Cette question, je m’y attendais. Et j’avais de bonnes raisons pour l’attendre : je me la posais.
— Où qu’on va, Grand ?
D’avoir à répondre à mon subordonné m’amène à trancher. Il est fréquent que des gens détenant l’autorité commandent uniquement pour ne pas donner l’impression d’hésiter à ceux qui leur obéissent. L’hésitation est la principale ennemie du pouvoir.
— Avant toute chose, je vais téléphoner au Vieux, ensuite nous changerons de véhicule et nous retournerons au motel. Jusqu’à preuve du contraire, nos adversaires en ignorent l’existence puisqu’ils sont contraints d’établir des surveillances aux abords de notre consulat pour essayer de nous agrafer.
— Valab’, convient le Surabondant. Slave dit, j’croive que c’est l’chang’ment de tire qu’est l’plus urgent ; dans ce gros machin, j’ai l’impression qu’en Turquerie on n’voit qu’nous.
J’acquiesce, convaincu de son bien-dire ; mais, lui montrant la nature qui nous environne, je soupire :
— Si tu aperçois un marchand de bagnoles, fais-moi signe.
Mon léger sarcasme ne le désarme pas. Il semble perdu dans un rêve bleu. Potée auvergnate ou étreinte lubrique ?
La route plonge en direction de la côte et l’on distingue un petit port, au loin, en contrebas.
— Tu sais ce dont il me vient comme idée, Grand ? Si au lieu de rouler su’ c’t’route où qu’on peut nous repérerer à cent lieues à la ronde, on r’tourn’rait à Hisse-ta-boule en barlu ? Y a une navigante fluviale terrib’ su’ c’te mer. On passerait mieux inaperçus dessus qu’autour ?
Je lui vote un regard admiratif.
— Tu ne serais pas un peu génial, Gros ?
— Complètement, me confirme-t-il. C’est d’ famille.
Ainsi soit-il !
Nous avons abandonné notre fourgon sur la place de la mosquée, les clés au tableau de bord, bien certains qu’on nous le secouerait avant la fin de la journée. Ensuite, on s’est mis à la recherche d’un navire. Le petit port de Tabouch Toukrü est plus plaisancier qu’autre chose, aussi y trouve-t-on plein de vieux canots automobiles plus ou moins ravaudés et pourvus d’un pilote prêt à t’emmener n’importe où — voire à foutre ta belle-mère à l’eau — pour un prix raisonnable.
Je retapisse (d’âne) un type encore jeune, grand et maigre, mal rasé, vêtu d’un bleu de travail rehaussé d’une large ceinture d’étoffe, qui attend le client sans trop y croire, en compagnie de son petit garçon, un angelot dépenaillé et sale, aux yeux pleins de lumière. A cause du môme, c’est lui que je choisis. La somme qu’il me réclame pour nous emmener sur le Bosphore est rondelette, aussi ne croit-il pas trop que je vais la lui donner.
Effectivement, là comme ailleurs, le quart est suffisant pour conclure le marché, et nous voilà voguant sur une eau verte et moirée par l’huile des moteurs. Des espèces de mouettes criaillent comme des connes en rasant le flot d’un vol coulé, battant à peine des ailes. L’agitation aquatique est soûlante, pourtant elle berce mon cœur d’une langueur monotone[9] et propicionne ma réflexion.
Comme à chaque affaire, je remets mon ouvrage sur le métier. Accumule les acquis, en fais une grosse boulette de vérité. Le meurtre de « Cousin frileux » a été commandité par les Japonais « de toute urgence », a prétendu son assassin. J’en conclus que Lord Kouettmoll détenait un secret nippon d’une rare importance qui a provoqué la décision de le neutraliser. Sa mort a été préparée pendant son vol de retour en Europe et perpétrée dans l’aéroport même. Y avait vraiment urgence !
Son meurtrier accompagné de son petit copain s’embarquent dans la foulée pour Istanbul où ils peuvent se réfugier à la pension de Lady Fog pendant que l’enquête commence à Paris. J’en suis chargé.
Puissamment aidé par Violette, la nouvelle recrue, nous découvrons la retraite de Kelfiott et Tommaso. Grâce au renfort de mon équipe, et malgré quelques aléas, nous nous assurons des deux hommes que le Foreign Office réclame à cor, à cri et en anglais. Ces messieurs de London sont, aux dires du Vioque, dans une colère exceptionnelle. J’ai dans la pensarde, la certitude que leur rogne est motivée par la disparition de la capsule contenant la bande de papier.
Maintenant, grave question : l’homme à la chemisette blanche dont Béru a si bien effeuillé la denture et les étranges nonnes du monastère, sont-ils au service de l’Angleterre ? Ou bien du Japon ? Voire de la Turquie ou d’un tout autre Etat ? Il doit y avoir panique au Carmel, les gars ! Que deux officiers de la Police française y aient vécu ce qu’ils y ont vécu doit salement emmouscailler ce joli monde.
Le petit garçon du batelier me regarde fixement, d’un air pensif. Je cherche quelque chose à lui offrir. Mais l’adulte est un salaud, jamais prêt à rencontrer des gosses. Il n’a dans ses poches que des choses terre à terre. J’hésite à lui donner du fric ; à son âge, qu’en ferait-il ? Son petit papa le lui engourdirait aussi sec. J’explore mes vagues. Mon sésame ? Pas question ! Mon canif Piaget ? Il est en or ! Et puis il risquerait de se couper. Je ramène d’une poche confidentielle un petit tube blanc, genre échantillon de crème pour le visage. D’où ça sort, ça ? Oh ! oui. Mathias qui me l’a donné, l’autre jour à Paris dans un élan de reconnaissance, tant il était heureux de pouvoir me tutoyer. Sa dernière « invention ». Une colle irrésistible qui soude à tout jamais deux éléments, quelle qu’en soit la nature. Ça non plus, c’est pas un cadeau pour un enfant ! Je finis par me rabattre sur mon stylo-bille guilloché, plaqué or, siouplaît ! Le tends au môme.
Béru hausse les épaules.
— Si tu croives qu’y sache écrire !
— Il apprendra, prophétisé-je. En attendant, il pourra toujours faire des dessins.
L’enfant turc hésite, regarde son dabe, puis saisit le stylo.
— Rien ne pouvait lui faire davantage plaisir, m’assure son paternel dans un mauvais anglais ; voilà qui va l’aider à faire ses devoirs.
— Ses devoirs ! Mais quel âge a-t-il ?
— Cinq ans.
— Et il va en classe ?
— En classe, non ; mais à la faculté : il prépare une licence de mathématiques. C’est, d’après ce que m’ont dit les docteurs qui l’ont examiné, un phénomène. Notez qu’il va à la fac comme auditeur libre, n’ayant pas l’âge, bien sûr, d’être inscrit ; sinon, il fréquente l’école maternelle car il n’est surdoué qu’en mathématiques.
Je traduis cette étonnante information pour Béru. Loin d’éblouir le Gros, elle lui fait hausser les épaules à nouveau.
— Les maths, grogne l’Infâme, c’t’une connerie ; moi, à son âge, je biquais la grande Marthe, not’ servante. Un jour qu’é restait au lit av’c une angine, ma vieille m’ dit d’lu porter un bol de boulion. La grande Marthe dormait au grenier, juste on y avait confectionné un’chambrett’ av’c des planches. Quand j’ai arrivé, é roupillait. J’sais ce dont il m’a pris : les mouflets sont bizarres. J’ai bu le boulion et je m’ai déshabillé pour m’coucher su’ sa paillasse. C’qu’y f’sait chaud sous son gros nédredon, putain ! E l’avait d’la fièv’, la Marthe ! J’m’aye coulé cont’ ell’. Un vrai véritab’ brasero, c’te grand’ saucisse ! Sa ch’mise d’noye s’était retroussée et j’y fourragegeais l’ poiluchard. Biscotte sa forte température, elle délirait. E m’a soupiré : « Oh ! Pétrus, boug’ d’ grand salaud, v’là qu’tu vas z’encore m’ mett’ ! » E m’prenait pou’ l’ fils Granmongin, du garage, qui v’nait la monter les après-midi, du temps qu’mes vieux étaient z’aux champs.
« On les r’gardait s’espliquer, Pépé et moi, d’puis la grange. Y la pinait en l’vrette, toujours, comme tous les animals. La môme, du temps de l’astiquage é criait : « Prends tes précautions, Pétrus, mets-moi pas enceinte, j’sus dans la période ! » Ell’ était prudente. Tous les jours y s’rait v’nu, Pétrus, tous les jours ell’ aurait gueulé comme quoi é s’trouvait dans la période. Note qu’il avait pas envie d’se fout’ des problos d’polichinelle su’ l’dos, l’arsouille ; son vieux y aurait arraché les couilles ! Y procédait à son lâcher d’ballon à l’air lib’, hors circuit. Il avait la manie ensute, j’m’rappelle, d’s’essuyeyer Popaul av’c la culotte à Marthe qui renaudait, comme quoi, merde ! y n’avait qu’à prend’ une poignée d’paille au lieu d’l’enfoutrailler l’slip ! Elle dénonçait son sans-gêne : les matous, tu leur prêtes tes miches et après faut encore payer d’ sa culotte, bordel ! Surtout qu’y jaculait pas d’ main morte, l’artiss’ ! Ya ya ! Quand y grimpait en béchamel, fallait s’gaffer des éclaboussures.
« J’t’en r’viens à moi : cinq ans, av’c mon bâtonnet comm’ la justice de Berne, j’m’ai mis à entreprend’ la grande Marthe comme un mec ! Note que ma bite d’ cinq ans aurait déjà fait dégobiller d’jalousie un Anglais de trente. Elle m’app’lait Pétrus, c’te gava-gne ! E r’prenait sa lituanie : « J’sus dans la période, Pétrus, prends tes précautions ! » Mes précautions ! A cinq ans, tu parles ! Y vous sort qu’d’la fumée, à c’t’âge-là ! »
Le canot va son train, si je puis dire, en crachant, ferraillant, fumassant. Ça vous file la trembille comme si on actionnait des marteaux piqueurs. Il se faufile entre de gros bâtiments, des vapeurs bourrés de voyageurs et enfoncés dans l’eau jusqu’au plancher du pont, que si une personne de plus s’y risque, il coule !
Le Mastar se met à somnoler en dodelinant. Il a toujours des souvenirs de cul à déballer, cézigue. Plus il prend du carat, plus ses « remontées d’huile » sont abondantes. On ne retombe pas en enfance, c’est — l’enfance qui monte vous chercher. Elle a pitié. Elle semble vous dire « Tu vois ce que tu es devenu sans moi ? » Les gosses, je voudrais pouvoir leur expliquer qu’ils ne doivent pas bouger. Surtout, ne pas aller de l’avant. Se pelotonner dans les doux âges, s’enfouir comme des taupes dans les années coton ; jouer à jupe-maman ; pleurer de rien, rire de tout ; croire à ce qui est et en ce qui n’est pas. Délayer la récré pour en faire une vie grenadine.
Sa main a continué de gonfler, au Dodu. C’est la vraie pattoune de pachyderme. Il devait pas avoir les ratiches très clean, l’homme à la chemisette blanche. Il mangeait des charognes, kif les chacals, bouffait de la merde de phtisique, des chattes vérolées, je vois pas autrement !
Notre pilote se met à maugréer entre ses dents cariées.
Je le frime.
— Police des douanes ! dit-il en me désignant une vedette rapide qui fonce droit sur nous en hululant farouche.
— Vous pensez que c’est pour nous ?
— Ils nous font signe, vous ne voyez pas ?
Le grand délabré ralentit et met au point mort. Pour commencer, l’embarcation nous entoure d’un gros sillage écumant, bien délimiter notre territoire, puis se met en devoir de se placer bord à bord avec nous. Ils sont trois dans la vedette : le pilote et deux autres mecs tellement pas sympas que leur vue ferait avorter une dame gorille. Pantalons bleus, chemises bleues avec des épaulettes. Revolver à la ceinture[10], fortes moustaches turques.
Les deux non-pilotes montent avec nous. L’un a des reliefs d’herbages dans les dents : ça se distingue ; l’autre n’a pas les pieds propres : ça se sent. Ils parlent rudement à leur compatriote.
Le mec qui renifle des pinceaux me jette :
— Les bras en l’air !
Je fais grâce à sa requête, comme on dit dans les manuels de belles manières. Le gars me fouille en expert et me soulage de mon pistolet ; pendant ce temps, son pote procède de même avec Béru. Du coup, notre canoteur qui nous avait à la chouettte jusqu’alors se met à nous considérer comme de la bouffe avariée pleine de moisissure verte.
L’homme aux nougats qui fouettent me désigne sa vedette :
— Montez !
Je.
Le Majestueux est contraint d’en faire autant.
Le gabelou aux dents verdurées engueule notre pilote tout en notant ses coordonnées sous les yeux toujours pensifs du petit garçon surdoué. J’adresse un signe à l’enfant pour lui faire piger qu’on n’est pas des méchants et qu’il devra, sa vie durant, nous conserver son estime. Un faible sourire de connivence répond à ma requête.
Moi, dans la vedette, je feins d’embarder car le barlu tangue sur l’agitation de son propre sillage. Mais je ne perds pas mon temps.
— Béru, chuchoté-je, ne touche absolument à rien à bord. Assieds-toi et ne bronche plus.
Intrigué, le bœuf normand acquiesce et dépose son phénoménal dargeot sur un banc de bois qui ne méritait pas ça.
Le second gus a fini de faire chier notre pilote. Ce dernier renclenche sa marche avant et décrit une courbe pour rebrousser chemin. A l’arrière, son fils continue de me regarder en souriant. Un ange, te dis-je ! Que Dieu le garde et lui réserve une belle route !
Ça commence presque tout de suite. Par le second douanier qui s’était attardé sur notre canot. Il est appuyé d’une main à la rambarde chromée entourant la vedette et voilà qu’il lui est impossible de la lâcher. Il a beau s’escrimer, sa paluche continue d’emprisonner la barre métallique. Il tire, s’arc-boute, vitupère, mais impossible de se séparer du garde-fou. Il appelle son pote à la rescousse, et là commence la grande scène à la Charlot. Comme l’autre melon s’approche, voilà qu’il est soudain soudé au plancher de l’embarcation. L’un de ses souliers adhère aux lattes de bois. Enervé, il arrache son pied de sa grolle. Las ! L’endroit où il le pose, dénudé, fumant, plus malodorant encore que dans son croquenot, a reçu itou sa petite giclette de colle, et le mec est rivé au barlu. Si ce que m’a annoncé Mathias est exact, il faudra découper le plancher pour, ensuite, aller opérer le gars à tête reposée.
La marrade vient surtout de ce que ces deux oiseaux noirs ne pigent absolument rien à ce qui leur arrive. Ils constatent le phénomène, car pour eux c’en est un, mais n’en tirent pas encore de conclusions formelles. Ils appellent le pilote. Celui-ci baisse les gaz, met au point mort et se précipite vers ses potes. Comme il me passe devant, j’en profite pour lui administrer un point de seccotine ultra sur la crosse de son pétard, ainsi que je l’ai déjà fait, discrètement, pour les deux autres. Il tend la pogne à son collègue afin de le haler. Zob ! L’autre ne peut se décoller ; de plus, le pilote a, lui aussi, « mis le pied dedans « ! Et là, crois-moi, ça ne lui porte pas bonheur.
Béru a constaté le manège burlesque et se fend la citrouille d’est en ouest. Le vilain qui schlingue des tartines réalise soudain que nous les avons floués. Fou de rage, il veut dégainer son outil pour faire du vilain. Sa main reste collée à la crosse du flingue, et le flingue à son étui. Ça bordélise pour ces messieurs, à la vitesse grande Vache, comme dit le Mammouth.
— Allons, messieurs, restez calmes, leur dis-je-t-il. Si vous tirez trop fort, vous vous ferez saigner.
En regardant bien où je pose les pieds, je vais me mettre au volant, branche la sirène et enclenche à fond la sauce.