie avance doucement au milieu de ce bric à brac, à tendance franchement africaine. Des lances un peu partout semblent avoir poussé du sol comme des bambous. Une superbe collection de masques africains est accrochée au mur. Ils sont magnifiques, sauf... celui qui manque. Un clou est tout seul au milieu du mur.

La Mamie tient là son premier indice. Elle n'a plus qu'à suivre les ronflements qui sont de plus en plus perceptibles.


Mamie avance encore un peu et découvre Arthur, allongé à même le sol, le masque africain sur le visage, ce qui amplifie ses ronflements.

Évidemment, Alfred est allongé à ses côtés et sa queue bat la mesure sur le masque en bois.

La Mamie ne peut s'empêcher de sourire devant cet émouvant tableau.

« Tu pourrais quand même répondre quand je vous appelle ! Ça fait une heure que je vous cherche ! », murmure-t-elle au chien, pour ne pas réveiller Arthur trop brutalement. Alfred fait son mignon.

« Oh, prends pas ton petit air malheureux comme ça ! Tu sais très bien que je ne veux pas que vous veniez dans la chambre de grand-père et que vous touchiez à ses affaires ! », dit-elle avec fermeté, avant d'enlever doucement le masque du visage d'Arthur.

Sa petite tête d'ange polisson apparaît dans la lumière. La Mamie fond comme neige au soleil. C'est vrai que lorsqu'il dort, on en mangerait de ce petit lapin aux taches de rousseur et aux cheveux en bataille. Et puis c'est tellement bon de voir l'innocence qui se repose, de voir un petit bonhomme désarticulé par l'insouciance.

La Mamie soupire de bonheur devant ce petit ange qui remplit sa vie.

Alfred couine un peu, sûrement par jalousie. « Oh toi, ça va ! Je serais à ta place, je me ferais oublier cinq minutes », lui lance-t-elle. Alfred semble comprendre l'avertissement.

La Mamie pose gentiment la main sur le visage de l'enfant. « Arthur ?! », murmure-t-elle gentiment, mais les ronflements s'accentuent. Elle sort sa grosse voix.

« Arthur ?! », tonne-t-elle dans la pièce qui s'en fait l'écho. Le gamin se redresse en sursaut, en désordre, en pleine bataille.

« Au secours ! Une attaque ! À moi mes hommes ! Alfred ?! Formez le cercle ! », balbutie-t-il à moitié endormi. La Mamie l'attrape énergiquement.

« Arthur, calme-toi ! C'est moi ! C'est Mamie ! », lui répète-t-elle à plusieurs reprises. Arthur reprend ses esprits et semble réaliser où il se trouve et surtout face à qui.

- Excuse-moi Mamie... J'étais en Afrique.

- Je vois ça ! répond-elle en souriant... Et tu as fait bon voyage ?

- Formidable ! J'étais avec Grand-père, dans une tribu africaine. Des amis à lui, lance-t-il en aparté.

La Mamie acquiesce et se prête au jeu.

- On était entourés par des dizaines de lions féroces, sortis de nulle part !

- Oh mon Dieu ! Et qu'as-tu fait pour te sortir d'une pareille situation ? s'inquiète (faussement) la Mamie.

- Moi, rien, répond-il modestement. C'est Grand-père qui a tout fait ! Il a déployé la grande toile et on la tendue, au beau milieu du bush !

- Une toile ? Quelle toile ? interroge la Mamie.


Arthur est déjà debout et monte sur une caisse pour atteindre le rayon qui l'intéresse dans la bibliothèque.

Il attrape un livre et l'ouvre rapidement à la bonne page.

- Là. Tu vois ? Il a peint toute une toile qu'il a mise en rond. Comme ça, les animaux féroces tournent et sont incapables de nous trouver. On est comme... invisible », lance-t-il avec satisfaction.

- Invisible mais pas inodore ! lui rétorque la Mamie. Arthur joue celui qui n'a pas compris.

- As-tu pris ta douche ce matin ? ajoute-t-elle.

- J'y allais avec plaisir quand je suis tombé sur ce livre ! Et il est tellement passionnant que j'ai un peu oublié le reste, avoue-t-il, en feuilletant les pages. Regarde tous ces dessins ! C'est tous les travaux que Grand-père a faits pour les tribus les plus isolées !

La Mamie regarde d'un œil les dessins qu'elle connaît par cœur.

« Ce que je vois surtout, c'est qu'il était plus passionné par les tribus africaines que par la sienne, lance-t-elle avec humour.


Arthur s'est de nouveau plongé dans les dessins.

- Regarde celui-là. Il avait creusé un puits super-profond et inventé tout un système avec des bambous pour transporter l'eau, à plus d'un kilomètre !

- C'est ingénieux, mais les Romains avaient inventé le système bien avant lui. Ça s'appelait des oléoducs, lui rappelle la Mamie.

Voilà une page d'histoire qui semble avoir totalement échappé à Arthur.

- Les Romains ? Jamais entendu parler de cette tribu-là ?! dit-il naïvement.

La Mamie ne peut s'empêcher de sourire et d'en profiter pour passer la main dans ses cheveux ébouriffés.

- C'est une très vieille tribu, qui vivait en Italie il y a bien longtemps, lui explique la grand-mère. Leur chef s'appelait César.

- Comme la salade ? lui demande Arthur avec intérêt.

- Oui, comme la salade, lui répond la Mamie, en souriant davantage. Allez, range-moi tout ça, on doit aller en ville faire quelques courses.

- Ça veut dire pas de douche pour aujourd'hui ? se réjouit Arthur.

- Non, ça veut dire pas de douche pour l'instant ! Tu la prendras en rentrant ! Allez dépêche-toi ! lui ordonne la grand-mère.


Arthur range méthodiquement les livres qu'il a dérangés tandis que la Mamie remet à sa place le masque africain. C'est vrai qu'ils ont fière allure, tous ces masques de guerriers offerts à son mari en signe d'amitié. La grand-mère les regarde un instant, se remémorant probablement quelques-unes des aventures qu'elle a partagées avec son mari maintenant disparu.

La nostalgie l'envahit quelques secondes et elle lâche un profond soupir, long comme un souvenir. « Mamie ? Pourquoi il est parti Grand-père ? » La phrase résonne dans le silence, et cueille la grand-mère en pleine nostalgie.

Elle regarde Arthur qui est face au portrait du grand-père, casque et tenue coloniale de rigueur.

La grand-mère cherche un peu ses mots. Ça lui fait toujours ça quand l'émotion est trop proche. Elle va vers la fenêtre ouverte et respire un grand coup.

«... J'aimerais bien le savoir...», lâche-t-elle avant de refermer la fenêtre. Elle reste là encore un instant, à observer le jardin à travers les vitres.

Un vieux nain de jardin lui sourit, fièrement planté au pied d'un chêne imposant qui règne sur les lieux. Combien de souvenirs ce vieux chêne a-t-il emmagasinés dans sa vie ?

Il pourrait probablement raconter cette histoire mieux que personne, mais c'est la grand-mère qui témoigne : « Il passait beaucoup de temps dans son jardin, près de son arbre qu'il aimait tant. Il disait qu'il avait trois cents ans de plus que lui. Ce vieux chêne avait donc forcément des tas de choses à lui apprendre. »


Sans faire de bruit, Arthur a mis un bout de fesse sur le fauteuil et se délecte de l'histoire qui commence. « Je le vois encore à la nuit tombée, avec sa longue-vue, observant les étoiles toute la nuit durant, raconte la grand-mère, la voix adoucie. La pleine lune brillait sur la campagne. C'était...magnifique. Je pouvais le regarder pendant des heures quand il était comme ça, passionné, virevoltant comme un papillon excité par la lumière. » La Mamie sourit, revoyant la scène gravée dans sa mémoire. Puis doucement sa bonne humeur s'estompe et son visage se durcit.

«... Et puis au petit matin, la lunette était là... Et lui avait disparu. Cela fera bientôt quatre ans. » Arthur reste un peu ahuri.

- Il a disparu comme ça, sans mot, sans rien ? La Mamie hoche doucement la tête.

- Cela devait être vraiment important pour qu'il parte comme ça, sans même nous prévenir, lâche-t-elle avec une pointe d'humour.

Elle tape dans ses mains comme on claque une bulle de savon pour rompre l'enchantement.

- Allez ! On va finir par être en retard ! File mettre un gilet ! Arthur part en courant joyeusement vers sa chambre. Seuls les enfants ont ce pouvoir de passer aussi facilement d'une émotion à l'autre, comme si les choses les plus lourdes n'avaient pas réellement de poids, avant l'âge de dix ans.

La Mamie sourit à cette pensée, elle pour qui c'est parfois si difficile d'oublier le poids des choses, ne serait-ce que quelques minutes.


La Mamie a réajusté son chapeau, une nouvelle fois. Elle traverse le jardin de devant et se dirige vers sa Chevrolet pick-up, plus fidèle qu'une vieille mule. Arthur enfile son gilet tout en courant et fait automatiquement le tour de la voiture, comme un bon passager. Un tour dans cet astronef, digne des pionniers de l'espace, est toujours une aventure pour lui.

La Mamie tripote deux ou trois boutons et tourne la clef, plus dure qu'une poignée de porte.

Le moteur toussote, crachote, puis s'emballe, se bloque, s'engorge, se purge, s'énerve et finit par démarrer. Arthur adore le doux ronronnement du vieux diesel, qui ressemble à s'y méprendre au bruit d'une machine à laver mal calée.

Alfred le chien est bien loin de toutes ces considérations et, par conséquent, loin de la voiture. Tout ce bruit pour si peu de résultats le laisse perplexe. La Mamie s'adresse à lui :

« Serait-il possible, sans te contrarier bien sûr, de m'accorder exceptionnellement une faveur ? »

Le chien lève une oreille. Les faveurs sont souvent associées aux récompenses.

« Garder cette maison ! », lui lance-t-elle impérieusement. Le chien aboie, sans vraiment savoir à quoi il vient de donner son approbation.

« Merci. C'est très aimable à toi », lui répond poliment la grand-mère.

Elle lâche le frein à main, pareil à un manche de passage à niveau et engage la Chevrolet vers la sortie.

Un nuage de poussière fait maintenant remarquer le petit vent léger qui berce en permanence cette charmante campagne. Et la voiture s'éloigne sur la colline verdoyante, empruntant cette minuscule route qui serpente vers la civilisation.


La ville n'est pas bien grande mais très agréable. La grande rue centrale abrite la quasi-totalité des boutiques et marchands.

De la mercerie au cordonnier, on ne trouve que de l'utile. Il n'y a pas vraiment de place pour la futilité quand on vit aussi loin de tout.

La civilisation n'a pas encore frappé trop violemment cette aimable bourgade qui semble s'être développée naturellement, au fil du temps.

Et même si les premiers réverbères ont fait leur apparition dans l'avenue principale, ils éclairent davantage les attelages à chevaux et les bicyclettes que les automobiles. Autant dire que le pick-up de Mamie fait l'effet d'une Rolls. Elle vient se garer face au magasin qui, sans conteste, est le plus important de la ville. Une enseigne imposante affiche fièrement le nom du propriétaire et sa fonction : « DAVIDO CORPORATION. Alimentation générale. » Autant dire qu'il couvre large.

Arthur aime bien aller au supermarché, seule boutique qui fait office de station spatiale dans cette région quasi-médiévale. Et puis comme il roule en Spoutnik, il y a une logique dans tout ça, même si cette logique n'appartient qu'aux enfants.

La Mamie s'apprête un peu avant d'entrer dans l'édifice, avant surtout de croiser Martin, l'officier de police. Martin a la quarantaine, plutôt joviale, les cheveux déjà grisonnants.

Un regard de cocker mais un sourire qui sauve tout.

La police n'est pas son fort, mais l'usine était trop loin de chez lui.

Martin se précipite et ouvre la porte à la grand-mère. « Merci Officier », lui lance gentiment la Mamie, nullement insensible à la courtoisie masculine.

- De rien Madame Suchot. C'est toujours un plaisir de vous voir en ville, lui lâche-t-il, un peu charmeur.

- C'est toujours un plaisir de vous y croiser, Officier, lui répond-elle, trop heureuse de jouer un peu.

- Le plaisir est toujours pour moi Madame Suchot. Et les plaisirs sont bien rares par ici, croyez-moi.

- Je vous crois, Officier, admet-elle.

Martin tord son chapeau entre ses mains, comme si cela pouvait l'aider à trouver un début de conversation.

- ... Besoin de rien là-haut ? Tout est en ordre ?

- Les tâches ne manquent pas mais ça chasse l'ennui, c'est toujours ça. Et puis j'ai mon petit Arthur. Ça fait du bien d'avoir un homme à la maison, lâche-t-elle en frottant Arthur sur sa tignasse de fauve.

Il a horreur de ça, Arthur, qu'on lui fasse « pouêt-pouêt » sur la tête. Ça lui donne l'impression d'être une baballe qui couine, un clown à grelots.

Il se dégage d'un geste sans équivoque. Il n'en fallait pas plus pour mettre Martin mal à l'aise.

- Et... le chien que vous a vendu mon frère ? Il fait du bon travail ?

- Mieux que ça ! Un vrai fauve ! Limite indomptable ! lui confie la grand-mère. Heureusement que mon petit Arthur, qui connaît parfaitement l'Afrique, a su le maîtriser grâce à des techniques de domptage que lui ont enseignées des tribus reculées, au cœur de la jungle, raconte-t-elle.

L'animal est maintenant bien dompté, même si l'on sait que la bête dort encore en lui. Il dort beaucoup, d'ailleurs, ajoute-t-elle avec humour.

Martin est un peu perdu, ne sachant où s'est arrêtée la réalité et quand a démarré la plaisanterie.

- Bien, bien...Vous m'en voyez ravi Madame Suchot, bafouille-t-il, avant de lâcher à regret :

- Bon, ben... À bientôt Madame Suchot.

- À bientôt Officier, lui répond aimablement la grand-mère. Martin les regarde passer et lâche doucement la porte, comme on lâche un soupir.


Arthur tire de toutes ses forces pour séparer deux chariots métalliques, visiblement fous d'amour. Il rejoint sa grand-mère qui s'est déjà engagée dans l'une des quatre allées, son pense-bête pour les courses à la main. Arthur fait glisser ses pieds, meilleur moyen de ralentir son chariot.

Il se colle à sa grand-mère, pour ne pas être entendu. « Dis donc, Mamie, il te draguait pas un peu l'officier ? », lui balance Arthur sans retenue.

La Mamie panique un peu, mais personne ne semble avoir entendu. Elle se racle un peu la voix mais cherche davantage ses mots.

- Mais, euh... Arthur ! D'où sors-tu ce vocabulaire ? s'étonne-t-elle.

- Ben, c'est vrai, quoi ! Dès qu'il te voit il marche comme un canard et on dirait qu'il va manger son chapeau. Et Madame Suchot par-ci, et Madame Suchot par-là !

- Arthur ! Arrête, lui lance sèchement la Mamie. Un peu de tenue. On ne parle pas des gens en les comparant à des canards ! s'offusque-t-elle.

Arthur lève vaguement les épaules, pas convaincu de son impolitesse puisqu'il ne fait que relever une vérité. Toujours cette même vérité, celle que les enfants se fabriquent et qui balaye souvent les nôtres.

La Mamie reprend un peu son calme et tente une explication, histoire de confronter les vérités. « Il est gentil avec moi, comme le sont tous les gens du village, explique-t-elle avec sérieux. Ton grand-père était très aimé ici, car il aidait un peu tout le monde avec ses inventions, comme il le faisait jadis en Afrique dans d'autres villages. Et quand il a disparu, les gens m'ont beaucoup soutenue. »


La conversation devient sérieuse. Arthur l'a senti et s'est arrêté de gesticuler.

« Et crois-moi, sans leur gentillesse et leur dévotion, je n'aurais probablement jamais pu supporter autant de peine », avoue-t-elle humblement.

Arthur garde le silence. On ne sait pas toujours quoi dire quand on a dix ans.

La Mamie lui caresse la tête avec affection et lui confie la liste des courses.

« Tiens ! Je te laisse le faire. Je sais que ça t'amuse. J'ai quelque chose à aller chercher chez Madame Rosenberg. Si tu as fini avant moi, tu m'attends à la caisse ? » Arthur acquiesce de la tête, déjà ravi à l'idée d'arpenter les rayons à bord de son vaisseau en fer.

- Je peux m'acheter des pailles ? lance-t-il, mine de rien. La Mamie lui offre un grand sourire.

- Oui, mon chéri. Autant que tu veux !

Il n'en fallait pas plus pour lui faire passer la plus mémorable des matinées.

La grand-mère traverse la grande rue en prenant garde de bien regarder à gauche et à droite, même si cela ne semble pas vraiment indispensable, vue la pauvreté du trafic. Peut-être un vieux réflexe d'une autre époque où elle et son mari sillonnaient les grandes capitales d'Europe et d'Afrique.


Elle pénètre dans la petite quincaillerie des Rosenberg, dont la cloche d'entrée est une histoire à elle toute seule. Madame Rosenberg apparaît, comme un diable sort de sa boîte.

Il faut dire que cela fait plus d'une heure qu'elle est collée à sa vitre, épiant la rue en attendant l'arrivée de son amie. « Il ne vous a pas suivie ? », lui lance-t-elle aussitôt, trop excitée pour dire bonjour. La Mamie vérifie d'un coup d'œil rapide.

- Non je ne crois pas, je crois qu'il ne se doute de rien.

- Parfait ! Parfait ! piaffe la commerçante en s'enfonçant vers l'intérieur du magasin.

Elle se penche derrière l'imposant comptoir en bois du Liban et en sort un colis, enrobé dans un sac en papier. Elle le pose délicatement sur le vieux bois.

- Voilà, tout y est, lâche la quincaillière, avec un sourire émoustillé qui donne l'impression qu'elle a cinq ans.

- Merci, vous êtes formidable. Vous ne savez pas à quel point ça me sauve la vie. Combien je vous dois ?

- Pensez-vous ! Rien du tout ! Je me suis amusée comme une petite folle !

La grand-mère est cueillie et seule sa bonne éducation la pousse à insister :

- Madame Rosenberg, c'est adorable mais je ne peux pas accepter.

La quincaillière l'a déjà retournée en lui collant son colis dans les bras.

- Allez n'insistez pas et dépêchez-vous avant qu'il ne se rende compte de quelque chose !

C'est tout juste si elle ne la jette pas dehors.

La Mamie parvient quand même à s'arrêter sur le pas de la porte.

- Je suis confuse et... Je ne sais même pas comment vous remercier, avoue-t-elle un peu tristement.

La quincaillière la secoue amicalement en lui tenant les épaules.

- Vous m'avez fait participer. Rien ne pouvait me faire plus plaisir.

Les deux vieilles femmes échangent un sourire complice. Il faut avoir vécu plus de soixante ans pour pouvoir partager ce genre de sourire sans pleurer immédiatement.

- Allez ouste ! lui lance la quincaillière. Et je compte sur vous pour venir tout me raconter demain, dans les moindres détails !

La grand-mère accepte d'un petit sourire.

- Je n'y manquerai pas. À demain.

- À demain, lâche la commerçante, avant de reprendre son poste d'observation au coin de la vitre.

Au loin, la grand-mère a ouvert la Chevrolet et a glissé le mystérieux paquet sous une vieille couverture. « Oh que c'est excitant ! », murmure la quincaillière en tapant dans ses mains.


Quand la Mamie rejoint Arthur à la caisse, il est déjà en train de vider le chariot sur le petit tapis roulant. Quoi de plus amusant, en effet, que de jouer au petit train, alternant pâtes et dentifrice, sucre et shampoing aux pommes. La grand-mère jette un coup d'œil à la caissière qui semble être dans le coup.

La jeune femme en blouse la rassure d'une petite mimique. Un paquet de pailles passe, l'air de rien. « Tu as tout trouvé ? », lui demande la Mamie.

- Oui, oui, lui répond Arthur, absorbé par les aiguillages.

Un deuxième paquet de pailles passe sous le nez de la grand-mère.

- J'avais peur que tu ne puisses pas lire mon écriture.

- Non. Pas de problème. Et toi, tu as trouvé ce que tu cherchais ?

Panique chez la grand-mère. Mentir à un enfant est parfois la chose la plus difficile au monde.

- Euh... Oui... Non. En fait... C'est pas prêt. La semaine prochaine peut-être, balbutie-t-elle en remplissant nerveusement les premiers sacs de paquets de paille.

Troublée par son mensonge, il lui aura fallu attendre le sixième paquet de cent pailles pour qu'elle daigne enfin réagir :

- Arthur ? Mais... qu'est-ce que tu vas faire avec toutes ces pailles ?

- Tu m'as dit autant que je voulais, non ?

- Oui, enfin... C'était une façon de parler, bredouille-t-elle.

- C'est le dernier ! lance-t-il afin de couper court à la conversation et de donner une chance à son hold-up de passer. La grand-mère cherche ses mots. La caissière prend l'air désolé, n'ayant reçu aucune consigne particulière en matière de pailles.

La vieille Chevrolet, encore plus fatiguée qu'à l'aller, vient se garer à proximité de la fenêtre de la cuisine. Ce sera plus facile pour effectuer le transbordement des vivres. Arthur commence à accumuler les paquets sur le rebord de la fenêtre.

Aider sa grand-mère est un geste naturel chez notre jeune héros, mais il semble aujourd'hui pressé d'en finir. Le devoir l'appelle ailleurs. La Mamie a capté le message.

« Laisse, mon chéri. Je vais le faire. Va jouer pendant qu'il fait encore jour. »

Arthur n'aura pas la politesse d'insister. Il saisit son sac plein de pailles et part en courant et en aboyant. Non, là c'est Alfred qui court derrière pour, partager sa joie. Cet empressement n'est pas pour déplaire à la grand-mère, qui va pouvoir maintenant sortir son paquet mystérieux et le cacher tranquillement à l'intérieur de la maison.


Arthur allume le long néon qui crépite un peu avant d'éclairer l'ensemble du garage.

Comme un rituel, l'enfant saisit une fléchette près de la porte et l'envoie à l'autre bout de la pièce. La flèche se plante en plein dans le mille de la cible.

« Yes ! », hurle-t-il en faisant mouliner ses bras en signe de victoire.

Puis il se dirige vers l'établi, largement occupé par un ouvrage.

Il s'agit de plusieurs bambous soigneusement découpés dans le sens de la longueur et dont chaque partie a été percée de multitudes de petits trous.

Arthur déchire son sac de pailles avec enthousiasme, puis dépiaute un à un les paquets de pailles. Il y en a de toutes sortes, de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Arthur hésite pour choisir la première, tel un chirurgien qui choisirait son scalpel.

Il en prend finalement une et tente de l'emboîter dans le premier petit trou fait dans l'un des bambous. Le trou est légèrement trop petit. Qu'à cela ne tienne, Arthur sort immédiatement son petit couteau suisse et rabote l'intérieur du trou. La deuxième tentative est un franc succès et la paille s'emboîte à la perfection.

Arthur se retourne vers son chien, seul témoin privilégié de cet instant mémorable :

« Alfred, tu vas assister au plus grand réseau d'irrigation de toute la région, s'enorgueillit-il. Plus grand que celui de César, plus perfectionné que celui de Papy, voici... le réseau Arthur ! »

Alfred en bâille d'émotion.


Arthur-le-bâtisseur traverse le jardin, son immense bambou percé d'une dizaine de pailles à l'épaule. La grand-mère, toujours occupée à ranger les courses, le voit passer à travers les fenêtres de la cuisine. Elle cherche un instant un commentaire à faire, ne comprenant pas ce qu'elle vient de voir passer, mais elle se contente finalement de hausser les épaules.

Arthur dépose délicatement son bambou sur des petits trépieds bricolés à cet effet. Le tout au-dessus d'une tranchée soigneusement aménagée.

Au fond de la tranchée, par espaces réguliers, des petites pousses d'un vert tendre qu'on appelle communément des radis. Arthur fonce jusqu'au garage, récupère le tuyau d'arrosage et le déroule.

Ça tombe bien, il ne demandait que ça.

Arthur, sous l'œil inquiet d'Alfred, pire que celui d'un contremaître, raccorde le tuyau d'arrosage au bout du premier bambou à coups de pâte à modeler de toutes les couleurs, évidemment.

Il tourne ensuite son bambou jusqu'à ce que les pailles viennent se placer au-dessus de chaque pousse. « C'est le moment le plus délicat, Alfred, le réglage doit se faire au millimètre si l'on ne veut pas risquer l'inondation ou la destruction totale de la récolte », dit-il d'une voix retenue, comme s'il manipulait des explosifs. Alfred s'en fout des radis et il revient avec sa bonne vieille balle de tennis qu'il lâche en plein sur une jeune pousse. « Alfred ! C'est vraiment pas le moment ! hurle Arthur. Et puis d'abord, pas de civil sur le chantier ! », ajoute-t-il avant de prendre la balle et de l'envoyer le plus loin possible. Alfred pense évidemment que le jeu vient de commencer et il part, ventre à terre, à la poursuite de sa proie imaginaire. Arthur a fini son réglage et court jusqu'au robinet, vissé au mur du garage.

Le chien revient, la balle dans son museau, mais son maître a disparu.

Arthur pose la main sur le robinet et l'ouvre religieusement. « À la grâce de Dieu ! », lâche-t-il avant de partir en courant le long du tuyau, afin d'arriver avant le filet d'eau. Dans sa course, il croise le chien qui vient à sa rencontre. Alfred semble complètement perdu par cette nouvelle variante du jeu.

Arthur se jette à terre, puis suit à quatre pattes le filet d'eau qui se déverse dans le bambou, rebondit mollement sur les parois de bois et coule dans les pailles une par une. Chaque jeune pousse de radis se trouve ainsi agréablement rafraîchie.

Alfred pose sa balle, très intrigué par cette machine qui fait pipi sur toutes les fleurs.

« Hourra ! », lance Arthur en attrapant la patte de son chien pour le congratuler.

- Bravo ! Toutes mes félicitations ! C'est un ouvrage remarquable qui restera dans l'histoire, croyez-moi ! se félicite-t-il en donnant la parole à son chien.

La grand-mère apparaît sur le perron, un tablier autour de la taille.

« Arthur ? Téléphone ! », hurle-t-elle, comme à son habitude. Arthur lâche la patte de son chien.

« Excusez-moi. Probablement le Président de la Compagnie des eaux qui m'appelle pour me féliciter. Je suis à vous dans un instant. »


Загрузка...