LES GRANDES DÉCISIONS

Le lendemain…

Kif les films du muet, coupés de cartons qui remplaçaient la parole, ce qui les rendait tellement plus éloquents ! Tu lisais simplement : « Un mois après », ou bien « Mon cœur est à vos pieds ! » ou encore « Mais quelqu’un veillait ». Et la magie restait intacte, pas souillée le moindre par des tartines à effet. Le cinéma était poétique parce qu’il était silencieux. Quoi de plus saccageur que le langage ? Moi, ce que j’ai eu d’important à dire, dans ma vie, je l’aurai dit avec mes yeux. Et que plus j’avance, plus je ferme ma gueule. L’abomination, c’est de tomber sur moi dans une émission de télé enregistrée.

L’autre jour, un samedi, je buvais un vin chaud devant mon poste pour soûler un début d’angine. Je regardais sans voir plein de cons en couleurs qui disaient des conneries. Et tout à coup, je ressens une sale impression : moi ! Là, à trois mètres ! Moi, devant moi ! Moi, devenu spectacle ! Moi, faisant l’intelligent comme un con en répondant à des questions paquebots dont j’avais honte pour qui les posait et plus honte encore pour qui y répondait. Moi, perdu dans le système. Moi, plein de fausse assurance, plein d’un abject contentement de pleutre. Moi qui m’appelais au secours et qui ne m’écoutais pas pour laisser les autres m’entendre.

Ah ! comme je voudrais des interviewes en muet. Un carton avec ces mots :

« San-Antonio, êtes-vous heureux ? »

Réponse : ma gueule, mon regard et mon poing avec le doigt du milieu dressé.

Deuxième carton :

« Vous gagnez beaucoup d’argent ? « (leur dada !).

Réponse : gros plan de ma dextre saisissant mes bourses à poignées, puis gros plan d’un clin d’œil.

Troisième carton :

« C’est quoi, l’amour, pour vous ? »

Réponse : je frétille de la menteuse comme quand je lèche une chatte de bon aloi !

Quatrième carton :

« Et Dieu ? »

Réponse : ma gueule figée, juste une larme qui perle.

Comme ça, l’interview de mes rêves. Dans un formidable silence pour cause de reproduction du son non encore inventée. Chaplin, quoi ! On a demandé à Chaplin ce qu’il pensait de Dieu, devant une caméra ? J’imagine d’ici sa réponse en noir et blanc. Le cinéma est mort en devenant bavard.


Or donc, le lendemain…

Dispositifs importants. Le grand jeu. The big game. Que je t’explique.

J’embusque Violette et Simon Cuteplet dans le « grenier » du comptoir des tapis. Elle est la seule du groupe qui connaisse Lady Fog. Munis de jumelles, les deux protagonistes du corps franc surveillent — l’entrée de la pension « Tu Tue ». Dès que la vioque pointera le bout de son blair, ils nous préviendront par talkie-walkie. Nous, c’est-à-dire Blanc, Mathias et moi qui sommes planqués à l’intérieur d’une fourgonnette stationnée à quelques encablures de là. Prêts à l’action.

Et Béru ? me demanderas-tu. Le Gros jouit d’un statut spécial, bien dans ses cordes : il tient l’éventaire ambulant d’une vieille marchande de beignets à laquelle nous avons filé le pactole pour qu’elle l’accepte comme assistant. Les vieilles musulmanes ont une qualité essentielle : quand tu leur flanques un paquet d’artiche pour les aider dans leur boulot, elles l’enfouillent sans chercher à comprendre.

Certes, il a modifié son look, Alexandre-Benoît, à mon instar, comme on disait dans les romans de jadis. « A l’instar. » Dedans, y a « star » qu’est ronflant. Son rôle est indéterminé, au Béru. Il est placardé presque face à Windsor Lodge « en couverture », prêt à interviendre (assure-t-il). C’est Grouchy à Waterloo. On espère seulement qu’il sera moins con que lui dans ses interventions !

Je pense que nous n’avons rien laissé au hasard. Dans l’entrepôt aux tapis, Violette a le cul nu, ce qui lui convient parfaitement. Il s’agit là d’une précaution. Si le couple est surpris, il alléguera qu’il cherchait un petit endroit tranquille pour ses ébats. Je lui ai adjoint le nouveau venu afin que Cuteplet puisse se familiariser avec les allées et venues de la pension, ce qui lui permettra d’agir « utilement » le moment venu. J’ai exigé que les talkies-walkies demeurent branchés en permanence, voulant capter intégralement la situation. Tout le monde, sauf Bérurier, ce qui est paradoxal, est muni d’un thermos de thé froid et d’un fort sandwich.

Nous attendons, assis sans broncher, dans le fourgon surchauffé. La sueur ruisselle sur nos faces crispées, malgré le léger courant d’air que nous avons essayé d’établir par un système de vitres ouvertes.

— Ça manque d’un ventilo, soupire Mathias.

Blanc est celui qui transpire le plus. On dirait un bronze d’art fraîchement sorti du four.

Pour se distraire, on tend l’oreille. Violette qui se sait esgourdée ne s’exprime que par monosyllabes. Simon, baroudeur, homme et con, ne s’embarrasse pas de précautions. Il dit :

— Vous avez un cul formide ! C’est dommage.

Profond soupir.

— Pourquoi est-il dommage de posséder un fessier que vous jugez avenant ? s’étonne Violette, très seizième.

— Dommage que je peuve pas m’en occuper ! déplore le tueur professionnel diplômé de l’Etat.

— Qui vous en empêche ? chuchote l’insatiable. Nous sommes à l’abri des regards et nous avons du temps. Il vous serait loisible de me prendre en levrette pendant que je surveillerais les abords ?

— Je vous dis pas, mais je suis inapte à l’amour depuis que deux rebelles africains m’ont châtré.

— Oh ! Seigneur, quelle horreur ! perd-elle tout contrôle. Comment cela s’est-il passé ?

— Ils m’ont claqué les gesticules entre deux pierres tranchantes.

— Ouille ! compatit Violette.

— Ouais, c’est ce que j’ai dit ! Ce qui m’a consolé, c’est qu’un des bougnoules s’est sectionné un doigt dans sa rage.

— Et depuis, plus rien ?

— Rien !

— Vous avez essayé, naturellement, de faire un état des lieux ?

— Je suis été voir une pute à Niamey, sitôt que j’ai revenu de mission : elle a escrimé sur mon zob, mais il est resté chique molle.

Hésitation de ma précieuse auxiliaire (elle, c’est l’auxiliaire « être »), puis, altruiste jusqu’aux glandes salivaires, elle murmure :

— Souhaiteriez-vous que je procède à une nouvelle vérification ? Il se pourrait qu’un « petit quelque chose subsiste » et qu’un regain de… de vitalité apparaisse ?

Il manque de foi, Simon :

— Vitalité mon zob ! Je préfère pas ; ensuite je désempare de m’être trouvé tout con devant une jolie fille.

— Qui ne tente rien n’a rien, Simon. Peut-être que, même si votre membre reste inerte, une délicate fellation vous causera une ombre de plaisir. La volupté est nuancée ! Allons, allons, bon ami, ne faites pas de chichis. Une femme est toujours doublée d’une infirmière, c’est en tant que telle que je vais essayer de réchauffer vos ardeurs. Laissez-moi agir et surveillez bien ce maudit hôtel !

« Oh ! mon Dieu ! Une braguette à boutons ! Encore ! En pleine fin de siècle ! Ma première, Simon ! Et il faudrait qu’elle ne défende rien ? Quelle misère ! Laissez-moi faire. Ne vous occupez que du Windsor Lodge, mon grand ; uniquement. Tenez, asseyez-vous sur cette caisse, soldat ! Et il porte un caleçon-caleçon, l’amour ! Un vrai ! En coton ! Et… mais oui : long ! Mais vous êtes donc un grognard de l’Empe-reur fourvoyé dans cette stupide époque ? Voyons l’appareil !

« Oh ! pauvres testicules profanés, saccagés ! Attendez… Ça ne vous fait pas mal quand je les palpe ? Il n’y a pas que de la peau, militaire ! Je sens comme une induration. Et si les misérables nègres vous avaient laissé par mégarde un brimborion de rouston, mon chou ? Hein ? Et si ? Voyons ce membre… Oui, bon, passons, ça n’a jamais dû être Byzance, si je puis parler ainsi à Istanbul. Du petit paf de sous-officier, sans vouloir vous vexer. Certes, la mutilation dont vous avez souffert n’a rien ajouté à sa gloire, mais tout de même, la modestie a toujours dû être sa qualité dominante. Il va me rappeler l’époque où je fumais des cigarillos.

« On n’est pas très à son aise pour pomper cette bricole, sergent. Saisir ça entre le pouce et l’index ressemble à de la minauderie de salon. Une bite se saisit à pleine main et il doit en rester suffisamment à l’air libre pour qu’on la puisse entonner jusqu’à la glotte. Franchement, c’est la première fois que je m’attaque à une queue aussi minuscule. Vous ne deviez pas faire le flambard lorsque vous déballiez cet outil à une femme, non ? »

Penaud, le « mutilé » murmure :

— C’est à cause de « ça » que je me suis engagé dans les corps francs.

— Pour compenser ?

— Voilà.

— Votre virilité était ailleurs ?

— Pour ainsi dire.

— L’action vous soulage ?

— C’est vrai.

— Lorsque vous tenez un homme dans la mire de votre fusil à lunette, cela équivaut à une érection ?

— Vous avez tout compris.

— Presser la détente, c’est l’orgasme ?

— Je voudrais ne faire que cela. Quand j’en mets un en l’air, il me semble que je décharge.

— Même maintenant ?

— Surtout maintenant.

La voix est sourde, vibrante, passionnée. Elle nous fait froid dans le dossard.

Je baisse l’intensité de son émetteur.

— Pauvre mec, dis-je, il est à plaindre.

M. Blanc hausse les épaules.

— Ton cher Bérurier t’objecterait que, tant qu’à faire, il vaut mieux qu’on ait coupé les couilles d’un type sous-membré.

C’est exact : il dirait exactement cela, le Gros.

Par un interstice, je l’aperçois, tout là-bas derrière une montagne de beignets, dans la vapeur bleutée de la friteuse. Il porte une chéchia, des babouches, une large ceinture de flanelle. Gros lapin, va !

Dans le grenier, l’opération « turlute » entreprise par Violette n’a pas l’air de porter ses fruits.

— Laissez tomber, mademoiselle, soupire Simon Cuteplet ; vous n’arriverez à rien !

Elle désembouche le pafounet du tireur d’élite et demande :

— Avez-vous le sentiment qu’un doigt dans le rectum serait susceptible de créer une sensation bénéfique ?

— Pensez-vous ! Je me suis fait emmancher par un zouave qui balançait une chopine d’âne, par curiosité, mais ça n’a rien changé. Je suis un eunuque, mademoiselle, il faut appeler les choses par leur nom. Oh ! merde. Regardez !

— Quoi donc ?

— Cette grosse femme qui sort de l’hôtel…

Un temps.

— C’est elle ! s’exclame sourdement Violette.

Puis, à l’appareil :

— Opération « Cousin frileux », vous avez entendu ?

— Tout ! réponds-je.

Ça la lui coupe un instant, puis, impassible :

— Lady Fog ! Elle porte une robe mauve, une capeline, des chaussures à hauts talons comme si elle se rendait en visite !

— Nous sommes prêts ; restez en place, tous les deux, et poursuivez vos efforts. Vous devriez essayer feuille de rose !

J’ouvre la portière coulissante et fais signe à Jérémie. Je me fais l’effet d’un instructeur de parachutistes ordonnant à l’un de ses élèves de sauter.

Le Noirpiot quitte le véhicule et s’avance nonchalamment au-devant de Tantine ; il a un micro-cravate dissimulé dans le col ouvert de sa chemise. Je passe sur la fréquence « B » afin de rester au contact avec lui. Ces instruments sont très performants car je perçois nettement le bruit tranquille de sa respiration.

Tout aussi calme que M. Blanc, Mathias sort sa petite boîte dont il fait coulisser le couvercle.

Grésillement de mon récepteur « B ».

Voix de Jérémie :

— Je vous demande pardon, madame. Vous êtes Lady Fog ?

Voix de femme âgée :

— Comment ?

Ils s’expriment en anglais, bas patois que Jérémie utilise à la perfection, au point que le prince Charles a l’air de traîner l’accent auvergnat, en comparaison.

— Je viens de la part de Lou Steemann[5].

Un silence. La vieille doit avoir de l’emphysème. Son souffle, maintenant, évoque la remise en étui d’une poupée gonflable après usage.

— Je ne sais pas de qui vous parlez, Sir.

J’enrogne. Evidemment, tout cela est trop simpliste. On ne débarque pas chez Lady Fog en balançant n’importe quelle vanne. Il doit y avoir des phrases clés, des mots de passe, des signes de reconnaissance, des objets servant de sésame, des condés imparables, sinon sa boutique aurait été « éventée » depuis lurette.

Voix imperturbable de Jérémie :

— Vous avez tort de le prendre sur ce ton, Milady, un gros « brouillard » s’accumule au-dessus de votre boîte et il va chier des bulles carrées avant la fin de la journée. Mais enfin, si vous ne voulez pas m’écouter, à la bonne vôtre. Bye !

L’aplomb du mec ! Chapeau ! Il fait montre d’une maîtrise étourdissante, l’ancien balayeur de la place Saint-Sulpice !

Par ma délicate meurtrière, je le vois tourner le dos à la vieille et rabattre vers nous. Cela s’appelle jouer à quitte ou double. Faut un tempérament de flambeur pour interpréter ce genre de partition. Etre le king du poker.

Voix (essoufflée) de femme âgée :

— Hep ! garçon ! Un instant.

Gagné !

M. Blanc se retourne mais ne fait pas un pas en direction de mémère. Il attend qu’elle le rejoigne et je devine qu’il a dû adopter un air rogue.

Voix (moins essoufflée) de femme âgée :

— Qu’est-ce que c’est que ces salades que vous venez me raconter ?

Voix glaciale de M. Blanc :

— Ecoutez, ce que j’ai à vous dire concerne un de vos clients, la mère. Son nom de guerre commence par un « C ». Ça vous intéresse ou ça ne vous intéresse pas ? Si ça vous intéresse, on cause ; si ça ne vous intéresse pas, je me barre et je récite un bout de prière pour vous parce que vous êtes vieille et donc fragile.

Ils parviennent presque à la hauteur de notre — fourgon. Je refais coulisser le panneau latéral, prêt à « accueillir » la vioque…

Voix de la vieille :

— D’où sortez-vous, garçon ? Et vous cherchez quoi, au juste ?

— Je vais vous expliquer ça en détail, Milady. Tenez, grimpez donc dans cette voiture.

— Quoi ! croasse la tenancière. Non mais, vous vous imaginez que…

Elle n’a pas le loisir d’en casser davantage. M. Blanc l’a saisie par la taille et, d’un effort somptueux, la hisse dans notre véhicule malgré ses protestations.

Je plaque ma dextre sur le museau de la mamie. Le Noirpiot grimpe à son tour, Mathias relourde. Syn-chro-nisme parfait, à croire que nous avons répété l’opération cent fois. Cette vieille teigne me mord l’intérieur de la main, et pas qu’un peu ! Blanc la bloque par-derrière. Mathias a déjà sa minuscule seringue en main. Il pousse la conscience professionnelle jusqu’à désinfecter l’endroit où il va la planter, avec un tampon imbibé d’alcool qu’il retire d’un sachet. Tchlouc ! La dame se rend à peine compte de ce qu’il lui fait. Elle continue de se trémousser entre les pattes puissantes de Jérémie. Mais, très vite, elle se calme. La voilà toute chose, dolente, pensive. J’aide le négus à l’allonger sur une vieille couverture qui pue la moisissure orientale.

— Madame t’est servie, ricane le Rouquin en me la désignant.

Avant de m’occuper d’elle, j’explore la rue. Un truc, sur l’arrière, me fait tiquer : Béru se pointe à pas rapides vers nous. Il paraît en alarme. Il nous adresse des mimiques discrètes.

Je le signale à Blanc. Blanc hoche la tête :

— Il doit y avoir un os, admet Boule de Neige.

Mathias regarde à son tour par la meurtrière.

— Je crois comprendre, il fait.

Et puis, comme nous constituons une équipe formidablement homogène, à cet instant, le récepteur du talkie-walkie grésille et Violette lance un :

— Attention ! Il se passe quelque chose d’insolite. Bérurier a brusquement lâché ses beignets pour se mettre à filer un type. Je crois que c’est un grand, avec des moustaches à la Omar Sharif. Il porte une chemise blanche à manches courtes.

— O.K., on l’aperçoit, fais-je.

Je file une deuxième carouble sur la vieille, histoire de la dissimuler et rouvre le panneau sur rail.

— Surveillez le mec en question, fais-je à mes potes. Sitôt qu’il arrivera au niveau du fourgon, prévenez-moi.

On attend, tels des guépards réduits aux aguets.

Go ! fait soudain Jérémie.

Je saute du fourgon. Juste le grand mec se pointait. Je lui tartine un coup de tronche dans sa collection de mandibules. Il titube. Je le biche par la taille. Béru nous rejoint, le soutient aussi. Une dame qui passait en coltinant des paniers s’arrête pour visionner cette humble scène de la rue. Nous prenons des airs d’afflic-tion et faisons mine de bassiner le visage du grand. La vioque, rassurée, passe son chemin après nous avoir donné des conseils très intéressants dans cette langue appartenant au groupe ouralo-altaïque.

On embarque le grandu dans le fourgon. A cet instant, le julot reprend la poêle de l’ablette et flanque son genou dans les balloches à Béru. Le Gravos, s’il y a une chose qu’il n’admet pas, c’est bien qu’on s’en prenne à ses précieuses ridicules ! Il émet un barrissement de colère, arme son poing et le balance en uppercut du droit à la mâchoire déjà tuméfiée du zig à moustache. Tout le monde en morfle ! En explosant, son bas de gueule éclabousse à la ronde. Chacun prend sa giclée de sang, ses lambeaux de gencives, ses esquilles d’os. Comment que ça lui a modifié la physionomie, un tel parpaing, au Turc ! Il fait mulot, moi je trouve ; toucan, même, à la rigueur. Il a plus qu’un cratère rouge sous le pif. Manger, ça ne lui sera pas possible avant l’année prochaine et, à moins qu’il ne soit ventriloque, je le vois guère donner une conférence avant d’avoir appris le sourd-muet !

Il est raide groggy ! Pourtant, Mathias insiste pour lui offrir une tournée de sirop d’oubli.

— Ainsi, il ne se rappellera jamais ce qui lui est arrivé, assure notre gentil blondinet.

Nous questionnons Alexandre-Benoît à propos de l’homme. Pépère est en train de se déculotter pour examiner ses génitoires endolories. Il déballe sa chopine d’âne et la développe par-dessus ses formidables roustons.

Ça me rappelle l’histoire de mon cher Patrick Sébastien. Le môme d’un Noir demande à son père :

« Papa, je peux jouer avec ta bite ? »

Et le dabe répond :

« D’accord, mais ne t’éloigne pas trop ! »

Ça n’en finit pas, Béru, son chibre. Jumbo ! La grosse lance d’incendie de la caserne Champerret !

— Dieu de Dieu ! fait-il en la faisant sautiller dans les paumes de ses mains, je l’ai senti passer.

— Lui aussi ! assure Mathias en désignant Gueule-cassée.

— Je vais avoir un bleu ! annonce sombrement l’Enflure.

— Il vaut mieux un bleu qu’un trou, dis-je. Bon, rembobine et casse-toi, on a de l’ouvrage. Tu n’as pas répondu à nos questions concernant cézig : d’où sort-il ?

Béru masse un endroit particulièrement douloureux de son pneu à flanc blanc.

— L’était placardé dans une chignole. J’ai eu l’im-pres-sion qu’y surveillait l’hôtel, lui z’aussi. Quand la vieille a sorti, j’l’ai vu réagir. Il a attendu qu’é passate devant lui pour s’mett’ à la filocher. Fallait qu’je vous préviende.

Il achève de remballer son matériel.

— Bon, j’vas rejoind’ la vioque aux beignets. Très brave femme malgré qu’é causasse pas français. J’lu bricole un peu la moniche pendant qu’elle confectionne, mais ell’ fouette de trop pour qu’j’la sabrasse. Notez, ajoute-t-il, qu’on peut pas savoir ce dont l’av’nir nous réserve. Un jour qu’ j’s’rais en manque, j’pourrerais très bien y faire un’ fleur.

Je le pousse hors du fourgon. Jérémie, sur mon ordre, va se mettre au volant et démarre. Après ces louches agissements, il est préférable de changer de quartier.

— Trouve-nous un coin champêtre, grand ! lui recommandé-je.


C’est féerique, Istanbul, vu d’en haut : le Bosphore, la Corne d’Or, les dômes étincelants des mosquées, le port avec sa multitude de barlus… Un enchantement ! Nous avons traversé l’interminable pont sur le Bosphore et, stoppés sur une esplanade, nous nous gavons du somptueux spectacle. Autour de nous, une végétation odoriférante ajoute à la féerie. Des oiseaux égosillent et leurs pépiements ne sont troublés que par les incantations des muezzins qui montent de la ville.

Cette sobre et enchanteresse description achevée, je te signale un fait, inaccoutumé venant de moi : j’ai peur. Je l’avoue sans fausse honte. Un brusque traczir me biche à contempler cette fabuleuse cité dont la gloire continue de resplendir au soleil. Je sens que des dangers très grands nous y guettent, tapis dans ces artères bruyantes. De vilains pressentiments m’assaillent. Est-ce de m’être couché dans un cercueil qui me file ces funestes présages dans le cigare ?

— T’as l’air d’avoir un coup de flou, Grand ? me demande Jérémie en posant sa main fraternelle sur mon épaule qui ne l’est pas moins.

— Yes, mec, avoué-je. Ça vient de sortir, c’est de l’angoisse du jour, toute fraîche. En pareil cas, j’use d’une expression qui traduit mon état d’âme : « Je sens les choses qui sont derrière les choses. »

Je lui désigne le panorama d’un geste large de semeur hugolien.

— C’est plus coton que ce que nous pensons, Jérémie. Nos problèmes en cours constituent la partie émergée de l’iceberg.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? L’apparition du gazier que Béru a démantelé ?

— Peut-être, mais je crois que mon pressentiment avait déjà pris corps avant que cet homme ne se manifeste. Soyons vigilants !

— Qu’attends-tu pour questionner la vieille ?

— Une interview, ça se prépare, mon chéri. Il est tellement facile de poser des questions qu’on omet souvent de les sélectionner.

Nous regagnons le fourgon stationné à l’ombre d’un gros buisson de lentisques et d’arbousiers. Mathias, charitable, colmate tant mal que bien les brèches pratiquées dans la physionomie de l’homme à la chemisette blanche par le poing-enclume de Mastar.

Il est toujours groggy, le digne homme. Par contre, Lady Fog est pimpante. L’âge purifie l’individu en l’emmenant dans les renoncements. De même que l’inappétence est le meilleur des régimes, la vieillesse engendre la sagesse. Elle a un sourire bienveillant. C’est une personne dont la silhouette évoque celle d’un bonhomme de neige. Elle est ronde comme deux boules l’une sur l’autre. Ses cheveux courts et frisottés sont d’un gris bleuté, ses lèvres mal dessinées en rouge cerise me font penser à une petite tomate et ses pommettes à deux grosses. Regard clair, une duvetterie abondante comme de la véritable barbe, des fanons, de gros nichons de vieillarde robuste para-chèvent son apparence sphérique.

— Ça va ? je démarre mollement.

— Très bien, assure la mamie des voyous. Et vous ?

— Davantage, ce serait trop. Vous avez beaucoup de monde à la pension ?

— Pas tellement.

— Mais du beau monde, hein ?

— Comme toujours !

Rire satisfait de la daronne.

— Tommaso est toujours au Windsor Lodge ?

— Oui, toujours.

— Il n’a pas pris peur quand vous lui avez annoncé qu’une fille les cherchait, lui et son copain ?

Elle glousse.

— Je me suis bien gardée de le leur dire. Ces deux-là sont plus prudents que des chamois : ils auraient fichu le camp sur l’heure.

Comme quoi la notion des affaires prime la prudence. Elle l’a bouclée, la vioque, pour ne pas perdre deux clilles ! Mais alors…

Hein, mais alors qui a voulu nous gazer, Violette et moi ? Ça c’est de la question à mille balles toutes taxes comprises !

Je n’ai pas douté un seul instant que cette tentative d’assassinat sur nos personnes ait été décidée et organisée par les occupants de la pension de Lady Fog ! Alors ? Mustafa Kémal Foutu, le chef de la Police istanbuliote ?

Je ravale ma stupeur. Les choses qui sont derrière les choses ! Gare à nos fesses, les amis ! J’ai idée qu’une étrange mafia s’occupe de nous.

— Il s’appelle comment, l’ami de Tommaso ?

— Boris Kelfiott.

— Ils viennent souvent chez vous ?

— C’est la deuxième fois.

— Et Carlos ?

Elle paraît indécise.

— Carlos ?

— L’homme qui occupe la chambre « Coventry ».

— Il ne s’appelle pas Carlos, mais Ramono.

Ignore-t-elle l’identité de son client au visage « mangé de poils » ?

— Il vient souvent au Windsor Lodge ?

— Il l’habite depuis plus d’un an.

— Et qui avez-vous encore comme clients ?

— Babylas, le Belge, avec une amie. O’Brien, de Dublin. Red Oversee, de London…

Consciencieux, Mathias a apporté un magnéto de poche, guère plus gros qu’une boîte d’allumettes et enregistre les confidences de la dame.

Je fais préciser à celle-ci le nom des chambres qu’occupent ses pensionnaires, la durée prévue de leur séjour, leurs habitudes. Ils sont une dizaine au total, à couler des jours paisibles derrière les murs de sa pension voyouse.

— Vos rapports avec la Police turque sont toujours très bons ?

— Excellents.

— Vous connaissez, bien sûr, Mustafa Kémal Foutu ?

— C’est un ami, épanouise-t-elle.

— Vous le payez bien ?

— Il est raisonnable. Lui, ce qui l’intéresse, c’est de palper en dollars.

— Combien ?

— Dix mille par mois. Ce sont mes pensionnaires qui les paient.

— La taxe de séjour, en somme ?

Elle pouffe.

— Charmante expression ! Oui, la taxe de séjour.

— Tommaso et Kelfiott sont ici pour longtemps ?

— Jusqu’à nouvel ordre.

— Ils sont amant et maîtresse.

Elle hausse les épaules.

— Un vrai ménage ! Touchant ! Il m’arrive de leur porter moi-même le petit déjeuner au lit pour le plaisir de les voir se faire des mamours.

— Leur spécialité professionnelle, c’est l’abattage clandestin, n’est-ce pas ?

La vieille s’ensérieuse.

— Vous savez, je me montre on ne peu plus discrète avec mes clients. Dans notre monde, c’est indispensable si on veut devenir vieux. Les centenaires de Palerme sont toujours des gens qui ne se sont pas occupés de leur prochain.

La pauvre ne s’aperçoit pas, sous l’effet du Silverstein B K, qu’elle ne respecte guère ce sage adage.

Je lui désigne l’homme inanimé.

— Lui, vous le connaissez ?

— Jamais vu.

Je me tourne vers mes deux compagnons :

— D’autres questions, messieurs ? Toi, Mathias ?

Le Rouquinos rougit (mais oui, il y arrive !) de confusion.

— Merci…, Antoine. Lady Fog, êtes-vous au courant d’un double assassinat qui s’est produit à l’hôtel Thagada Veutu ?

— J’en ai entendu parler, oui.

— Certains de vos pensionnaires auraient-ils trempé dans cette affaire ?

— Sûrement pas. Les gens qui logent chez moi se tiennent peinards, ils sont là pour ça !

— Et Kémal Foutu ? reprends-je. Il n’aurait pas organisé ce coup fourré ?

— Lui ? Non. Il aurait agi plus simplement. Quand il a des problèmes, ceux-ci sont réglés par un accident de la circulation.

— Vous avez une idée sur l’identité du meurtrier, gentille amie ?

— Pas la moindre. Il doit s’agir d’une affaire d’espion-nage. A Istanbul, les services secrets étrangers fonctionnent à plein régime, comme au cours de la dernière guerre. A cette époque, on se faisait des couilles en or à Lisbonne ou ici !

Chère brave aventurière en pantoufles atteinte par la limite d’âge ! En la regardant, en l’écoutant, je me rends compte que le bien et le mal, la vie droite ou la vie arnaqueuse sont séparés par des frontières bien fragiles et, souvent, indiscernables. Combien pratiquent la filouterie « en toute bonne conscience » ? Et combien marchent sur le fil de l’honnêteté comme des funambules ? Le droit chemin, n’en déplaise aux moralistes, décrit des zigzags, parfois.

Mathias qui se voue à « Chemisette blanche » — murmure :

— Tu sais que ce type n’est pas très bien, Antoine. Il souffre d’une commotion cérébrale et l’état dans lequel il se trouve fait songer à un coma.

— Les risques de son métier, fatalisé-je. Fouille-le !

Jérémie demande :

— Que faisons-nous, maintenant ?

Je le sens inquiet.

— Opération « retour », tranché-je. On va déposer le moribond sur un bord de route où quelqu’un le découvrira et donnera l’alerte. Quant à mémère, nous allons la reconduire chez elle.

— CHEZ ? exclame M. Blanc.

— Oui, dis-je. L’occasion est unique de pénétrer au Windsor Lodge avec le meilleur des condés : la patronne ! Profitons de ce qu’elle est dans la semoule pour investir, l’occasion est unique !

Il lance une réplique célèbre :

— Mais bon Dieu, c’est sûr !

— En nous voyant en sa compagnie, poursuis-je, ses autres pensionnaires ne sourcilleront pas. L’Opé-ra-tion « Cousin frileux », c’est tout de suite qu’il faut la réaliser. Et vite ! J’alerte les autres par talkie-walkie.


— Que devrai-je faire du fourgon ? questionne Jérémie.

— Laisse-le devant la pension, il va nous servir encore.

Il stoppe à vingt mètres de l’entrée et descend. Coups brefs du poing contre la carrosserie. Je délourde, puis donne le bras à mamie pour quitter le véhicule.

— Elle est encore sous Silverstein BK pour une vingtaine de minutes, annonce calmement Mathias, homme rigoureux.

— Ce sera suffisant. Tu as ton petit matériel ?

— Evidemment !

Avant de rentrer, je coule un regard discret sur le comptoir des tapis, second étage. Les volets en sont clos, mais il me semble bien qu’il manque une latte au milieu de l’un d’eux. Dans l’entrepôt minable, Simon Cuteplet guette en caressant son fusil à lunette démontable pourvu d’un silencieux. Violette s’obstine-t-elle à lui mâchouiller le brise-motte ? D’après ce que j’ai surpris des confidences du mercenaire, autant mastiquer une plaquette de chewing-gum, elle banderait plus rapidement !

Nous entrons. La soubrette turque que j’ai vue naguère est en train de passer l’aspirateur sur le grand tapis du hall. Elle ne nous regarde pas. J’ai idée que la vieille doit se montrer incommode comme patronne.

— Allons dans votre bureau, dis-je à Lady Fog.

Elle nous précède. Son burlingue, en fait, est une petite pièce qu’on appellerait simplement salon si un bureau ministre chargé de paperasses n’en accaparait une bonne partie.

D’un geste, j’indique à mes compagnons le vieux paravent de soie qui accordéone devant l’entrée d’un jardin d’hiver. Ils vont s’y planquer.

— Chère Lady, fais-je, téléphonez donc à Tommaso, chambre « Manchester », pour lui demander de venir vous rejoindre ici. Dites-lui que vous aimeriez lui présenter un vieil ami à vous susceptible de lui être très utile.

— O.K., fait la vioque avec un sourire nostalgique.

Elle murmure, femelle, toujours :

— Vous êtes sacrément beau gosse, mon garçon. Que n’ai-je vingt ans de moins !

Vingt ans, c’est leur marge de regret, aux vieux. Quand ils atteignent la soixantaine, ils soupirent après ces vingt ans excédentaires ; et quand ils ont passé quatre-vingts, c’est toujours le même tarif : vingt piges ! Je me dis, en la défrimant, que même vingt ans en arrière, y aurait fallu que je me raconte un drôle de scénario pour pouvoir l’embroquer, Milady !

Elle compose deux chiffres au cadran.

Je perçois un ronflement lointain. On décroche.

— Mister Tommaso ? Non, c’est Mister Kelfiott ?

Je lui mimique que ça revient au même.

— Vous auriez une seconde pour passer dans mes appartements ? poursuit l’ancêtre. J’ai ici un vieil ami qu’il vous serait intéressant de rencontrer… Com-ment ? fait la taulière. Tous les deux ? Bien sûr, c’est ainsi que je l’entendais…

Elle raccroche.

— Ils vont venir !

Ma limouille est à tordre. Minute capitale ! Deux tigres méfiants vont se pointer, qu’il va falloir circonscrire en un clin d’œil ! D’un coup je me sens mal engagé dans cette croisade. Un, j’en faisais mon affaire, mais deux à la fois, merci bien ! Mathias n’est pas un homme de castagne ; quant à Jérémie, le temps qu’il fasse les quatre pas nous séparant du paravent, le deuxième tueur lui aura plombé le baquet.

Alors, la voix feutrée de l’irremplaçable Mathias retentit :

— Ne tentez rien, commissaire. Retenez-vous seule-ment de respirer une fois qu’ils seront entrés.

Intéressant, non ?

C’est beau, la science. Ça prime la force dans certains cas.

N’empêche que je pense fort à Félicie, ce qui, chez moi, équivaut à une prière.

Comme notre maigre cerveau ne peut concevoir Dieu, il a besoin de se faire une idée de Lui en usant de son iconographie privée.


Après un léger heurt, deux personnages aussi bizarres qu’étranges pénètrent dans la pièce. L’un est âgé d’une quarantaine d’années. Il est grand, avec le cou large, un regard profondément enfoncé et le nez en éteignoir de cierge (convient également pour moucher les bougies). Ce qui surprend le plus dans son visage, c’est son absence de lèvres. Ce mec, il serait incapable de jouer de la trompette. Il porte sous l’oreille gauche une profonde cicatrice dont je suis prêt à te parier ma chemise contre tes deux testicules qu’elle résulte d’une balle d’assez fort calibre. Le second est encore plus grand que l’autre, très maigre, jeune avec des boutons plein le menton. On dirait quelque étudiant anarchiste russe de jadis, de ceux qui dynamitaient les voies ferrées au temps des tsars. Il a le front proéminent, les oreilles décollées, le tour des yeux rose et l’air aussi gentil qu’un tortionnaire arabe recueillant les confidences d’un général américain.

Ces deux aimables personnages entrent donc et s’avancent vers Lady Fog et moi. Expressions hermétiques. Le plus âgé a une main dans sa poche et, crois-moi, ce n’est pas sa boîte de capotes anglaises qu’il tient.

Ma pomme, souscrivant aux recommandations de Mathias, je joue les pêcheurs d’éponge et me retiens de respirer.

Instant critique. Ces deux loups ont déjà flairé un danger. Personne ne parle. La mamie parce qu’elle ne sait que dire, vu que je ne lui ai pas fourni de texte à prononcer, moi parce qu’il est duraille de jacter sans brûler un peu d’oxygène, et les arrivants parce qu’ils attendent.

Je leur souris. Tout ce que je peux me permettre pour détendre un peu l’atmosphère. Un large sourire en tranche de pastèque, sauf que mes pépins à moi sont d’un blanc éclatant.

Je tends éperdument l’oreille, guettant un bruit de gaz fusant. Que tchi ! Mathias aurait-il des problos avec sa « capsule « (si capsule il y a) ?

Des chandelles grosses comme le pouce me dégoulinent le long de la raie médiane, appelée aussi raie culière dans les manuels de savoir-vivre.

Le dénommé Tommaso (le grand jeune) laisse tomber d’un ton cassant :

— Alors, Milady ?

La vioque me regarde interrogateusement. Beau et bon sourire façon couverture des Mille recettes de Tante Berthe. Et puis elle exprime un hoquet d’asthmatique, porte la main à sa gorge et tombe en avant sur le tapis. Moi qui attaque ma seconde minute sans respirer, je commence à me faire vieux. Comme ça ne m’empêche pas de voir, je regarde les deux pédoques. Boris Kelfiott (l’homme au cou large) arrache d’un geste expert un parabellum de sa vague et me braque. Mais ses forces l’abandonnent, ainsi que sa lucidité et il choit sur les genoux sans lâcher la crosse de son feu. Son pote, davantage vivace, résiste un bref instant de plus. Pourtant il est terrassé à son tour.

Alors je cavale jusqu’à la porte pour aller respirer sous des cieux plus cléments, suivi de Mathias et de Blanc. On referme derrière soi et on s’approche du porche. Inspiration, expiration ! Bonno ! comme s’excla-mait, il n’y a pas si longtemps, mon ami Trabadja. Une paire de poumons, c’est chouette quand ça fonctionne au quart de tour ! Je m’en enfile dix litres d’un coup, et pourtant c’est pas un air de first quality ! Y a des scories, des miasmes. Ça pue la fritaille, le gaz d’échappement, le suint (tagada gada tsuint suint.)

— C’est quoi, ton truc, Mathias ?

Il tire de sa fouille un gros stylo Mont-Blanc bricolé par ses soins (tagada gada soins soins), en ôte le capuchon et me montre des trous imperceptibles.

— Il écrit du bas et asphyxie du haut !

— Bravo ! J’espère que tu as beaucoup d’autres gadgets de ce tonneau ?

— Une quantité.

— Ton soporifique est presque instantané.

— Entre vingt et trente secondes selon les dimensions du local ; un peu plus en extérieur, dans un rayon de vingt mètres.

— Son effet dure longtemps ?

— Une dizaine de minutes sur le sujet qui l’a inhalé ; pour ce qui est de la dissipation, je pense qu’on peut déjà retourner là-bas, à condition d’ouvrir les fenêtres. J’y vais le premier, attendez-moi là.

— Ce mec est pas croyable ! bée Blanc. Tu parles d’une efficacité. Il est…

— Chié ! coupé-je.

Quelques instants plus tard, le divin Mathias nous hèle. Il tient sa fameuse seringue d’une main.

— Ces messieurs sont à votre disposition, annonce-t-il. Attendez qu’ils recouvrent leurs esprits et ils vous suivront comme des moutons.

Je vais chercher mon talkie-walkie pour appeler nos copains d’en face. Je tombe sur une Violette impériale[6].

— Vous êtes au Windsor Lodge comme en terrain conquis ! exulte la belle décapsuleuse de braguettes.

— C’est provisoire. Quittez votre mirador. Dites à votre massacreur de révoltés noirs qu’il nous rejoigne. Vous, allez ramasser le Gros et faites-vous désigner par lui l’auto dans laquelle est arrivé naguère l’homme à la chemisette blanche. Rapide inventaire du véhicule et rendez-vous général à la fourgonnette dans dix minutes. Vu ?

— Vu ! répond-elle.

Elle ajoute avant de stopper le contact :

— Votre ton de commandement m’embrase le sexe, commissaire.

— Nous ferons la chaîne pour vous l’éteindre, ma tendre amie !


Le temps de compter jusqu’à dix-sept en faisant concorder les verbes et en assurant les liaisons, que voilà Simon Cuteplet à ma botte de sept lieues.

— Opération de commando, lui dis-je.

— A vos ordres, mon lieutenant !

L’habitude…

Je décroche au tableau des clés celle de la chambre « Coventry » et entraîne Simon dans ma foulée. Je l’introduis dans la pièce.

— Cette carrée est occupée par le terroriste Carlos, lui dis-je. Tu vas le neutraliser quand il rentrera.

— Complètement, mon lieutenant ?

— Jusqu’aux chrysanthèmes ! Méfie-toi, car c’est l’homme le plus astucieux qui ait existé. A Paris il a mis en l’air je ne sais plus combien de draupers qui venaient le serrer et il a disparu. Tu n’as pour toi que l’élément de surprise.

L’imbandant ricane :

— Faites-vous pas de souci, mon lieutenant, on peut déjà commencer à creuser un trou pour lui !

— Quand tu auras terminé ce sale boulot, retourne au consulat de France.

— O.K. Mais pourquoi appelez-vous ça un sale boulot ? Y a rien de plus sympa !

— Ne fais pas trop de vagues, dans cette taule.

— J’ai un silencieux.

— Note bien qu’il s’agit d’un nid de forbans, tous bons pour un équarrissage rapide. Néanmoins il faut ménager le petit personnel.

Il a un sourire blasé d’homme sûr de soi.

Je m’en vais, raccroche la clé à sa place et gagne le fourgon où Mathias et Blanc m’attendent en compagnie de Tommaso et Kelfiott. Ces deux derniers sont encore very somnolents et on les devine parfaitement inoffensifs. Je me dis que jusqu’à présent c’est Mathias qui conduit toute l’opération, grâce à ses petites recettes d’apothicaire. Cette croisière en eaux turques paraît l’amuser follement. Elle rompt avec sa petite vie rateuse du labo et ses prestations maritales à la « tac-tac, bonjour maman, au revoir maman ».

On voit arriver Violette et Béru, bras dessus, bras dessous.

— Nous avons failli attendre ! rouscaillé-je.

— La faute à cette vieille salope de marchande qui eguesigeait une rallonge ! Vieille pute borgne av’c une culotte qui sent l’égout par grosses chaleurs ! Fumière à moustaches ! Crevure qui se charogne ! Dégueulance de hyène malade ! Saloperie vivante !

— Nous étions pourtant convenus d’un prix, elle et moi, dis-je, suffisamment élevé pour qu’elle ne le conteste plus !

— C’est ce dont j’y ai dit ! Mais elle gueulait comme quoi ses saletés de beignets n’étaient point compris d’dans !

— Qu’est-ce que ses beignets ont à voir dans l’affaire ?

Violette éclaire ma lanterne :

— Il les a TOUS mangés, dit-elle.

— J’avais une dent creuse, se justifie le Mammouth.

— Il y en avait beaucoup ? demande Mathias.

— Cent quarante-quatre, annonce le Gravos. Pas de quoi péter une pendule à quartz, hein ? D’autant que comme dégueulasserie, vous repassesserez ! Tu sais n’avec quoi elle les frit ? D’l’huile de vidange qu’é rachète à un garagiste. Et encore : la s’conde pressée ! Ici, les garacos filtrent l’huile d’vidange, rajoutent un d’mi-litre d’huile neuve par bidon et, ensuite s’l’ment vendent l’produit d’la deuxième vidange aux friteurs en plein air. Tu juges du goût qu’ça donne à leur camelote !

« Enfin, brèfle, j’ai casqué l’prix d’cent beignets plus un rabais d’ dix pour cent, à la vieille seringue de merde. Un’ espèce de chouette crevée dont j’sus l’seul homme a y avoir palpé la mollusque d’puis la mort d’Atatürk. Y fourrager la babasse, c’est pire qu’malaxer des escarguinches qu’on fait dégorger au gros sel ! Faut vraiment avoir la galanterie ch’villée au corps pour s’lancer dans c’genre d’batifolage ! Mais les gonzesses, é s’rend’ pas compte, é croivent qu’ça leur est dû et qu’c’est nous qu’on leur sommes r’d’vab, qu’tout l’bonheur est pour nous, ces vachasses ! Elles s’aperçoiv’ pas qu’on biche la gerbe, souvent, à leur faire des mamours approfondies. »

J’ai fait signe à Jérémie de décarrer et nous roulons le long de la rive européenne du Bosphore.

— Qu’a donné l’exploration de l’auto ? demandé-je à Violette.

Elle récite :

— Audi 200 noire, il y a le téléphone à bord. J’ai noté son numéro. Les papiers se trouvaient dans la boîte à gants. Ils sont établis au nom d’une agence de voyages. J’en ai pris également les coordonnées.

— Rien d’autre ?

— Non.

On roule dans un flot qui va s’éclaircissant. Le littoral est bordé de restaurants colorés. Beaucoup de touristes, de marchands de bimbeloterie, un grand nombre de boutiques vendent des fringues de cuir.

— Où allons-nous ? s’inquiète Jérémie.

— Cherche un endroit propice, du genre hôtel pour congés payés sans histoire, un peu à l’écart de ce foutoir. Nous louerons pour dix ou douze jours, ce qui inspire toujours confiance.

— Et grouille, gronde Béru : j’ai faim !

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