Chapitre 12

Le tuyau dans lequel nos trois héros déambulent paraît maintenant plus glacial, plus sombre et plus inquiétant. Les parois suintent de partout et chaque goutte qui tombe du plafond éclate au sol avec fracas, comme autant de bombes lâchées du ciel.

- Sélénia, j'ai un peu peur ! finit par lâcher Bétamèche, collé à sa sœur.

- Eh bien reste à la maison ! On te racontera l'histoire quand on sera de retour ! lui répond-elle avec son arrogance naturelle. Toi aussi tu veux faire demi-tour ? demande-t-elle à Arthur.

- Pour rien au monde ! répond-il sans hésiter. Je veux rester avec toi, je veux dire... pour te protéger !

Sélénia lui arrache le fourreau des mains et se l'attache à la ceinture.

- Avec ça, je suis protégée ! Ne t'inquiète pas pour moi ! lui dit-elle en ajustant l'épée magique.

- C'est quand même grâce à lui que l'épée est sortie de la pierre ! lance Bétamèche dans un souci de vérité.

- Oui. Et alors ? répond négligemment la princesse.

- Alors la moindre des choses serait de dire : merci Arthur ! Sélénia lève les yeux au ciel.

- Merci Arthur d'avoir sorti l'épée « royale » qui, comme son nom l'indique, ne peut être portée que par la famille « royale » ! Tu n'es pas encore roi à ce que je sache ?

- Euh... non, répond Arthur, un peu perdu.

- C'est donc à moi de la porter ! conclut-elle en accélérant le pas. Les deux garçons se regardent, un peu atterrés. Ça va pas être facile de faire le voyage avec cette petite peste.

- On va passer par la surface et prendre un transporteur. On gagnera du temps ! ajoute la princesse, comme un ordre. Sélénia grimpe sur une jointure de tuyau et se hisse, par un petit trou, vers la surface.


Nos trois héros se retrouvent dans une forêt de hautes herbes, touffues, immenses, quasiment impénétrables. Pourtant il ne s'agit que d'un carré de pelouse perdu au milieu du jardin, face à la maison.

La fenêtre du deuxième étage est toujours ouverte. Une brise légère, comme elles le sont au printemps, vient caresser la joue de la grand-mère qui, péniblement, sort de son profond sommeil.

« J'ai dormi comme une pierre ! », dit-elle d'une voix rocailleuse en se frottant la nuque.

Elle enfile ses chaussons et traîne les pieds jusqu'à la chambre d'Arthur.

Elle tourne la clé et glisse son visage dans l'embrasure de la porte.

Arthur est emmitouflé sous la couette, recroquevillé au milieu du lit, ne laissant apparaître aucune partie de son corps. La grand-mère sourit et décide de le laisser dormir davantage. Elle ressort en refermant tout doucement la porte.


La Mamie ouvre la porte d'entrée et récupère les deux bouteilles de lait laissées sur le perron, preuve que Davido n'a pas encore mis la main sur la laiterie.

Ce bon signe l'encourage à lever la tête et à profiter de cette belle journée qui commence. Un ciel d'azur est posé sur ce joli jardin et ces arbres magnifiques. Sauf un des arbres, qui paraît bien mal en point : celui qui a une Chevrolet enveloppée autour du tronc, comme une écharpe. La Mamie sursaute à cette vision d'horreur.

J'ai dû encore oublier le frein à main ?! Quelle tête en l'air je fais ! », se dit-elle en grommelant.


Nous survolons la pelouse comme une forêt immense et plongeons au milieu des brins d'herbe, dressés comme des chênes centenaires.

Au pied de cette gigantesque forêt minuscule, nos trois héros avancent à bonne allure. Ils font au moins du deux cents à l'heure. « Mètres », évidemment. Sélénia suit la piste, aussi à l'aise que dans son jardin. Arthur ne la quitte pas, ni des yeux, ni des semelles. Bétamèche, par contre, est un peu à la traîne et montre les premiers signes de fatigue.

- Sélénia ? Tu ne peux pas ralentir un peu, s'il te plaît ? lui demande gentiment son frère.

- Pas question ! Tu n'avais qu'à pas te charger comme un gamoul !

- J'ai pris juste un peu de tout, au cas où, répond Bétamèche en haussant les épaules.

Sélénia se dirige droit vers un mille-pattes qui, vu de leur taille, avance comme un immeuble.

Arthur s'inquiète. L'animal est gigantesque avec ses mille jambes, grosses comme des pelleteuses. Sélénia continue sa route face au monstre, comme si elle ne l'avait pas vu.

- Et... tu as quelque chose au cas où on croise un truc comme ça ? demande Arthur, pas loin de s'affoler.

- T'inquiète pas ! lui répond Bétamèche en sortant un objet de sa poche, j'ai mon couteau multi. Trois cents fonctions !

Je l'ai eu pour mon anniversaire.

Le petit prince exhibe fièrement son couteau, vaguement suisse, et commente les fonctions.

- Ici : scie roulante, double couteau, pince multicrabe. Là : bulle à savon, boîte à musique et machine à gaufrettes. De ce côté : l'écloseur de graines, le traceur huit parfums, le vanilleur de surface et quand il fait trop chaud... l'éventail ! Bétamèche a appuyé sur le bouton et un magnifique éventail japonais apparaît. Le petit prince s'évente aussitôt, comme incommodé par la chaleur.

- C'est marrant, pour mon anniversaire l'année dernière, j'ai eu le même... Enfin presque ! lui répond Arthur en regardant le mille-pattes qui avance toujours vers eux. Et... tu n'as rien contre les mille-pattes ? ajoute l'enfant, de plus en plus inquiet.

- Il y a aussi tous les classiques ! enchaîne Bétamèche qui repart dans son énumération : le tulipo, le matachette, les fixomates et soluquets, piplates, sifflettes, goulures et moulagères, raquane à trous et nautile à soudure, pamplinettes et tourne-gland...

Il est coupé dans son élan par Sélénia qui n'en peut plus.

- Et il n'y a rien pour te couper le sifflet ? dit-elle en sortant l'épée de son fourreau.

Bétamèche hausse les épaules tandis que Sélénia, tout en avançant, coupe les pattes avant du mille-pattes comme si elle fauchait du blé.

L'animal redresse la tête et s'étouffe à moitié avec l'herbe qu'il était en train de brouter. Nos trois héros entrent sous le mille-pattes et le longent comme on longe une galerie marchande. Le mille-pattes part en courant en sens inverse et ça en fait de la poussière, mille jambes qui courent ! Arthur n'en revient pas et observe le gigantesque animal qui lui passe au-dessus de la tête comme un Boeing au décollage.

Bétamèche s'en fout, il fait ça tous les jours.

- Ici, sur le dernier côté, il y a toutes les nouveautés : le pilute à frou-frou, très pratique pour la chasse aux badaroux à plumes !

- Ça ressemble à quoi comme oiseau, un badarou ? demande Arthur, les yeux rivés sur le ventre du mille-pattes.

- C'est un poisson, répond Bétamèche, avant de reprendre sa liste.

- J'ai aussi un culbuteur de postillon, une moussilette à velours, un décortiqueur de raisin blanc, un humidificateur de raisins secs, un lance-crapaud, un protège-kaflon et une série d'armes de poing : le paraboulier, l'anti-gisette, un sifflon à douze coups, le tout nouveau karkanon à double face...

Le corps du mille-pattes disparaît, laissant derrière lui un nuage de poussière et un Arthur soulagé.

- Et pour finir ! conclut Bétamèche, la dernière fonction, ma préférée : le peigne !

Bétamèche appuie sur un bouton qui libère un petit peigne en fausse écaille.

Le prince recoiffe, avec un plaisir non dissimulé, les trois cheveux qu'il a sur le caillou.

- Celui-là... je l'ai pas ! dit Arthur avec un brin d'humour. La gare centrale, carrefour de tout bon voyageur, a été construite sur un terrain légèrement déboisé. De loin, on dirait simplement une pierre plate posée sur le sol. De plus près, on constate que deux pierres sont posées l'une sur l'autre et que l'interstice qui les sépare a été aménagé.

Il s'agit d'un immense comptoir pouvant accueillir plusieurs dizaines de passagers à la fois. Mais aujourd'hui, le comptoir est désespérément vide.

Sélénia s'approche de l'énorme pierre où l'on peut lire l'enseigne :

« Expresso-transports-en-tous-genres ».

- Il y a quelqu'un ? demande Sélénia à la cantonade.

Pas de réponse. Pourtant les grilles sont levées et les torches éclairent l'intérieur des bureaux.

- Dites-donc, il n'y a pas grand monde qui voyage, chez vous ! note Arthur qui cherche de son côté.

- Quand tu en auras fait un, de voyage, tu comprendras pourquoi ! lui répond Bétamèche, sarcastique.

Arthur ne sait pas comment prendre cette allusion, mais son attention se fixe sur une demi-boule, posée sur le comptoir. Ça ressemble fortement aux sonnettes qu'on trouve sur les comptoirs d'hôtel et Arthur se permet d'appuyer dessus. L'objet couine et se plaint aussitôt. L'animal sort ses pattes et réveille ses petits qui dormaient sous la coquille. La maman se plaint dans une langue inconnue, sûrement du « criket ». Je... je suis désolé ! Je vous ai prise pour une sonnette ! dit Arthur embarrassé.

Il n'en fallait pas plus pour vexer l'animal, qui se met à hurler davantage.

- Non ! Je veux dire : je ne savais pas que vous étiez vivante ! Arthur s'enferre.

La maman n'a que faire de ses excuses et elle s'en va sur le comptoir, suivie par sa ribambelle.


- Ça ne va pas, d'assommer la clientèle comme ça ?! lui lance le vieux Minimoy qui vient d'apparaître derrière le comptoir. Il a une petite salopette en pétale de bleuet, de grosses moustaches aussi poilues que ses oreilles et un fort accent italien.

- Je suis vraiment désolé ! assure Arthur qui découvre l'homme avec surprise.

Sélénia vient se mettre devant le guichet, coupant net la conversation.

- Excusez-moi, mais on n'a pas de temps à perdre. Je suis la princesse Sélénia ! dit-elle avec un brin de prétention.

Le vieil employé ferme un œil, pour mieux l'observer.

- Ah !.. Je vois ! Et ça c'est votre imbécile de frère ?

- Exact ! répond Sélénia avant que Bétamèche ne puisse intervenir.

- Et c'est qui le troisième rigolo qui assomme mes clients ? lance le Minimoy, ouvertement de mauvais poil.

- Je m'appelle Arthur, répond poliment l'enfant, et je cherche mon grand-père.

L'employé semble intrigué. Il fait appel à sa mémoire.

- ... J'ai transporté un grand-père, il y a quelques années... Comment diable s'appelait-il déjà ?

- Archibald ? propose Arthur.

- Archibald ! C'est ça !

- Vous savez où il est parti ? demande Arthur, les yeux pleins d'espoir.

- Oui. Ce vieil excentrique voulait absolument que je l'envoie sur Nécropolis ! Au milieu des séides ! Le pauvre fou ! commente-t-il.

- C'est génial ! s'exclame Arthur. C'est exactement là où nous voulons aller !

L'agent reste un instant immobile, atterré par cette demande incongrue, puis il ferme son guichet d'un seul coup en faisant tomber la grille.

- C'est complet ! lance-t-il sans s'embarrasser.

Sélénia n'a pas de temps à perdre avec la mauvaise foi des autres. Elle sort son épée et découpe une ouverture à même le comptoir.

Elle pousse la porte fraîchement tracée, qui tombe sur le sol avec fracas.

L'employé est tétanisé au fond de son bureau, les moustaches à la verticale.

- À quelle heure le prochain départ pour Nécropolis ? demande la princesse.

Bétamèche a déjà sorti un annuaire de son sac. Il fait bien huit cents pages et autant de kilos.

- Le prochain départ est dans huit minutes ! dit-il en trouvant la page. Et c'est un direct !

Sélénia sort une petite bourse pleine de pièces et la jette aux pieds de l'employé.

- Trois billets pour Nécropolis ! Première classe ! ordonne la princesse, décidée comme jamais.


L'agent de conduite pousse sur un énorme levier comme sur un aiguillage et une énorme noix roule au-dessus des têtes, guidée par un bambou fendu en deux, pareil à l'oléoduc d'Arthur.

La noix roule et traverse un bout de terrain, avant de se caler au-dessus d'un appareillage assez complexe dont on ne comprend pas immédiatement l'utilité.

L'agent ouvre une porte dans la noix, comme pour un œuf de téléphérique.

Nos trois héros baissent la tête et s'installent à bord. La noix est vide, sauf la partie du bas qui a été taillée à même le fruit et forme une banquette.

Sélénia tire sur la membrane au milieu de la noix, qui vient se coller contre elle comme une ceinture de sécurité. Arthur la regarde faire et l'imite dans tous ses gestes plutôt que de la déranger par les milliers de questions qu'il meurt d'envie de lui poser.

- Bon voyage ! lance l'agent avant de claquer la porte.


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