Chapitre 2

Arthur a pris tellement d'élan en arrivant dans le salon qu'il parvient, sur les patins, à traverser la pièce en une seule et même glissade.

Il attrape le téléphone et s'engloutit à moitié dans le profond canapé.

« J'ai fabriqué un système d'irrigation comme César ! Mais moi, c'est pas pour faire des salades ! C'est pour faire pousser les radis de Mamie ! Et comme ça, ils vont pousser deux fois plus vite ! », hurle-t-il au téléphone, sans avoir même pris le temps de savoir qui est son interlocuteur. Mais il est quatre heures et comme tous les jours, c'est forcément sa mère.

- C'est bien mon chéri ! C'est qui ce César ? lui demande sa mère, un peu débordée par tant d'énergie.

- C'est un collègue de Grand-père, lance-t-il avec assurance. J'espère que vous arriverez avant la nuit, comme ça vous pourrez tout voir. Vous êtes où, là ?

La mère est mal à l'aise.

On est encore en ville, pour l'instant. Arthur semble un peu déçu, mais aujourd'hui il lui en faut plus pour entamer son moral de vainqueur.

- Bon... C'est pas grave. Vous le verrez demain matin, se rassure-t-il.

Sa mère prend sa voix la plus douce. Ce n'est pas bon signe.

Arthur... On ne va pas pouvoir venir tout de suite, chéri. Le petit corps d'Arthur se dégonfle lentement, comme un fier ballon qui aurait pris un mauvais coup.

- Il y a beaucoup de problèmes, ici, à la ville. L'usine a fermé et... Papa doit trouver un autre travail, confesse la jeune femme avec dignité.

- Il pourrait venir ici, il y a beaucoup de travail dans le jardin, tu sais ? réplique Arthur, innocemment.

- Je parle d'un vrai travail, Arthur, un travail qui puisse rapporter des sous pour qu'on puisse manger tous les trois. Arthur réfléchit quelques secondes.

- Tu sais, avec le système de Grand-père, on peut faire pousser tout ce qu'on veut, pas que des radis ! Et on aurait suffisamment à manger pour nous quatre !

- Bien sûr Arthur, mais l'argent ne sert pas qu'à ça. Ça sert aussi pour payer le loyer et pour...

Arthur la coupe, poussé par l'enthousiasme.

- On pourrait très bien vivre tous ici ? Il y a plein de place et je suis sûr qu'Alfred serait content. Mamie aussi bien sûr ! La patience et la gentillesse de la mère sont un peu mises à l'épreuve.

- Écoute Arthur ! Ne rends pas les choses plus compliquées. C'est déjà assez difficile comme ça. Papa a besoin de son travail, on va donc rester encore quelques jours ici afin de trouver quelque chose, conclut-elle à regret.

Arthur ne semble pas bien comprendre pourquoi sa mère réfute avec énergie ses solutions pleines de bon sens, mais les adultes ont souvent des raisons qui échappent à toute logique, c'est bien connu.

- ... OK..., lâche-t-il, résigné.


L'incident étant clos, Maman reprend sa voix douce et gentille.

- Mais ce n'est pas parce qu'on n'est pas là qu'on ne pense pas très fort à toi, surtout un jour comme aujourd'hui..., dit-elle, un soupçon de mystère dans la voix. Parce que... aujourd'hui, c'est... ton anni-ver-saire ! chantonne-t-elle.

- Bon anniversaire mon fils ! tonne d'un seul coup son père dans le téléphone.

Arthur n'a plus la joie. Il lâche un « merci », parfaitement atone. Son père joue les gais lurons.

- T'as cru qu'on t'avait oublié, hein ? Eh ben non ! Surprise ! C'est que dix ans ça s'oublie pas ! T'es un grand bonhomme maintenant. Mon grand bonhomme à moi !

Parodie du bonheur qui ne trompe personne, surtout pas Arthur.

La grand-mère surveille du coin de la cuisine, comme si elle savait que la conversation serait douloureuse pour son petit-fils.

- Il te plaît ton cadeau ? lance le père.

- Mais il ne l'a pas encore reçu, imbécile ! s'insurge la mère, à voix basse.

Elle essaye de rattraper la bourde de son mari :

- J'ai vu avec Mamie, Arthur chéri. Demain tu iras en ville avec elle et tu choisiras le cadeau que tu veux, négocie gentiment la mère.

- Pas trop cher tout de même, lance le père, sans savoir lui-même si c'est une boutade.

- François !! s'insurge la mère. Tu peux faire attention à ce que tu dis cinq minutes ?

- Je... je plaisantais ! Ça va ! balbutie le père, comme un mauvais acteur.

Arthur reste de marbre. Un robinet s'est définitivement fermé quelque part.

- Bon ! On va te laisser fiston, parce que le téléphone, c'est pas donné, ne peut s'empêcher de lâcher le père.

Le téléphone laisse gratuitement entendre la claque que le mari vient de prendre sur la tête.

- Enfin... À bientôt fiston et encore..., les parents se mettent en duo pour chanter la fin de la phrase :... Un joyeux anni-ver-saire !

Arthur a raccroché doucement, presque sans émotion. Juste une pensée.

Il y a plus de vie au bout de son bambou qu'au bout de ce téléphone.

Il regarde son chien, assis face à lui, attendant des nouvelles. « C'était pas le Président », lui confie Arthur. Il éprouve soudainement un vrai moment de solitude. Un trou bien rond, bien noir, dans lequel il ne vaut mieux pas tomber.

Alfred propose une nouvelle fois sa balle, histoire de changer de conversation, mais une chansonnette vient les tirer de leur songe.

« Joyeux anniversaire », entonne la grand-mère d'une voix pleine et joyeuse.

Elle apparaît, un gros gâteau au chocolat dans les mains, avec dix fières bougies sur le dessus. La Mamie avance doucement, au rythme des aboiements d'Alfred qui ne supporte pas qu'on chante sans lui. Le visage d'Arthur s'est illuminé, avant même que les bougies ne le fassent pour de vrai. Elle pose le gâteau face à lui, ainsi que deux petits cadeaux.

La chanson se termine. La surprise est totale et fut bien gardée jusqu'au bout.

Arthur, submergé par l'émotion, se jette au cou de sa grand-mère.

« T'es la plus belle et la plus fabuleuse des grands-mères ! », lance-t-il sans retenue.

- Et toi le plus gentil des petits-fils. Allez souffle ! Arthur prend une grande respiration, puis se ravise.

- C'est trop beau, laissons-les briller encore un peu. Les cadeaux d'abord !

-... Si tu veux, concède la Mamie, amusée. Ça, c'est de la part d'Alfred.

- C'est gentil de ta part d'y avoir pensé, Alfred ! dit Arthur tout étonné.

- As-tu jamais oublié le sien, d'anniversaire ? lui rappelle la Mamie.

Arthur sourit devant cette vérité et déchiquète le petit paquet. C'est une balle de tennis toute neuve. Arthur est ébahi.

- Ouaah !! J'en avais jamais vu une toute neuve ! Elle est belle !

Alfred aboie pour inciter au jeu. Arthur s'apprête à la lancer quand sa grand-mère lui retient le bras.

- Si tu pouvais attendre d'être dehors pour jouer à la balle, ça m'arrangerait ! lui confie-t-elle.

Arthur acquiesce, évidemment, et cache la balle dans son dos, entre deux coussins. Il ouvre le paquet suivant.

- Et celui-là, c'est de ma part, précise la grand-mère. C'est une voiture de course miniature, avec une petite clé sur le côté qui permet de remonter le ressort servant de moteur. Arthur est émerveillé. Alfred aussi.

- Elle est magnifique ! lâche Arthur, la bouche grande ouverte. Il remonte aussitôt le ressort de la petite voiture et la pose à terre. Après avoir simulé un grondement de moteur, il lâche le bolide qui traverse le salon, poursuivi par Alfred.

Le bolide ricoche plusieurs fois et finit par semer le chien en passant sous une chaise. Arthur est hilare.

- Je crois qu'il va préférer la voiture à la balle !

Le bolide finit sa course contre la porte d'entrée, Alfred a perdu sa trace.

Arthur regarde à nouveau son gâteau et ne se résigne toujours pas à souffler ses bougies.

- Mais comment tu as fait pour faire un gâteau pareil ? Je croyais que le four était cassé ? interroge Arthur.

- J'ai un peu triché, avoue la grand-mère. C'est Madame Rosenberg, la quincaillière, qui m'a prêté son four, plus quelques ustensiles.

- Il est magnifique, lance Arthur qui ne parvient pas à le quitter des yeux. Il est juste un peu trop gros pour nous trois, ajoute-t-il.

La grand-mère sent le malaise refaire surface.

- Ne leur en veux pas, Arthur. Ils font de leur mieux. Et je suis sûre que lorsque ton père aura retrouvé du travail, tout ira bien.

- Les années précédentes, ils n'étaient pas là non plus pour mon anniversaire, et je ne crois pas qu'un nouveau travail y changera quelque chose, lance Arthur avec une lucidité d'adulte. La grand-mère ne peut malheureusement rien dire ni ajouter. Arthur s'apprête à souffler.

- Fais un vœu d'abord, lui suggère sa Mamie. Arthur ne réfléchit pas longtemps :

- Je souhaite qu'à mon prochain anniversaire... Papy soit là pour le partager.

La grand-mère a du mal à contenir une petite larme, qui coule déjà sur sa joue. Elle caresse la chevelure de son petit-fils.

- J'espère que ton vœu se réalisera, Arthur, confie-t-elle. Allez, souffle maintenant, si tu n'as pas envie de manger du gâteau à la cire !

Pendant qu'Arthur prend une grande inspiration, Alfred a enfin trouvé la petite voiture, coincée contre la porte d'entrée. Mais une ombre menaçante se profile à travers la vitre, tellement menaçante que le chien n'ose même pas récupérer le jouet.

L'ombre s'approche et ouvre la porte, provoquant un courant d'air qui souffle les bougies, au moment même où Arthur s'apprêtait à le faire.

Arthur en a pour ainsi dire le souffle coupé.

La silhouette s'avance à pas lents, mais bruyants, vers le salon. La grand-mère n'a pas bougé, figée par l'inquiétude. L'homme entre enfin dans la lumière. Il a cinquante ans, un corps imposant, un visage émacié peu accueillant, ni de loin, ni de près.

Il est, par contre, extrêmement bien habillé. Mais l'habit ne faisant pas le moine, nos deux protagonistes restent sur leur garde.

Monsieur Davido, histoire de détendre l'atmosphère, enlève poliment son chapeau et se fend d'un sourire qui semble lui faire mal au visage :

« J'arrive au bon moment, je vois ? », dit-il d'un ton équivoque. La grand-mère l'a reconnu à sa voix. Le célèbre Davido, propriétaire du non moins célèbre « DAVIDO CORPORATION. Alimentation générale. »

- Non, monsieur Davido. Vous arrivez au pire des moments et je serais tentée de dire comme d'habitude, lui lance la grand-mère en gardant sa féroce courtoisie. Savez-vous que la moindre des politesses, quand on rend visite aux gens sans les prévenir, c'est au moins de sonner à la porte ? ajoute-t-elle.

- J'ai sonné, se défend Davido, et je peux le prouver. Il exhibe fièrement un morceau de chaîne.

- Un jour, la cloche va tomber sur la tête de quelqu'un, prévient-il. La prochaine fois, je klaxonnerai, ça sera plus prudent !

- Je ne vois, a priori, aucune raison pour qu'il y ait une prochaine fois, balance la grand-mère. Quant à aujourd'hui, votre visite est importune. Nous sommes en pleine réunion de famille.

Davido aperçoit le gâteau définitivement éteint.

- Oh, en voilà un beau gâteau ! chantonne le balourd. Bon anniversaire mon petit ! Ça te fait quel âge ? Il compte rapidement les bougies : huit, neuf, dix ! Comme ça passe vite ! s'émerveille-t-il faussement. Je le revois encore petit comme ça, courir dans les pattes de son grand-père. Il y a combien de temps déjà ? dit-il avec le désir évident de remuer le couteau dans la plaie.

- Bientôt quatre ans, répond dignement la grand-mère.

- Quatre ans déjà ? Ça me paraît hier ! ajoute-t-il avec un sadisme à peine dissimulé. Il fouille ses poches.

- Si j'avais su, je serais venu avec quelque chose pour le petit, mais en attendant... Il sort un bonbon de sa poche et le tend à Arthur : Tiens, petit. Bon anniversaire, se sent-il obligé d'ajouter.

La Mamie jette un coup d'œil à son petit-fils. Pas d'esclandre. Le message est passé. Arthur saisit le bonbon, comme on observe une perle.

- Oh, comme c'est gentil, fallait pas. En plus, je l'ai pas celui-là ! lui dit-il avec un humour des plus méprisants Davido se contient, même si l'envie de corriger cet impertinent le démange.

- J'ai quelque chose aussi pour vous, madame, lance-t-il comme une vengeance.

La grand-mère le coupe dans son élan.

- Écoutez, monsieur Davido, c'est gentil de votre part mais je n'ai besoin de rien, sauf peut-être de passer cette soirée en tête-à-tête avec mon petit-fils. Alors quel que soit le but de votre visite, je vous prierais de quitter sur le champ cette maison dans laquelle vous n'êtes pas le bienvenu. Malgré son extrême politesse, la Mamie n'a laissé aucun doute quant au contenu de son message.

Davido s'en moque. Il a trouvé ce qu'il cherchait dans ses poches.

- Ah ! Le voilà ! dit-il en exhibant une feuille pliée en quatre. Comme le facteur ne passe qu'une fois par semaine chez vous, j'ai fait un petit détour pour vous éviter trop d'attente.

Il y a des nouvelles qu'il vaut mieux avoir au plus vite, explique-t-il avec une fausse bienveillance. Il tend la feuille à la Mamie qui la saisit et chausse ses petites lunettes.

- C'est le formulaire d'expiration de votre acte de propriété, pour impayés, avance-t-il. Cela vient directement du bureau du gouverneur.

La Mamie commence à lire, le regard déjà contrarié.

- Il a tenu à s'en occuper personnellement, précise Davido, il est vrai que cette affaire n'a que trop traîné.

Arthur n'a pas besoin de lire pour fusiller l'affreux bonhomme du regard.

Davido lui sourit avec un regard de serpent.

- Le papier résilie définitivement votre acte de propriété en date du 28 juillet et valide par la même occasion mon acte de propriété. Ce qui explique, en partie, ma tendance naturelle à me sentir chez vous... Un peu comme chez moi ! Davido est trop fier de son coup. Tellement facile qu'il en aurait presque des remords.

- Mais rassurez-vous, précise-t-il, je ne vous chasserai pas, comme vous le faites aujourd'hui avec moi. Je vais vous laisser le temps de vous retourner.

La grand-mère s'attend au pire.

- Je vous donne quarante-huit heures, lance froidement Davido. En attendant, faites chez moi... comme chez vous, ajoute-t-il avec malice.

Si Arthur pouvait tuer du regard, Davido ne serait plus qu'une passoire.

La Mamie, quant à elle, semble étrangement calme. Elle relit méthodiquement le dernier paragraphe de la lettre, avant de dire :

- Je vois pourtant un petit problème qui subsiste. Davido se redresse, inquiet par principe.

- Ah bon ? Lequel ?

- Votre ami gouverneur n'a oublié qu'une seule chose dans son empressement à vous rendre service.

C'est au tour de Davido de craindre le pire. La coquille, le grain de sable qui ferait capoter toute son entreprise.

- Quoi donc ? lance-t-il négligemment.

- Il a tout simplement oublié... de signer.

La grand-mère lui retourne la feuille et l'exhibe.

Davido se retrouve aussi bête qu'une poule devant un peigne.

Finis les jolis mots, les mimiques ambiguës. Il est planté devant son papier, muet comme une carpe.

Arthur se retient de ne pas hurler sa joie. Ce serait lui faire trop d'honneur. Restons dans le mépris négligé. Sur le pouce.

La Mamie replie calmement la lettre et la rend à Davido.

- Vous êtes donc encore ici chez moi, jusqu'à preuve du contraire, et n'ayant pas votre délicatesse légendaire, je vous donne dix secondes pour quitter cette maison avant que je ne prévienne la police.

Davido cherche un bon mot pour sortir en beauté, mais il ne trouve rien.

Arthur décroche le téléphone.

- Vous savez compter jusqu'à dix, non ? lui balance l'enfant.

- Vous... vous allez regretter votre insolence ! Croyez-moi ! finit par sortir Davido.

Il tourne les talons et claque la porte derrière lui, tellement fort que ses prédictions se réalisent et qu'il prend la cloche sur la tête.

À moitié assommé, aveuglé par la douleur, il se prend aussi la colonne en bois, pourtant bien visible, rate la marche et s'étale dans les graviers.

Il finit par atteindre sa voiture, claque la porte sur le bas de sa veste et démarre dans un nuage de poussière. Mais la poussière lui va si bien.

Le ciel vient de se laisser peindre en orange. Le soleil, quant à lui, essaye de rouler le long de la colline, comme sur cette merveilleuse gravure qu'Arthur caresse du bout des doigts.

C'est une savane africaine, baignée d'une lumière de fin de jour.

On pourrait presque en ressentir la chaleur.

Arthur est dans son lit, le cheveu bien lisse qui sent la pomme, et un grand livre en cuir sur les genoux.

C'est ce livre qui, tous les soirs, l'accompagne au pays des songes.

La Mamie est à côté de lui et semble particulièrement émue par la gravure.

« Tous les soirs, nous avions le droit à ce spectacle merveilleux. Et c'est précisément devant ce paysage que ta maman est venue au monde », raconte la grand-mère. Arthur boit ses paroles.

« Pendant que j'accouchais, sous une tente, ton grand-père était dehors et il peignait ce paysage. » Arthur sourit, amusé par son grand-père.

- Mais qu'est-ce que vous faisiez en Afrique ? demande naïvement l'enfant.

- J'étais infirmière. Ton grand-père, lui, était ingénieur. Il construisait des ponts, des tunnels, des routes. Nous nous sommes rencontrés là-bas. Nous avions les mêmes envies. L'envie d'aider et de découvrir ces gens merveilleux que sont les Africains.

Arthur tourne délicatement la page et passe à la suivante. C'est un dessin en couleurs. Une tribu africaine au grand complet, à moitié nue, bardée de colliers et d'amulettes. Ils sont tous longs et fins. Sûrement des cousins lointains des girafes, tellement ils sont gracieux.

- C'est qui ceux-là ? demande Arthur, fasciné.

- Les Bogo-Matassalaï, lui répond sa Mamie. Ton grand-père s'était lié d'amitié avec eux, pour leur incroyable histoire.

Il n'en fallait pas plus pour exciter la curiosité d'Arthur.

- Ah bon ? Quelle histoire ?

- Pas ce soir, Arthur. Demain peut-être, lui répond la Mamie déjà bien fatiguée.

- Allez ! S'il te plaît Mamie ! insiste Arthur en faisant son mignon.

- Il faut encore que je range toute la cuisine, se défend la Mamie. Mais Arthur est plus malin que la fatigue.

- S'il te plaît, juste cinq minutes... Pour mon anniversaire ! dit-il d'une voix à charmer un cobra.

La grand-mère ne peut résister davantage.

- Une minute, pas plus, finit-elle par concéder.

- Pas plus ! jure Arthur, honnête comme un dentiste.

La Mamie s'installe un peu plus confortablement, imitée aussitôt par son petit-fils.

- Les Bogo-Matassalaï étaient tous très grands et à l'âge adulte, aucun d'eux ne mesurait moins de deux mètres. Ce n'est pas toujours facile à vivre d'être aussi grand mais ils disaient que la nature les avait faits comme ça et qu'il y avait forcément, quelque part, un complément, quelqu'un qui compensait, un frère qui vous amène ce que vous n'avez pas et inversement.

Arthur est captivé. La Mamie se sent portée par son public.

- Les Chinois appellent ça le Yin et le Yang. Les Bogo-Matassalaï, eux, lui ont donné le nom de : « Frère-nature ». Et pendant des siècles, ils ont cherché leur moitié, celle qui leur amènerait enfin l'équilibre.

- Et ils ont trouvé ? s'inquiète immédiatement Arthur, trop pressé pour laisser la place à un quelconque suspense narratif.

- Après plus de trois cents ans de recherches dans tous les pays d'Afrique... Oui, confirme la grand-mère. C'était une autre tribu qui, comble de la dérision, vivait juste à côté de la leur. À quelques mètres à peine, pour être précise.

- ... Comment c'est possible ? s'étonne Arthur.

- Cette tribu s'appelait les Minimoys et avait la particularité de mesurer... à peine deux millimètres !

La Mamie tourne la page et l'on découvre cette fameuse tribu, posant à l'abri d'un pissenlit.

Arthur en est bouche-bée. Jamais encore il n'avait eu vent de ces histoires merveilleuses, le grand-père préférant souvent le récit pharaonique de ses grands chantiers. Arthur passe d'une page à l'autre, comme pour mieux apprécier leur différence de taille.

- Et...ils s'entendaient bien ? s'inquiète-t-il.

- À merveille ! assure la grand-mère. Chacun s'aidait dans les travaux que l'autre ne pouvait pas faire. Si l'un coupait un arbre, l'autre en exterminait la vermine. Les infiniment grands et les infiniment petits étaient faits pour s'entendre. Ils avaient, ensemble, une vision unique et entière du monde qui les entourait.

Arthur est fasciné, presque ivre. Il tourne la page suivante et découvre une petite créature qui va bouleverser son cœur d'enfant.

Deux grands yeux bleus sous une mèche rousse et rebelle, une bouche de pamplemousse, un regard aussi espiègle que celui d'un jeune renard et un petit sourire à faire fondre le plus dur des esquimaux.

Arthur ne sait pas encore qu'il vient de tomber amoureux. Il a, pour l'instant, seulement senti une boule de chaleur dans son ventre et un souffle différent, parfumé, entrer dans ses poumons.

La grand-mère le regarde du coin de l'œil, tellement heureuse d'assister à cette merveilleuse naissance. Après s'être raclé la gorge, Arthur parvient tout de même à dire quelques mots.

« C'est... C'est... C'est qui ? », bégaye-t-il.

- C'est la fille du roi des Minimoys. La princesse Sélénia, dit la Mamie simplement.

- Elle est belle, laisse échapper Arthur, avant de se reprendre. Je veux dire... Elle est bien... l'histoire... Elle est incroyable !

- Ton grand-père était citoyen d'honneur des Bogo-Matassalaï. Il faut dire qu'il a tellement fait pour eux : les puits, les réseaux d'irrigation, les barrages... Il leur a même appris à utiliser les miroirs pour communiquer entre eux et transporter de l'énergie, détaille la grand-mère avec une certaine fierté. Et quand ce fut le moment pour nous de partir, pour le remercier, ils ont offert un sac rempli de rubis, plus gros les uns que les autres.

- Ouah ! s'exclame Arthur.

- Mais ton grand-père n'avait que faire de ce trésor. Celui qu'il désirait était bien différent, confie la grand-mère. Il voulait le secret qui permettait de rejoindre les Minimoys. Arthur est en arrêt. Il jette un coup d'œil sur le dessin de la princesse Sélénia, puis revient sur sa Mamie.

- Et... et ils lui ont donné ? demande-t-il, l'air de rien, alors que la réponse pourrait changer toute sa vie.

- Je ne l'ai jamais su, répond la grand-mère, apparemment sincère. La grande guerre a éclaté, je suis rentrée en Europe et ton grand-père est resté là-bas pendant toute la guerre. J'ai été durant six ans sans aucune nouvelle de lui, confie-t-elle. Ta mère et moi étions persuadées qu'on ne le reverrait jamais. Brave comme il était, il y avait de fortes chances qu'il soit mort au combat, conclut-elle.

Arthur attend la suite avec impatience.

- Et puis un jour, j'ai reçu une lettre avec une photo de la maison et une demande en mariage. Tout ça en même temps !

- Et alors ? demande Arthur tout excité.

- Alors... Je me suis évanouie ! C'était un peu trop, tout d'un coup ! avoue la grand-mère.

Arthur éclate de rire en imaginant sa grand-mère les quatre fers en l'air, une lettre à la main.

- Et après, qu'est-ce que t'as fait ?

- Eh bien... Je l'ai rejoint. Et je l'ai épousé ! dit-elle, comme une évidence.

- Il est vraiment trop fort, Grand-père ! lance Arthur. La Mamie s'est levée et a refermé le livre.

- Oui ! Et moi décidément trop faible ! Les cinq minutes sont largement dépassées. Au lit !

Elle ouvre largement les couvertures afin qu'Arthur puisse y glisser ses jambes.

- J'aimerais bien, moi aussi, aller chez les Minimoys, confie-t-il en tirant la couette jusqu'à son cou. Si Grand-père revient un jour, tu crois qu'il me confiera son secret ?

- Si tu es bien sage et que tu m'écoutes... Je plaiderai en ta faveur.

Arthur l'embrasse dans le cou.

- Merci Mamie. Je savais que je pouvais compter sur toi ! La vieille femme se défait de cette adorable emprise et se lève.

- Maintenant, on dort ! dit-elle avec fermeté.

Arthur se retourne d'un seul coup et se jette sur son oreiller, prétendant déjà dormir.

La Mamie l'embrasse affectueusement, récupère le livre et éteint la lumière, laissant Arthur dans les bras de Morphée et probablement aussi de Sélénia.

La grand-mère rentre à pas feutrés dans le bureau de son mari, évitant les lattes de parquet trop grinçantes. Elle range le précieux livre à sa place et s'attarde un moment sur le portrait de son mari.

Elle laisse échapper un soupir, immense dans le silence de la nuit. « Tu nous manques Archibald, finit-elle par avouer. Tu nous manques vraiment beaucoup. » Elle éteint la lumière et ferme la porte, à regret.


Загрузка...