Toi qui es à moitié con, tu as déjà compris, avec ta bonne moitié, que nous renouons de brusques relations, les « amazones » et moi. Bravo ! Tu es digne de demeurer mon lecteur pendant encore trois décades décadantes, plus les années de guerre.
Nos chères sœurs de la Contraception Contempla-tive se sont remises de leurs émotions, m’ont recherché et retrouvé. Intraitables Walkyries ! Comment ont-elles pratiqué n’est pas mon affaire. Je le sais pertinemment qu’il y a plein de gens à mes chausses. Fantastique imbroglio ! Quand je traite le cas des tueurs, nous sommes filochés, et puis des mecs (ou des gerces) suivent qui nous suit, et ainsi de suite. Les fausses religieuses nous alpaguent pour nous driver en leur couvent, aussitôt y a du trèpe à la clé, pour nous filer le dur ; si bien que lorsque nous nous évadons du monastère, des dégourdoches en attente n’ont plus qu’à reprendre la poursuite infernale.
Il serait peut-être temps de dénombrer mes adversaires et de les « replacer dans leur contexte » comme « ils » disent puis ces temps. Tu remarqueras « replacer dans son contexte », c’est leur nouvelle dégoulinerie. Ça et aussi « il faut raison garder » : un vieux machin remis au goût du jour par quelque politicard persuadé que c’est de lui. Pour ce qui est de se piquer des formules, ils sont tous d’accord. La « langue de bois « aussi, tiens, ça marche de la gauche à la droite. Les pauvres nœuds pantelants ! Je pensais parvenir à mourir sans vraiment les haïr, mais je commence à piger que ça va pas être possible ! Je craque ! C’est comme une lente et inguérissable (d’Olonne) maladie. Elle m’investit, me contraint. Mourir en état de haïssure, c’est grave, tu sais ! C’est « péché mortel » comme on disait à l’époque du caté.
Je m’étais confessé un samedi pour communier le lendemain. Et voilà-t-il pas que je rencontre la petite Masson, Huguette Masson. Déguisée en Chaperon Rouge, elle allait porter je ne sais quoi à sa grand-mère malade (peut-être une galette et un pot de beurre, après tout ?). Je l’ai accompagnée. La grand-mère était veuve et moribonde dans une grande bâtisse froide qui puait la pisse de chat. J’ai attendu Huguette dans la cuisine où le lourd tic-tac de la grosse horloge à balancier grignotait les derniers instants de la mère-grand que le loup travesti en Mort allait bientôt venir boulotter.
Quand Huguette est redescendue de la chambre, je l’ai saisie par-derrière et j’ai retroussé sa robette. Elle portait des bas de laine maintenus par des élastiques et une culotte « Petit Barlu », plutôt rude, fixée à la taille par des boutons. J’étais si ému et si gauche que je n’ai pu en défaire qu’un seul. A peine de quoi passer la main pour caresser sa petite minouche. C’était excitant. Le sang carillonnait dans mes baffles. Mais je ne triquais pas. Je pensais que j’étais en train de me flanquer en état de péché mortel, ni plus, ni moins. Je n’avais dans le cigare que ma communion du lendemain. Si j’allais à la sainte table avec des doigts sentant la chatte, j’étais bonnard pour l’excommunication, les feux de l’enfer, la féroce damnation sans appel.
J’ai bricolé l’Huguette un moment, juste pour dire de constater de quelle façon ça se présente, une figue. Et puis on est rentrés sans parler. Le dimanche, j’ai chiqué à l’angine pour ne pas me rendre à l’église. Du même coup, j’ai fait tintin pour le match de baskett de l’après-midi : Ruy contre Saint-Alban-de-Roche ! Mais quoi : j’ai toujours traîné avec moi un certain sens du devoir.
Je t’ai pas encore parlé du commando qui vient nous braquer. Il comporte la Chinoise de l’après-midi, sa copine anglaise, et puis deux types jeunes, blonds et couperosés.
— Vous constatez, commissaire, me dit l’Asia-tique, je ne peux me passer de vous.
— Vous m’en voyez ravi, ma révérende.
— Où est votre gros copain ?
— Il joue le rôle du dieu Priape dans une rétrospective hystérique.
— Et l’homme qui gît en bas, avec la tête fracassée, qui est-ce ?
— Un parachutiste qui a raté son saut, mais je ne le connais pas.
Elle ne sourit même pas à cette excellente facétie.
— Le moment est « réellement » venu de nous indi-quer où se trouvent Kelfiott et Tommaso, affirme-t-elle.
— Si je le savais !
Gros soupir à fendre une bûche du bien-aimé San-Antonio.
— Non, pas ça ! rouscaille sœur Lajaunisse. Pas vous ! Pas avec moi !
Je hausse les épaules, ce qui est très difficile lorsqu’on tient ses deux bras levés.
En termes choisis, nets et concis, je lui raconte ce qui vient de se passer : fausse ambulance, attaque d’icelle, enlèvement des gredins.
Elle m’écoute, plissant ses paupières, au point que son regard ressemble à deux coups de canif dans une orange pas très mûre. Me croit-elle ? Franchement, il me semble que oui. Derrière son doute endémique, luit la petite lueur de la crédulité.
— Qu’est-ce que c’est que cette agence de voyages ? demande-t-elle au bout d’un moment. Je la trouve assez singulière.
— Pas plus singulière que certain couvent de ma connaissance, ma bien chère sœur ! rétorqué-je avec un à-propos qui flanquerait des coliques de plomb au Bonhomme en bois des Galeries Barbès (que le dieu des menuisiers ait son âme !).
— Que faites-vous ici ? reprend-elle.
— Cela, vous allez devoir le demander à la ravissante personne que voilà, fais-je en désignant Violette.
La Chinoise (peut-être est-elle en réalité coréenne, philippine ou thaïlandaise, j’ai pas son pedigree sous la main) se tourne vers ma « collaboratrice ».
— Eh bien ?
— Rien à déclarer, assure calmement Violette.
L’autre va se fâcher, c’est certain. Mais une diversion s’opère, car ce puissant ouvrage est plus fertile que la Beauce en coups de théâtre. Dans les grands magasins Santantonio, ça ne chôme pas ! Il s’y passe toujours quelque chose !
Voilà qu’un des gars blonds soubresaute et tombe en se tordant spasmodiquement. Illico, son pote qui se tenait à son côté en fait autant. Et puis c’est le tour de l’Anglaise. Là-dessus, le bureau s’éteint. Alors une salve de mitraillette déchire rageusement l’obscurité. Des balles mordent mes fringues, font exploser des vitres, arrachent des cris de douleur. Confusion (non pas indescriptible, puisque je te la décris avec mon extraordinaire brio) totale !
Je sors ma loupiote, en promène le faisceau fantôme alentour. La Chinoise qui se tenait devant moi a dégusté dans les loloches et crache le sang en respirant comme une moissonneuse-batteuse du début de l’ère chrétienne. Mon pote Jérémie a la manche droite de son veston hachée et du sang dégouline jusqu’à sa main pendante. Juste Mathias qui s’en tire indemne parce que étant assis. Il continue d’avoir l’air serein et de ne pas se poser de questions.
Violette a morflé une bastos au défaut de l’épaule, ce qui a entaillé son joli cou. Quand à moi, j’en ai dérouillé une au-dessus de l’oreille gauche. Que de sang ! On se croirait dans du Rambo ! Ça fait vite de l’effet, le raisin, quand quatre personnes hémorragent à la fois !
A présent, j’abaisse mon stylo-laser pour examiner les trois mitrailleurs qui ont été les premières victimes. Oh ! dis donc : il en a dans le chou, le Jaune à besi-cles ! Profitant de sa posture inanimée sur le parquet, il a, silencieusement, pris un prolongateur de courant, sous une table de bureau, a dénudé l’une de ses extrémités, branché sa fiche dans une prise placée au ras du plancher puis, mine de rien, sans presque avoir à remuer, il a mis les fils dénudés en contact avec les chevilles des copains de la Chinetoque, les foudroyant alternativement (avec de l’alternatif, normal, non ?). Ensuite de quoi, il lui a été fastoche de faire disjoncter l’électraque en remplaçant la prise par un corps étranger. Ramasser l’une des mitraillettes, arroser l’assistance et se casser presto, n’a plus été qu’un jeu d’enfant.
Je fonce dans le couloir, actionne un commutateur : zob !
Je dévale l’escadrin, file en direction de la porte et me casse le nez sur une silhouette qui se pointait. Les lumières extérieures me renseignent : il s’agit de Cathy, la secrétaire du consul.
— Il est arrivé un malheur ? demanda-t-elle. J’ai entendu des détonations.
— Un type vient de sortir, coupé-je. De quel côté s’est-il enfui ?
— J’ai vu entrer des gens, répond-elle : deux hommes et deux femmes, il y a dix minutes, mais personne n’est ressorti !
— Alors il a emprunté une autre issue ! m’écrié-je.
Et je cavale vers le fond de l’agence. Fectivement, je découvre une zone accessoire qui sert d’entrepôt pour stocker des prospectus, des brochures, du matériel de burlingue. S’y trouvent une kitchenette, un lavabo, des gogues. Plus une porte infermée donnant sur un couloir. J’emprunte celui-ci. Il s’achève devant un escadrin de ciment qui s’enfonce dans le sol. Je le dévale. Nouvelle porte, en fer celle-là, mais entrouverte.
J’entre. Une musique orientale m’explose dans les manches à air. Nasillarde, tambourinesque. Pas besoin de m’organiser une conférence avec projection de diapos pour me faire entraver : je suis dans les coulisses d’une boîte de nuit.
J’avance à pas de loup entre des tentures noires, guidé par une lumière qui va s’intensifiant. Ça pue le parfum de souks, la sœur femelle, la poussière surchauffée. Je me déplace, le dos collé au mur, en évitant de trop agiter les rideaux qui se succèdent, molles et pesantes barrières. Le spectacle bat, tu sais quoi ? Oui, gagné : son plein ! Sur scène, des nanas font la danse du ventre. J’en ai brièvement aperçu une par une fluctuante échancrure des tentures. Positivement nues. Cachepomponnette en duvet, ceinture de perles tintinnabulantes. A l’arrière, c’est-à-dire très proche de moi, un orchestre de quatre ou cinq mecs qui vacarment comme tout le Philharmonique von Berliner en plein Wagner. Sauf que c’est de la musique figues et dattes qu’ils jouent.
Alors je m’immobilise, alerté par une évidence : le mec aux lunettes, le Jaunassou, est tout près de moi. La scène sur laquelle donne la porte de fer est en plein fonctionnement puisque le spectacle sévit. Il n’a pu en descendre alors que les danseuses sont en train d’écrire huit mille huit cent quatre-vingt-huit avec leur nombril. D’autre part, les coulisses du cabaret sont situées de l’autre côté. Je suis côté cour et elles se trouvent côté jardin. Pas de problème : le fuyard est à deux ou trois frises de moi.
Je me fais minuscule, silencieux comme une mouche en train de pratiquer la brasse coulée dans un bol de lait. J’écarte doucement le pan de velours noir placé verticalement devant moi. Grâce à la vive lueur des projos, je distingue la silhouette massive du gars plaqué contre le mur. Le faisceau intense prolonge son ombre sur la paroi grise.
Un tonnerre d’applaudissements éclate. Ces demoiselles à l’abdomen monté sur roulement à bide viennent d’achever leur prestation. Une bande de surexcités les acclame.
Un présentateur en smoking et gibus blancs se radine avec son micro de scène. Un faux blond à l’œil de biche, aux grâces langoureuses. Plus pédé que lui, y a que l’oléoduc. Il fait réapplaudir la troupe de ballerines abdominales. Puis, facétieux, il demande si, dans la sympathique assistance, quelqu’un est partant pour en faire autant ? Il le dit en turc, anglais, allemand, français. Personne ne se porte volontaire. Alors il déclare qu’il va choisir un spectateur qui devra rivaliser avec les Dark Bell Girls. Il interpelle un homme du premier rang. Le fait dans les quatre langues. Sa « victime » ne se fait pas trop tirer l’oreille. La salle hurle de rire. Et qui vois-je arriver sur la scène ? Mister Béru en graisse et en os !
J’en reste comme un trou du cul sur un perchoir à perroquet. Que fiche donc le Gros dans ce cabaret, alors que je suis censé l’attendre au motel ? Il est là, ébloui par les lumières, saluant à la romaine ces gens que ses yeux aveuglés par les projecteurs ne lui permettent pas de distinguer. La gentille « présentateur » lui demande de se dévêtir. Ce dont il. Le rire va croissant (en Turquie, c’est normal). Voilà donc notre homme (en anglais : our man) loqué de son seul slip à l’élastique avachi, et en chaussettes dépareillées.
Un murmure étonné passe dans l’assistance. Les spectres tâteurs se demandent ce que peut bien être cette masse incertaine qui pèse dans la hotte kangourou du sous-vêtement.
Les musicos crincrintent. Mélopée (de nonne) lancinante. Tambourins, clarinette acide, courgette à cordes. Le Mastar se lance dans une démonstration grotesque, tortillant son énorme ventre, son énorme cul. Bien vite, à ce régime, son slip déclare forfait. Sa grosse moulinette farceuse se met à tourbillonner à toute vibure. Le public se tait, muet de stupeur. La force centrifuge émoustille le braque géant, le rendant plus géant encore. Dès lors, la présentatrice ouvre grand la bouche. Il voudrait un pied à coulisse pour contrôler si cette chose éléphantesque est encore praticable, ou s’il s’agit d’un leurre (pardon, monsieur : vous avez le leurre ?).
Spectacle rarissime. Personne, dans le public, ne croit au côté fortuit de cette prestation. Tout le monde est persuadé qu’un tel phénomène appartient à la troupe, qu’il constitue le clou (de charpentier) du numéro. On recommence à applaudir (les dames — surtout).
Trêve de délirade, il me faut affronter la situation. Elle est réglable. J’empoigne le feu, hérité des récentes tribulations, par le canon, et me livre à une estimation concernant l’emplacement de la tête du fuyard derrière la tenture qui nous sépare. J’arme mon bras, à défaut de l’arme. Et vlan ! Mes repères étaient bons. Le choc est rude ! Malgré la viorne qui musique, je perçois comme un craquement. Je me précipite sur le gazier pour qu’il s’affaisse en souplesse, et non sur la scène où ce nouveau gag ferait sensation.
Je parviens à le maintenir collé au mur et j’accompagne sa chute. Le voilà bientôt allongé à mes pieds. Bérurier continue de faire un triomphe. Le jeune est tout rouge car je lui ai éclaté le pif ainsi que deux ou trois arcades sourcilleuses, et t’as rien qui raisine davantage que la frite d’un type.
Et à présent ?
Je module un petit sifflement caractéristique, du coin de la bouche. Je suis le seul à réussir ce son. Même dans un vacarme, même couvert par un orchestre, il atteint les tympans auxquels je le destine. A preuve : l’émérite danseur de la panse ne s’y trompe pas. Il tressaille, tourne la tête dans ma direction. Je lui adresse un signe péremptoire afin qu’il me rejoigne après son numéro de quéquette tourbillonnante.
Lui, il ne s’étonne pas. Moi ou l’archange Gabriel qui l’interpelle, pour lui, c’est kif-kif.
Il conclut sa danse, se fait ovationner, le bras levé, la pine dodelinante, puis ramasse ses hardes posées sur une chaise et me rejoint, comme s’il entendait s’isoler pour se refringuer.
— Chope ce zig sur tes endosses et suis-moi ! lui enjoins-je, en lui prenant ses fringues pour faciliter sa liberté de manœuvre.
Il ne demande aucune explication. Nous caltons en direction de la porte de fer.