WINDSOR LODGE

Le tombeau de Fépaça-Gamel (dit le tuberculeux) est érigé sur la place Fépaça-Céçal, délicieusement ombragée de palmiers. Des pelouses fleuries com-plètent l’enchantement du lieu que troublent seuls les coups de maillets des dinandiers martelant le cuivre, nombreux dans le quartier de Bézatouva. Le mausolée est en marbre de Gruyère de couleur jaune. Il représente Fépaça-Gamel sodomisant un Grec vaincu à la fameuse bataille de Crados (1646). En bas-relief ses guerriers font des bras d’honneur au soldat grec humilié. L’œuvre est d’une force pénétrante.

Violette est en train de la contempler d’un œil pensif lorsque le vieux taxi asthmatique me dépose devant le tombeau.

Elle me sourit sans forfanterie.

— Fépaça-Gamel avait de bien petits testicules, me dit-elle en désignant la sculpture.

— Peut-être que l’artiste ne disposait pas de suffisamment de marbre pour les reconstituer fidèlement, hypothésé-je. Cela dit, l’œuvre date seulement de soixante ans, ayant été commandée par Mustafa Kemal, plus commodément appelé Atatürk. La réelle dimension des bourses de Fépaça-Gamel a été probablement occultée par l’Histoire dont la fidélité à ce genre de détail est souvent incertaine.

— Vous appelez cela un détail ! ironise Violette.

Ayant à cœur de ne pas la questionner, ce qui met toujours un supérieur hiérarchique en position d’infériorité vis-à-vis de son subordonné (puisque celui-ci détient des connaissances qui lui font défaut), je continue de m’appesantir sur la paire de couilles de Fépaça-Gamel. L’air est embaumé par les fleurs et le bruit du cuivre martelé est mélodieux à mes tympans. Moment de grâce en cette nuit tiède de l’ancienne Byzance.

— La grosseur des bourses est-elle, d’après votre expérience, en rapport, si je puis dire, avec les performances sexuelles de leur propriétaire, douce Violette ?

Elle fait semblant de rougir et balbutie :

— Je ne saurais l’affirmer, mais la chose me semble évidente. Je tiens pour acquis que l’homme performant dispose de réserves. Si l’intendance ne suit pas, la bataille est de courte durée !

Chère belle âme au cul somptueux, comme elle s’exprime bien ! Mon admiration pour Achille s’en accroît.

Et puis elle se décide :

— Voyez-vous, commissaire, je suis une fille exaltée, passionnée par le métier qu’elle a choisi. Je n’avais pas la patience d’attendre les réactions de nos homologues turcs. Je me suis dit que, même si c’était en pure perte, je devais entreprendre quelque chose.

— D’accord, mais quoi ? ne puis-je me retenir de croasser.

— J’ai affrété un taxi et lui ai demandé de faire la tournée de tous les hôtels de standing de la ville, pensant que le faux ecclésiastique à la (sarba) canne, s’il était « tueur à gages de classe internationale » (il tue un Anglais en France avant de s’embarquer pour la Turquie) devait s’offrir des hôtels de luxe au cours de ses déplacements.

L’a b c du métier, elle l’a, Miss Violette.

— Je suis donc allée dans les réceptions des meilleurs établissements hôteliers d’Istanbul et, au bout de trois heures d’efforts, j’ai obtenu un résultat.

« En fait, notre homme, si c’est bien lui, comme je l’espère, est descendu dans une pension de luxe. C’est tout à fait par hasard que je l’ai découverte. Nous passions devant, j’ai demandé à mon chauffeur, qui parle le français, ce qu’était cette belle demeure, un peu vieille Angleterre d’aspect, style qui trouble dans cette ville ottomane. Il m’a expliqué qu’il s’agissait d’une maison louée par studios ou petits appartements, avec un service de repas. Pourquoi ai-je décidé de la visiter quand même ?… Mystère. »

— Parce que vous avez l’instinct flic, fais-je, sans lequel on n’arrive pas à grand-chose.

— Je suis donc allée me renseigner auprès d’une dame britannique, d’un âge avancé, qui gère cette pension ; elle a tout de suite vu de qui il s’agissait. Elle m’a expliqué que l’ecclésiastique n’est pas son client, mais qu’il accompagne son neveu qui, lui, est un habitué de la maison, un certain Tommaso, lequel fait des séjours épisodiques à Istanbul. Le Tommaso en question serait un romancier anglais, malgré son patronyme. Il est jeune, grand, d’aspect maladif et porte des lunettes.

— Formidable ! fais-je. Violette, vous êtes une recrue époustouflante et je vous annonce la plus étonnante des carrières !

— Merci, fait-elle, sans l’once, ni le pouce d’un début de vanité.

Elle regarde la stature de Fépaça-Gamel (1611–1647)[4].

— Bel homme, soupire-t-elle. Je suis convaincue qu’il possédait en réalité des attributs plus en rapport avec sa carrure.

Puis, revenant à son enquête :

— J’ai essayé d’obtenir un logement dans la pension de famille de la dame, mais elle a levé les bras au ciel en m’assurant que tout était réservé des mois à l’avance.

— Il est à craindre qu’elle prévienne Tommaso de votre « enquête », réfléchis-je.

— Je ne le pense pas, répond Violette. Quitte à ruiner la réputation de son client dans l’esprit de la vieille femme, je lui ai confié que son oncle le pasteur n’était pas son oncle et qu’ils avaient tous deux des mœurs contre nature. J’ai ajouté que je me livrais à une enquête pour le compte de la femme du religieux et qu’il convenait de rester discret. Elle était horriblement choquée, la malheureuse, et m’a promis de ne parler de ma visite à âme qui vive.

— Parfait, ma brillante amie ! Conduisez-moi jusqu’à cette honorable house.

— C’est à trois cents mètres d’ici, m’avertit l’Emérite.

Je la cueille par la taille.

— Vous savez, lui dis-je, je n’ai, physiquement, aucun point commun avec Fépaça-Gamel ?

Elle répond à cette question par une autre :

— Croyez-vous que j’aie jamais envisagé pareille hypothèse, commissaire ?


La pension de famille grand standing se nomme Windsor Lodge. Dans ce quartier oriental, elle surgit comme un anachronisme, avec son architecture faux gothique, ses fenêtres à petits carreaux, ses murs de pierre envahis par une sorte de lierre plus jaune que celui qui pousse dans la terre grande-albionaise. Un perron de quatre marches permet l’accès à un petit hall garni de boiseries tristes et de tableaux pompeux éclairés par des rampes de laiton.

— Attendez-moi dans les parages, ma Merveille ! dis-je à Violette. Comme vous vous êtes déjà montrée, c’est à mon tour d’intervenir.

J’entre.

A l’intérieur, ça ne ressemble pas le moins du world à un hall d’hôtel. Plutôt à une bibliothèque. Il y a des placards, aux portes pourvues de grillage, qui abritent de beaux livres reliés qu’on devine chiants comme des dimanches britanniques, un meuble Regency, en bois brun, appuyé au mur avec, fixé sur ce dernier, un minuscule placard plat contenant les clés des chambres. Sur le bureau, un carton annonce en anglais : « Si vous avez besoin d’un renseignement, veuillez sonner, s’il vous plaît. »

Exquise politesse. Comme je vais souscrire à cette formalité, une jeune servante turque qui serait terriblement sexy si elle avait moins de moustache, un strabisme moins divergent et une odeur moins ménageresque surgit, traînant un aspirateur ventru par la trompe.

Je lui montre mes trente-six chailles avec tout leur éclat, ce qui l’incite à mettre ses lunettes de soleil.

— Mister Tommaso ? fais-je-t-il.

Elle ouvre sa bouche en grand, comme si elle s’apprê-tait à mordre dans un éclair au chocolat géant ou à sucer une très grosse queue. Déjà deux dents cariées, à son âge, bonjour les dégâts ! Dans dix ans, cette mémé aura la clape pareille à un incendie de pinède.

Elle profite de sa gueule ouverte pour lâcher :

— Manchester.

Des frissons de désappointement me chopent sous le cervelet et me descendent dans les chaussettes après m’avoir court-circuité les balloches. Le mec est reparti pour Manchester ! Il aura fait vite ! La vieille taulière l’aurait-elle mis au parfum ? Pourtant, quelque chose me tarabate : le clille d’une telle crèche va-t-il mettre une humble servante turque au courant de ses déplacements ?

Moi, nigaud, je répète :

— Manchester ?

— Au premier ; à droite ! complète cette exquise musulmane.

Je réalise alors que les piaules de l’établissement, au lieu de comporter des numéros, se distinguent les unes des autres par des noms de villes britanniques.

Je la gratule d’un nouveau sourire, m’élance dans l’escalier.

Fectivement, je lis sur les portes, écrit en anglaise bleue à poils blancs : « Durham », « Leeds », « Liverpool »… Et enfin « Manchester ».

Tout est solennel ici ; le silence règne. La moquette y est épaisse et des plantes vertes se font chier dans des grands pots alors qu’on est si bien dehors ! Le couloir désert m’incite aux imprudences. Je colle l’oreille contre le panneau de bois, essaye de capter quelque chose ; mais bernique, comme disait un mollusque de mes relations. De l’autre côté de l’huis, il n’y a personne ou s’il y a quelqu’un, il dort sans ronfler.

Est-il encore besoin de te parler de mes impul-sions ? Non, n’est-ce pas ?

Alors, poum ! Voyez le petit sésame ! Un coup je te vois, un coup je te vois plus, cric, claque, fric, flaque : servez chauve ! Me reste qu’à pousser la lourde.

Ce dont.

Chambre confortable de château anglais dont je deviens le fantôme familier. Grand plumard à baldaquin, aux montants tournés et aux tentures en point de Hongrie. Mobilier sévère, presque noir. Papier de tapisserie à rayures fanées. Gravures représentant une chasse à courre dans le bocage anglais saisie dans ses différentes phases, la dernière représentant le pauvre renard roux comme la chatte de la princesse Sarah d’Angleterre, cerné par la meute écumante.

Pour m’assurer que la voie est bien libre, je vais couler un regard avide dans la salle de bains, séparée de la chambre par un dressing, ce qui t’indique que c’est de la taule sélecte.

Personne.

Comme je retraverse le dressing, j’avise un truc aussi bizarre qu’étrange accroché à un portemanteau ; cela ressemble à une espèce de harnais de cuir ayant la forme d’un dos humain. C’est épais et la chose comporte des sangles au niveau de la taille et de la poitrine. Mon raisin ne fait qu’un tour, mais très réussi ! J’ouvre les portes des penderies pour y lancer un avis de recherches. Je me mets à inventorier rapido, et que découvré-je ?

Je te le dis ?

Plusieurs choses. Primo : une paire de grosses chaus-sures dont l’une comporte une semelle plus épaisse que l’autre de trois ou quatre centimètres. Deuxio : une perruque presque blanche aux cheveux assez courts. Troisio : une canne de bambou dont l’extrémité, métallique, ne me paraît pas catholique.

Compris, l’ami ! L’ecclésiastique tueur n’est pas un gros vioque boiteux. Sans son harnais, sa perruque et ses chaussures, ce doit être un homme svelte, jeune ou « encore jeune », brun ou blond ; bref, un type dont la silhouette n’a rien de commun avec celle dont on nous a fourni le signalement à l’aéroport !

Je bouillonne d’allégresse. Cette fois, j’ai la preuve absolue que nous étions parfaitement aux trousses du tueur.

Comme je m’apprête à calter, survolté par ma découverte, je perçois un bruit de converse dans le couloir.

Deux mecs s’approchent en parlant l’idiome qui fit la gloire du nègre de Shakespeare. Et moi, intuitif comme une concierge napolitaine, JE SAIS que ces deux-là sont MES personnages et qu’ils viennent ici.

Encore quatre pas, plus le temps d’actionner leur clé, mettons huit à dix secondes de sursis. Pas d’autre soluce que de plonger sous le lit à baldaquin.

Des scènes de gazier placardé sous un plumard, j’en ai tellement lu dans des books, tellement vu dans des films que, rien que d’en causer, ça me flanque la diarrhée verte. Et pourtant, vu les circonstances, que faire d’autre ? Je ne puis prétendre être le valet de chambre ! Non plus que le gus du recensement. Alors, flout. Dans ton terrier, petit blaireau ! Là-dessous, ça pue la poussière et des moutons voltigent dans mon déplacement d’air.

La clé dans la serrure…

Je m’immobilise en songeant que si les bonshommes passent la noye sans ressortir, je risque de me faire vioque sous ce catafalque. Je songe également que la chambre est vaste et qu’à distance, la perspective plongeante risque de me faire découvrir, le lit étant assez haut sur pattes. Mais enfin, quoi, j’ai toujours bénéficié d’une bonne étoile dans les cas délicats. Ma confiance reste inébranlable, contrairement à moi qui le suis si aisément (branlable). A ce propos, qu’il me soit donné de dire en passant combien je suis frappé par la magnanimité du Créateur qui nous a conçus avec tout un attirail sexuel engendreur de plaisirs sublimes, lequel peut fonctionner sans le concours d’une participation étrangère. Certes, l’onanisme est le parent pauvre de la volupté ; mais quel désarroi serait le nôtre si nous en étions privés ! Quel calvaire endureraient les êtres incarcérés, les solitaires de tout poil, les timides, les honteux, les adolescents, les séminaristes !

Voilà : ils sont entrés. Deux paires de pieds vadrouillent dans la chambre. Mocassins légers, pour la première, chaussures de toile à bout et talon de cuir pour la seconde. Ces messieurs parlent une langue que non seulement j’ignore, mais que j’ai du mal à situer. Ce n’est pas de l’arabe ; peut-être un dialecte de Centre Europe, tel que le hongrois ?

Ils vadrouillent en discutaillant. L’un d’eux se rend dans la salle de bains pour lancequiner. L’autre quitte ses targettes (le gus aux tartisses de toile), puis ses chaussettes, son bénoche. Quand il se baisse pour ramasser la chemise qu’il a jetée au sol, je frémis. Va-t-il constater une présence sous le lit ? Mais non, il continue de vaquer. L’autre le rejoint et se dessape à son tour. Je m’efforce de demeurer monolithique.

J’ai le visage tourné vers le sommier. A force de le contempler, je finis par découvrir qu’il comporte une anomalie. Les pièces de bois sur lesquelles est tendue la toile du dessous sont sciées à un certain endroit, près de la tête du lit, et le bricoleur a constitué une sorte de trappe longue d’un mètre, large de trente centimètres, dont j’imagine mal l’utilité. Un taquet de bois maintient ce trappon bloqué. Vu ma position inconfortable, je ne me risque pas à l’actionner.

Selon mon estimation, les occupants de la chambre « Manchester » se trouvent à poil. L’un va à une penderie. J’entends brimbaler des cintres à habits. Un glissement d’étoffe. Un pantalon de smoking glisse sur le tapis. Une main le ramasse. J’ai une chouette aurore boréale dans le Lustucru. Je me dis qu’ils se rendent à une soirée et qu’ils sont seulement rentrés se changer. Ouf !

Et puis j’ai un doute quand un des gars se jette sur le lit, l’ébranlant entièrement et provoquant une pluie de grosses poussières sur ma pauvre gueule d’empeigne. Il soupire et dit je ne sais quoi à son pote sur un ton moelleux. L’autre vient au plumard à son tour. Un bruit clapotesque me révèle enfin qu’il est en train de lui faire une pipe amicale. Bon : un couple de tantes ! Marrant, j’imaginais pas qu’on puisse être tueur à gages et homo. Sotte idée reçue car, après tout, pourquoi pas ? Buter son semblable et prendre du rond sont deux actions qui, sans être complémentaires, ne comportent pas de contre-indications.

Ces gentils messieurs se gouzillent le cartilage d’expansion avec fougue et équité. Au bout d’un bon moment de bilapsus linguae, ils décident de mettre pied à terre, face au lit. Celui qui a les pinceaux le plus près de la couche les écarte, cependant que son suivant très immédiat, les rapproche au contraire. Bien qu’amortis par une paire de meules, les à-coups du mec arrière sont si vigoureux que le pucier à baldaquin se met à craquer, grincer, gémir comme un vieux cotre démantelé dans une tempête en mer de Chine. Le garçon aiguillonné pousse des gémissements à pierre fendre.

Faut dire que son pote n’est pas fainéant du bassin et lui articule sa façon de penser en y mettant les pleins et les déliés. Casserolade en règle des trois unités ! Te lui fais fumer les naseaux arrière, au bébé lune ! La vraie bourrasque cosaque ! Le mignon doit avoir sa rampe de lancement grande comme un étui à longue-vue, pour encaisser des coups de gouminche pareils !

Ah ! c’est des vrais camarades, ces deux-là ! Le pistonneur doit chauffer des bielles, espère ! Il perpètre en furia, l’artiste, sans moduler le moindre style Ben Hur ! Faut que ça pète ou que ça passe.

Ça passe ! Le voilà qui brait un grand coup et se laisse courir sur son erre. Fin de section ! Le petit monsieur de devant s’est fait caraméliser la pastille, l’autre se termine à la va-comme-je-te-tirlipotte.

Les joyeux partenaires de l’emplâtrage-partie rigolent, contents de s’être débigorné le chalumeau. C’est plein de mecs qui contrairement au proverbe assurant que l’animal est triste après le coït, sont tout guillerets et vachement joyces de leur lâcher de fumée.

Ils vont rafraîchir leurs parties endolories, puis reviennent se sabouler et s’en vont.

Gagné ! J’ai eu chaud aux plumes. Je suis inquiet pour la môme Violette qui, je le crains, aura perdu patience et entrepris un coup d’éclat, avec sa mentalité guerrière. Toutefois, avant de repter hors du sous-lit, j’actionne le fameux trappon ménagé dans le sommier, ce qui n’est pas courant, même lorsqu’on voit ça à une pointe extrême de l’Europe.

Le panneau se déplace, démasquant une cache dans laquelle se trouvent un pistolet-mitrailleur avec des boîtes de chargeurs. Le tout est arrimé à l’intérieur du sommier par des sangles. Une telle découverte me pantoise en grand. Ces deux pédoques n’ont pu se livrer à ce travail minutieux depuis qu’ils sont descendus au Windsor Lodge. D’ailleurs ce bricolage est ancien.

Je quitte ma planque, m’époussette et me mets à chercher les papiers d’identité des deux personnages dans leurs valises et les tiroirs. Mais fume ! Ballepeau ! Soit ils les conservent sur eux, soit ils les mettent en lieu sûr.

Comme je quitte la chambre, j’aperçois un gus qui sort de la piaule contiguë. Un zouave au visage « mangé de poils », comme disent d’aucuns de mes (rudement) confrères. Mangé de poils ! T’as dû remar-quer, souvent ; ça fait le pendant avec « les jambes gainées de soie » pour les dames. Le gus, a priori, tu le prendrais pour un rabbin. Ses cheveux et sa barbe ne font qu’une même boule, avec, dans le milieu, une ouverture pour le nez et les yeux ; la bouche, on ne la voit pas, surmontée qu’elle est d’une moustache de phoque. L’homme porte un blazer bleu, un pantalon gris et une casquette marinière ornée d’une ancre coralline, comme écrit Mac Orlan.

Etrange silhouette. Cet homme, je te parie la place de la Concorde contre une place au Père-Lachaise que je l’ai connu. En tout cas, sa frite « mangée de poils » me dit quelque chose. Peut-être était-il glabre la dernière fois que je l’ai vu ? J’ai l’impression qu’il portait de grosses lunettes à monture noire. Moi, je fonctionne par flashes. Cette frite hirsute, illico je la conçois imberbe et à besicles. Curieux, n’est-ce pas ?

Je l’entends qui jacte avec une dame, dans le hall-burlingue. Une vieille, la taulière sans doute, que je ne puis apercevoir. Il parle anglais, avec un léger accent levantin, voire espagnol.

Moi, ni une ni douze ! La témérité faite homme ! Avec une détermination qui te sécherait les couilles, Gribouille, je réactive mon sésame, pour pénétrer dans la piaule du poilu. Faut être carrément jobastre et inconscient pour oser un tel acte, alors que le type est à deux pas et qu’il peut revenir sur l’heure.

C’est incoercible, chez moi ! Un élan plus fort que la raison.

Je me sens calme, froid comme un nez de chien bien portant ou comme la main d’un serpent. Impla-cable ! Farouche ! Déterminé ! (Tu peux poursuivre la liste des quasi-synonymes, ça te fera travailler ton vocabulaire.)

Tu veux que je te dise ? Je me couche le long du lit et repte dessous, comme naguère. Une idée plus ou moins fixe.

Et bravo, San-Antonio ! Là comme chez le tueur à la canne, le sommier est truqué : il comporte un trappon guère détectable, sauf à avoir le nez à douze centimètres de lui, qui coulisse et découvre une planque. A l’intérieur de ladite, j’avise des petites briques enveloppées dans un papier fort. Je touche prudemment, bien que mon siège-baquet soit déjà fait : du plastic ! Et pas qu’un peu. Avec ce que contient la niche, tu réduis Beaubourg en résidus de campement scout.

Ça me suffit au bonheur. Je me rembarque avec célérité, abeille alourdie de pollen !

Ça jacte toujours dans le hall, en bas. J’ai pas la moindre envie de me casser le pif sur mémère et son client de la chambre « Coventry ». J’essaie de mémoriser la façade du Windsor Lodge telle qu’elle m’est apparue tout à l’heure quand Violette m’y a conduit. Je suis convaincu qu’il existe une seconde issue « fournisseurs-service ». Le cerveau de San-Antonio est une mécanique de haute précision, sache-le. (Quand tu veux impressionner tes cons tant porains, parle toujours de toi à la troisième personne, kif De Gaulle ou Alain Delon. Les gens se disent que si ces grands hommes parlent d’eux en disant « il » au lieu de « je », c’est qu’ils ont obtenu en très haut lieu la permission de le faire, et qu’il faut leur lécher les pieds, l’oignon, le dessous des couilles et se masturber devant leur photo.)

Une réflexion intense me pousse vers l’escalier de secours, puis la sortie du même nom.

Et devine qui je rencontre dans le couloir y conduisant ? Oui, mon cher : Violette ! Une Violette folle d’angoisse qui, en m’avisant, réprime un cri imprudent et se jette sur moi avec frénésie.

Je la galoche furieusement, malgré l’impropicité de l’endroit.

N’ensuite nous quittons cette étrange pension d’une étrange famille !

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