L’AGENCE

Elle a le bas du visage barbouillé de rouge comme si elle venait de se faire galocher par un mec en train de bouffer des spaghetti à la sauce Buitoni. Sûr certain qu’elle émerge d’une récente tringlée, Violette. Les lotos soulignés de bistre, elle a dû se donner à fond la caisse. Ce feu qui lui embrase les miches ne s’éteindra-t-il donc jamais ? Elle a l’Etna entre les cuissots : Tu vois que c’est la toute vraie pétroleuse à son pelage pubien. Bien qu’elle soit devenue une jeune femme élégante, elle ne se fignole pas un frifri tiré au cordeau, grâce au rasoir et à la pince à épiler. Son triangle de panne luxuriant foisonne, ébouriffe, désinvolte. Il est en friche comme toujours chez les fières salopiotes qui savent tout des bas instincts du mâle. L’homme, il est pas pour la sophistication en matière de sexualité. Il raffole de la sincérité corporelle. Il aime les frangines au regard couleur « tout de suite », avec des senteurs femelles et du poil de savane sur les pourtours du bénitier de Satan.

J’ai délourdé si doucement qu’elle tressaille lorsque je lui adresse la parole :

— Et Mathias ?

Elle porte la main à son cœur, kif dans les comédies de Feydeau, quand la petite baronne dévergondée se fait prendre en flagrant du lit par son époux.

Comme la plupart des femmes, elle répond à ma question par une autre :

— Que vous est-il arrivé ?

— Des choses… Où est Mathias ?

— Il m’attend près de l’Agence Höyüyü. J’ai vampé le directeur de celle-ci et je dois me changer pour sortir avec lui.

— Vous l’avez vampé dans les grandes largeurs, dis-je. Regardez-vous dans une glace !

Elle s’approche du méchant miroir encadré de bambou.

— En effet, c’est un fougueux, dit-elle.

— Il paraît que vous avez téléphoné au Vieux ?

— Oui. Il éructe !

— Vous lui avez dit que nous tenions les tueurs ?

— N’était-ce pas votre intention ? Comme vous aviez disparu, j’ai pensé bien faire.

— Vous avez bien fait. La nouvelle l’a calmé ?

— Même pas. Il a voulu parler à Mathias à propos de la capsule découverte dans l’intestin de « Cousin frileux ».

— Que lui en a-t-il dit ?

— Mathias n’a pas voulu aborder le sujet. Il a un tempérament de curé, ce type. Bon, il faut que je me hâte.

— Pourquoi Mathias est-il demeuré sur place ?

— Pour surveiller l’agence.

— Elle n’est pas fermée, à cette heure ?

— Si fait, mais il y a de la lumière à l’intérieur.

— Est-ce prudent de sortir avec le directeur ?

— Je crois pouvoir dire qu’il est à mes pieds. Et puis c’est la seule façon pour moi de découvrir éventuellement quelque chose.

— Emmenez Jérémie avec vous, comme second ange gardien.

— Il ne passe pas inaperçu ! objecte Violette.

— Un Noir ! De nuit ! Vous plaisantez !

Elle opine (à tout va).

— Entendu, qu’il vienne.

Elle passe dans sa chambre réparer les dégâts du soudard et s’attifer un peu, bien qu’elle n’ait pas grand-chose sous la main.

Je retourne auprès de Jérémie.

— Ça va être à toi de jouer, grand primate ; tu vas aller promener les fourmis qui grouillent dans tes pattes velues. Moi je garderai ces messieurs en attendant Godot, c’est-à-dire Béru.

Et puis la fatigue m’a, je dois reconnaître. Ça ressemble à une érosion de mon individu. J’ai l’impression de m’émietter, mon sang se fluidifie, mes sens se placent en veilleuse. Dans le fond, tout s’opère en dehors de moi. Ce n’est plus l’illustre San-Antonio, le chef de l’expédition, mais cette pétasse de Violette. Elle prend les décisions, tire les ficelles, agit positivement. Moi, je me contente d’échapper aux méchants qui me veulent du mal.

Cinq minutes plus tard, notre égérie est à nouveau peinte en guerre, parée pour de nouvelles prouesses.

— Vous venez, Blanc ?

Elle semble le snober ; le dédaigner, même. Main-te-nant qu’elle baise turc, elle nous tient, au plumard, comme quantité négligeable. Tu penses, une race qui commet des génocides, ça chibre plutôt mongol. Le dirluche de l’Agence Höyüyü, il doit calter ses clientes fantoche à la brutale, leur écarquiller les orifices comme le fait le représentant d’une horde venue d’Asie.

Jérémie sent tout ça. Et cette constatation ne lui rebecte pas le mental.

Ils partent.

Je joue les mères au foyer.


Et ce qui doit arriver se produit. Vaincu par l’épuisement, je m’endors sur la table, le visage enfoui dans mon coude. Sommeil de détresse, lourd, nauséeux. Une profonde « malcontence » est en moi, endémique. Elle me poursuit jusque dans ce qui devrait être l’incons-cience. Mais le sommes-nous jamais, inconscients ? Souvent, je me demande si « après » il n’y aura pas encore cette permanence de moi-même qui me fera chier dans l’au-delà. T’imagines la désilluse du mec qui se suicide, à bout de « patience », et qui se rend compte, une fois que sa cervelle a explosé sous l’impact de la balle qu’il s’est tirée dans la bouche, que RIEN n’est solutionné et que ses problèmes, son désespoir et ses tourments sont toujours là, fidèles au poste !

Ça, je te jure que je le sens. On n’échappe plus à soi-même. Quand t’existes, c’est pour toujours. Ils sont épris d’éternité, tous ces cons : eh ben, ils l’ont ! Leur terreur, c’est de FINIR ; la mienne, c’est de DURER. Je suis un convoiteur de néant ; je rêve de la PAIX INTÉGRALE, celle qui anéantit plus blanc que le blanc. A quoi bon dormir, Antoine : tu vas te réveiller et ce sera un peu plus laid qu’avant de roupiller. C’est chaque fois un peu plus laid qu’avant. Qu’à la fin tu te demandes si tu trouveras encore la force de dégueuler.

Moi, l’autre soir, à la téloche, je regardais, j’écoutais un « débat ». La guignolade suprême. Six leaders politiques derrière six pupitres, de la gauche gauche à la droite droite. Tellement de temps que je peux plus les souder, ces cons. Mais je trouve la force (il en faut) de les regarder encore. La fascination de la charogne grouillante d’asticots. La mort qui bouge de sa décomposition ! Six vrais grands gros, sales cons éculés, n’ayant plus la moindre importance, fût-ce pour leur propre carrière. Cette fois ils étaient debout, une heure de temps. Heureuse innovation ! C’est ceux qu’on ne considère plus, qu’on laisse debout. Ou alors le vrai grand chef.

Ces six grands, gros, sales cons peinaient de leur verticalité, à mesure que le temps passait, s’entortillaient une jambe après l’autre, déhanchaient, prenaient appui du coude, mobilisaient leur reste d’éner-gie pour proférer leurs dernières sottises. Ils étaient si vains, superflus et grotesques, que la honte et la pitié agacée se le disputaient en moi. Je rêvais d’une trappe, derrière le pupitre, qui s’ouvrirait sous eux après leur déconne, avec un toboggan pour les conduire sur un tas de fumier à une allure de bobsleigh. Comment peut-on encore les regarder, ces enfoirés ? Vite, un prêtre, que je m’en confesse, des fois que l’infarctus viendrait me chicaner à l’improviste.

« Pardonnez-moi, mon père, parce que j’ai péché. Je m’accuse d’avoir consacré de précieuses minutes de ma vie à contempler six merdes verdâtres, posées à la verticale contre un pupitre qui leur servait de tuteur ! Je m’accuse d’avoir souillé ce temps sacré que vous m’impartissez, à déguster de l’essence de mépris délayée dans du fiel (moi qui suis tant tellement fait pour aimer !) au lieu de consacrer ce morceau de durée à lire un bon livre, à visionner un bon film, à écouter de jolies chansons, à bouffer la chatte d’une gentille dame, à prier Dieu, à contempler de la peinture, à me laisser turluter le chinois. »

Seigneur ! Comme leur redondante insignifiance reposait sur un consensus parfait ! Enfin unis par la connerie ! Par la répulsion qu’ils provoquaient ! Par l’insignifiance sentencieuse de leurs propos. Six cadavres encravatés ! Onze yeux qui reflétaient le vide du vide, là où s’opère cette alchimie mystérieuse qui transforme le rien en merde !

Précaire repos. Mon insatisfaction profonde tourne à l’angoisse. Je finis par m’éveiller en sursaut.

Mais ce réveil n’est pas spontané, contrairement à ce que je crois dans l’instant. En réalité, on toque à ma porte. Je vais entrouvrir légèrement l’huis. Je sais qu’il ne s’agit pas de Béru car le Gros entre toujours sans frapper. (souvent, il frappe après être entré). Me trouve en présence d’un beau Turc balancé colosse, portant une blouse blanche, des poils crépus sur la poitrine, des baskets cradoches et six stylos dans la poche supérieure de sa blouse.

Il a un mouvement de tête, puis me tend un feuillet de papier à en-tête de l’ambassade de France. J’en prends connaissance :

COUSIN FRILEUX

Prière de remettre les colis aux porteurs.

PARIS

Je plie le message en quatre, le serre dans ma poche et désigne la couche nuptiale des deux lascars. Le pseudo-infirmier s’avance, regarde, acquiesce.

— Moment ! il dit.

Et il repart pour revenir deux minutes dix secondes après, flanqué d’un copain également en blouse blanche et coiffé d’une casquette à visière noire. Ils portent une civière roulée, la déplient et chargent Tommaso dessus. Puis ils procèdent à un second voyage pour évacuer Boris Kelfiott. Je crois assister à un remake de la scène que j’ai vécue avec Violette l’autre soir, à l’hôtel Thagada Veutu. Tout s’opère dans un complet silence. Juste le crissement des semelles sur les mauvais parquets. Les heurts du transport et le souffle des infirmiers en charge. Je ne suis pas fâché d’être débarrassé de ces deux crapules. Je me sens plus léger, tout à coup, comme libéré.

Dis, je vais pas morfondre ici en attendant Béru.

Je bourdonne, moi, dans cette taupinière.

L’agence quoi, elle a dit, Violette ? Höyüyü, t’es sûr ? Elle a bien dû inscrire l’adresse quelque part, consciencieuse comme elle est, non ? Note que ça doit figurer dans tous les bons annuaires de téléphone agréés par les P.T.T.T. (p.t.t. turcs).

Je me rends dans la carrée dévolue à la fougueuse « inspectrice », mais c’est un coin pauvret, chiche, dans lequel elle n’a guère eu le temps de s’installer. Le désert. Rien sur la méchante table de bois blanc. J’en ouvre le tiroir. A l’intérieur, je trouve une boîte de plastique blanc qui me rappelle quelque chose. Je souffle dans ma mémoire pour la gonfler un peu. Ça y est, ça me revient. C’est là-dedans que Mathias conservait son matériel (seringue et produit) destiné à rendre les gens loquaces sans qu’ils en gardent le souvenir.

Alors, le gars méziguche, fils aîné, unique et préféré de Félicie, se tient le langage suivant :

Pourquoi le Rouquemoute a-t-il retiré son petit bousin de sa boîte ? Pourquoi ladite se trouve-t-elle dans la chambre de Violette et non dans celle qu’il partage avec Bérurier ? Que faisait Violette dans la piaule de Mathias quand j’ai perçu un glissement, lors de mon épique entretien avec le Bronzé ? D’un coup, ça fulgure. En chaîne. Kif ces pétards à répétition qu’on lançait sur les trottoirs dans ma jeunesse où ils produisaient des ricochets de feu avec un bruit de mitraillette. Trois « pourquoi » lancés en salve : tac, tac, tac. Du talc au tact !

Elle m’a feinté, la pécore. Je la sentais un peu pâlotte des genoux, aussi ! Ses explications manquaient de force convaincante lorsqu’elle m’expliquait ses tribulations culières avec le chef de l’Agence Höyüyü.

Tu veux la vérité, Dorothée ? Elle est revenue au motel pour y prendre la découverte miracle du savant israélien. Comme la boîte était un peu grosse et qu’elle n’a pas de sac, elle en a sorti les accessoires pour pouvoir mieux les planquer dans sa culotte, car elle les a embarqués à mon insu ! Ça rime à quoi, ce cinoche ? Elle m’interprète quelle pièce du répertoire de l’arnaque, Miss Monréchaud ? Oh ! que j’aime pas ! Oh ! la la ! que je déteste ! Si on se met à me vendre de la salade de berlue, parmi mes proches collaborateurs, je vais aller valdinguer chez les gâteux, moi !

Furax, je sors en claquant la lourde. Je suis dans l’état pétardier où j’ai trouvé Jérémie, tout à l’heure.

Vite, le biniou !


Un type à l’accent de Belleville m’annonce que Son Excellence est prise par la réception qu’elle donne pour célébrer l’armistice de Quatorze-Dix-huit (ce qui fait trente-deux). Je lui réponds rudement (avec l’accent de Bourgoin-Jallieu) que les commémorations de victoire, c’est bien joli, mais qu’elles ne doivent pas pour autant nous conduire à des défaites, alors il me faut M. le consul au trot, voire au galop.

Entre Français, on se comprend et il va chercher le consul parmi la bande de consommateurs de gaufrettes moisies (qui se bousculent dans les salles de réception des lieux diplomatiques) qui, une fois n’est pas costume (comme dit Béru), est en train de se goberger au foie gras du Périgord arrosé de sauternes.

— Ah ! fait-il simplement, en reconnaissant mon timbre de Casanova qui contraint les maîtresses de maison à placer des alèses sur les sièges des femmes.

Et il répète plusieurs fois « Ah ! » sur des tons différents mais chagrins dans l’ensemble.

Comme je tarde à débonder mon micro, il murmure :

— Vous savez déjà ?

— Quoi ?

Je perçois sa déglutition comme on reconnaît un pet de Bérurier dans l’immensité de Saint-Pierre de Rome.

— Mes faux brancardiers viennent d’être attaqués en revenant de chez vous et on leur a dérobé… ce que vous savez.

— Les deux clients ? ai-je-t-il-besoin-de-l’entendre-me-confirmer.

— Hélas ! L’un de mes deux gars a été sérieusement blessé. Je n’ai pas encore de détails, la chose vient d’avoir lieu à l’instant.

M. de Pourçaugnac a besoin de tout son sang bleu originel pour le garder froid[11].

Je ferme les yeux pour adresser un reproche au Seigneur sans oser Le dévisager pour autant : « Mais on va donc me faire boire la lie jusqu’au calife dans cette putain de ville ! » Ça pilonne sans relâche. Tu sais que je vais prendre mes cliques, au claque du coin et rentrer chez maman ! Je veux qu’elle me confectionne un bon cacao avec des tartines à la confiture de fraise ! Ensuite je trousserai Maria, notre soubrette ibérique, sur son lit qui sent la lavande. Et puis je disputerai une partie de dames à Toinet, et après j’essaierai d’appeler Marie-Marie au téléphone, lui dire que je l’aime toujours. Depuis le temps qu’on ne s’est pas vus, les deux…

— Consul, soupiré-je, pourrais-je avoir quelqu’un avec une bagnole ?

— Tout de suite ?

— S’il existe plus rapide que « tout de suite », je prends !

Il barguigne pas :

— Je vous envoie Cathy, ma secrétaire, avec la Renault 5 de mon épouse. Au motel ?

— Oui, merci. Qu’elle se munisse de l’adresse de l’agence de voyages Höyüyü, please.


Oh ! cette panade ! Cette soupe de merde ! Un chprountz pareil, y avait lurette ! Faudra que j’appelle ma gentille copine Elizabeth Teissier, lui demander ce qui débloque dans mon horoscope. Elle aurait pas déconné avec mon thème, la jolie ? Filé mars en carême et Charybde en Scylla, par inadvertance ? C’est pas catho, une embrouille de ce format ! Un virus a dû se glisser dans mon ordinateur privé.

Je sors pour attendre la messagère…

La nuit est douce, presque féerique sur les bords. Je comprends pourquoi elle rechignait à emmener le Noirpiot, la môme. Il lui perturbait le programme. Quelle girie est-elle en train de concocter ? Pourquoi chique-t-elle les cachottières ? Que de points à résolver (dirait Béru). Y a des nœuds vomiques qu’imaginent que c’est cool d’écrire santantonio ! Bande de glandus ! Rien de plus périlleux. La concentration qu’il y faut, grains de courge ! Par moments, je préférerais rédiger un traité sur la parthénogénèse cyclique du puceron du mûrier. Ça se vendrait moins, mais je pourrais rédactionner ça sur une jambe, au lieu de me dévaster le bulbe.

Istanbul, sa principale magie, c’est la mer et les odeurs qui en découlent ; ça renifle le sel, le goudron, le poisson et mille autres parfums venus d’Orient. Odeurs de femmes, d’épices (c’est pareil). Odeurs d’huiles rancies ou frites, odeurs de ferrailles aussi. Odeurs de plantes entêtantes, de coquillages attardés…

Quelque part retentit de la musique nasillarde, de celle qui te fait grincer l’âme : aigrelette et lancinante comme un appel qui ne cessera jamais.

Je m’assieds sur une espèce de plot qui servait à maintenir un panneau (signalant probablement le motel) mais qui a été arraché depuis lurette.

Autre « pourquoi » : comment se fait-il que le Gros ne m’ait pas encore rejoint ? Ça cagate, mon lapin ! Ça cagate de tous les bords. Seule chose positive : l’exécution réussie de Carlos par Simon Cuteplet. Il a peut-être du gnocchi en guise de zifolo, le mercenaire, mais quand il s’agit de rectifier ses contemporains, il est médaillé olympique !

Une petite chignole débouche dans la rue tranquille. Bref appel de phares. C’est la môme Cathy.

J’ouvre la portière passager et je monte.

— Mille grâces, douce amie, quelle joie de vous retrouver sous ce ciel clouté d’étoiles.

Je m’aperçois qu’elle a les traits crispés et l’on distingue sa pâleur au clair de lune.

— Ça n’a pas l’air d’aller fort ? m’inquiété-je, car je suis un être pétri de sollicitude.

— Je souffre beaucoup, soupire-t-elle.

— Qu’avez-vous ?

Elle embraye, puis maussade :

— Eh bien… c’est votre ami, vous savez bien ?…

Je me rappelle alors les rudes dégâts provoqués par le membre d’Alexandre-Benoît dans le plissement alpin de la donzelle. C’est vrai qu’il éprouve toujours (ou presque) des difficultés à « s’engager « dans une histoire d’amour. Il doit préparer le terrain avec soin et progresser lentement, en ménageant des aires de repos. Généralement, la nature l’assiste, comme pour se faire pardonner l’une de ses anomalies. Pourtant, il semblerait qu’avec la secrétaire du consul, l’affaire ne soit pas réglée. Il a fait un loupé, Béru.

— Des séquelles ? interrogé-je prudemment.

Car il est délicat pour un gentleman de questionner une dame à propos des ennuis que sa chatte lui cause. Il peut (et doit) « l’entreprendre » totalement dans l’étreinte, mais aussitôt après, ça devient verboten. Une fois que ta partenaire s’est payé sa petite séance équestre dans les écuries Jacob-Delafon, tu passes pour goujat si tu fais la moindre allusion à son petit entre-deux Renaissance. La cérémonie est finie, madame reprend ses droits imprescriptibles sur son cul. Normal !

— Je peux à peine m’asseoir, pleure-t-elle en me découvrant qu’elle a glissé un coussin de crème de duvet sous ses miches ; et marcher encore moins ! Ce vandale m’a forcée, commissaire. Que dis-je, forcée ! Dé-fon-cée. De quelle façon ferai-je l’amour, dans mon état, comme cet anormal est probablement unique de son espèce, je devrai, désormais, dans mes moments d’abandon, me servir d’un mortier à purée ? D’une borne d’incendie ? D’une trompe d’éléphant naturalisée ?

Des larmes coulent dans son maquillage de scène.

La pitié me saisit devant ce dénuement de la femme au sexe démantelé. Dure épreuve !

— Ne vous tracassez pas, Cathy. Il existe de puissants astringents qui, sans vous redonner votre virginité première, vous permettront du moins de faire bonne figure dans l’étreinte. Dès que la douleur s’atténuera, nous aviserons pour vous mettre entre les mains d’un spécialiste averti. Le professeur Labagouze, de Lyon, fait des merveilles en la matière. C’est lui qui traite les jeunes femmes de la famille royale britannique et qui « accompagne » au mariage une quantité de princesses légères, filles de milliardaires nymphowomen, comédiens homos qui, sans lui, ne pourraient plus prendre leur température depuis longtemps.

Un peu rassérénée, elle murmure :

— Vous êtes gentil.

Elle reprend, aimable :

— Vous comprenez, vous, c’est très bien, mais alors très très bien, sans tomber dans l’anomalie !

— Comment le savez-vous ?

— Une confidence de Violette !

C’est vrai que ces dames se sont interprété le concerto pour deux mandolines ! Ben, il lui resterait toujours cette superbe ressource, à la Cathy, si elle n’arrivait pas à s’amidonner le cratère : une lichouil-lette sur le pourtour du green, ça ne mange pas de pain.

— Vous savez où se trouve l’Agence Höyüyü, ma puce ?

— C’est à deux pas de chez mon dentiste.

Elle conduit sec, la petite tire nerveuse fait du slalom dans la circulation. Je regarde fréquemment par la lunette arrière, vérifier que nous ne sommes pas suivis. Tout me semble correct.

Temps à autre, elle pousse une geignerie, dans les virages, surtout.

— A propos, fais-je soudain, que devient Simon Cuteplet, notre pote le para ?

Elle hausse une épaule.

— Je l’ignore.

— Il n’est pas retourné au consulat ? effaré-je.

— En tout cas je ne l’y ai plus revu.

Allons bon ! J’espère qu’il ne s’est pas fait « serrer », le cosaque des savanes, après son coup d’éclat à la pension !


Voilà, on arrive. C’est une rue très courte et assez large, en plein centre. Il y a des joailliers, des marchands d’œuvres d’art ou de tapis de luxe. A cette heure de la soirée, l’artère est relativement calme. Miss Fion-défoncé stoppe à la diable à un corner, tranquillisée, je gage, par sa plaque « C C ». Elle me montre une enseigne éteinte, posée verticalement sur une façade et qui commence par un énorme « H » représentant un paquebot stylisé, vu de face. Il semblerait que l’Agence Höyüyü soit sur deux étages. Au niveau de la rue, elle forme un renfoncement vitré qui permet une grande surface d’exposition. S’étalent, dans un fouillis savamment constitué, une foule — d’affiches, photos, documents de voyages, trophées en tout genre : masques indonésiens, statuettes nègres, instruments de musique exotiques. Je mets ma main en visière devant mes sourcils pour pouvoir scruter les profondeurs de l’agence. Je distingue confusément dans la pénombre un escalier de marbre qui se dresse, avec sa double rampe de fer forgé, au milieu du local.

Retour à la rue pour un examen plus consciencieux de la façade. Les fenêtres en sont éteintes, à l’exception de l’une d’elles dans les vitres de laquelle se lisent des reflets de lumière, malgré ses rideaux soigneusement tirés.

J’opère une brève reconnaissance des abords, espérant voir surgir Jérémie de quelque pan d’ombre, mais zob ! Alors je rejoins ma copine Dolorosa.

— Ma mie, je vais me permettre une effraction peu compatible avec la dignité du corps consulaire auquel vous appartenez. S’il y avait du grabuge, ne m’attendez pas.

Elle grimace un acquiescement.

— Si je tenais votre gros flic, murmure-t-elle, je crois sincèrement que je le tuerais.

Je pose un baiser compassionnel sur ses lèvres brûlantes.

— Pauvre chère martyre, lui dis-je, offrez ce mal à Dieu qui, dans Son infinie bonté, calmera votre souffrance tout comme si elle était consécutive à une rage de dents.


Le reste est accompli aussi rapidement qu’est proférée l’exhortation ci-dessus.

Mon sésame ! La porte du magasin est en verre Securit, avec une serrure de sûreté en laiton. Les serruriers turcs en sont presque restés au loquet de cabinet, en matière de protection, car j’ai à peine le temps d’introduire le bec aplati de mon petit instrument dans l’orifice que le pêne se déloquette. Il est vrai qu’il n’y a pas grand-chose à secouer dans une agence de tourisme, si ce n’est le matériel de bureau. J’inspecte l’encadrement de la lourde, pour si des fois on y avait inséré une alarme, mais apparemment pas.

Alors j’entre dans cette contrée des rêves. Une superbe gonzesse brune me sourit devant le Colisée de Rome. Un couple archibronzé se roule une pelle devant le Parthénon. Je distingue presque la chatte d’une touriste batave, assise dans une gondole flottant sur le Grand Canal. Un gusman élégant, l’œil à verger quinze gonzesses par jour, m’adresse un clin d’œil pas triste depuis le marchepied de l’Orient-Express, tandis qu’une petite fille qui promet cherche à apercevoir les roustons d’un garde écossais en faction devant Balmoral Castle.

La vie dorée des vacances. Soleil, folklore à heures fixes, entretenu par le syndicat d’initiative. Photos garanties ! En avant, le régiment des touristes ! A l’assaut ! infatigables chevaliers du Kodak !

Je pose mes tartisses pour me déplacer sans bruit et m’engage dans les troupes aéroportées de l’escadrin. Au sommet des marches, t’as le choix entre deux vastes pièces séparées par des vitres dépolies. Je m’approche du local éclairé ; on voit s’agiter des ombres chinoises à travers les panneaux de verre. Onc ne jacte. N’importe qui pousserait la porte de cette pièce et ferait une entrée à la Ruy Blas : « Bon appétit, messieurs ! » Mais l’Antonio, vieux bourrin de retour, aime assurer. Alors, au lieu de passer directo à l’action, il vérifie son environnement. C’est donc dans la partie obscure de l’agence que je me rends.

Des bureaux, des téléscripteurs, des appareils comptables, des ordinateurs… Je procède à une rapide inspection et m’apprête à vider les lieux lorsque mes sens suraigus sont alertés par un sentiment de présence. En fait, il provient d’un bruit léger qui ressemble à celui d’une respiration. Du coup, je me repaye un petit viron et finis par dénicher une forme allongée sous un bureau. Mon stylo-torche entre en jeu.

M. Blanc ! Oui : him ! Il est là, ligoté comme dans un film de série « B » (mais plus fortement). Avec sur la bouche et le nez une plaque de sparadrap large comme mon mouchoir. C’est à se demander s’il ne respirerait pas par les oreilles ! Mais faut dire qu’avec la paire de jumelles qui lui sert de pif, cézigo, il doit posséder des ressources que le commun des mortels n’a pas. Ses yeux, gros comme des boules d’escalier en verre, luisent dans l’obscurité.

Je tranche ses liens puis, ayant saisi un coin de son bâillon, je l’arrache d’un coup sec.

— Ça joue ? soufflé-je.

Il me sourit domino.

— Fais gaffe à Violette, chuchote-t-il ; elle nous double.

— Elle ? Tu débloques !

— Je te jure que si. Quand nous sommes arrivés à l’agence, elle m’a demandé de l’attendre un instant dans la galerie du bas. Très peu de temps après, elle est venue me chercher. Nous sommes montés ici. Au moment ou j’allais entrer dans la pièce voisine, j’ai reçu un formidable coup sur la tête. J’ai perdu con-nais-sance un instant et je me suis retrouvé attaché et muselé. Et tu sais que le Rouquin aussi nous double ? J’ai eu le temps de l’apercevoir dans le bureau voisin, assis en face d’un Asiatique à lunettes ; ils semblaient en très bons termes.

Là, mon cervelet trébuche et ma matière grise se prend les pieds dans le tapis. Mathias, m’arnaquer ! Après des années de dévouement dans nos rangs glorieux ! Mathias l’infatigable qui, lorsqu’il ne besogne pas sa houri, passe ses loisirs à inventer pour la Rousse des gadgets précieux !

— Là, tu me souffles ! balbutié-je.

Mais l’homme d’action reprend vite le dessus en moi. Pas mauviette, l’Antonio sait affronter la pire adversité.

— Combien sont-ils, selon toi ?

Il masse sa nuque puis regarde ses doigts poisseux dans un reflet de lumière.

— Heureusement que j’ai la tronche aussi résistante qu’une noix de coco.

Répondant à ma question, il déclare :

— Exceptés nos deux potes saligauds, le Jaune à lunettes et le mec qui m’a frappé, je crois que c’est tout.

Sans mot dire, je rentortille autour de Jérémie la ficelle qui l’entravait.

— Qu’est-ce que tu fiches ? s’inquiète le négus.

— Je rends les apparences trompeuses. Tu vas te placer dans le couloir et pousser des plaintes sous ton bâillon. Moi, je resterai embusqué derrière la porte. Ils vont venir voir ce qui se passe et penseront que tu es parvenu partiellement à te délivrer.

J’applique le sparadrap sur son museau, mais en le laissant très lâche, puis je recule de deux pas de façon à me dissimuler derrière la lourde de verre qui donne sur la pièce obscure.

— Go, mec ! soufflé-je.

Il fait ça très bien, mon pote King-Kong. Ses gémissements traduisent la souffrance et l’égare-ment ; ce sont les sourdes plaintes d’un gazier envapé qui a mal.

Leur effet ne tarde pas. Au bout d’un instant, la porte voisine s’ouvre, laissant le passage à une grande armoire baraquée comme le Rockefeller Center. Le gorille apocalyptique pour films style « James Bond ». Tu te rappelles l’affreux à la mâchoire en or ? Ça ! Un zigus de cette ampleur flanquerait la maladie de Parkinson à un régiment de marines.

Voyant mon sombre ami recroquevillé devant l’escalier, il éructe en étrusque et lui décoche un coup de saton dans le burlingue.

— Wwwhrahhhaaaaâââ ! ! ! ! déclare ce pauvre Jérémie.

Dis, je vais pas le laisser massacrer ! Alors, j’interviens. Chouettos ! Imparable ! Elan, rush ! Bourrade buldozeurienne dans le dos du terrific. Dommage que ça ne soit pas filmé : t’aurais un document excep-tionnel.

Le Gigantesque pousse un cri de défenestré, met ses mains jointes très en avant, dans la position du plongeur d’élite, et valdingue par-dessus l’escalier. En admirant sa trajectoire, j’ai juste le temps de me rappe-ler que le sol qui va le réceptionner est fait de marbre. Son hurlement de détresse est réverbéré par la hauteur du local. Curieux comme cette chute me semble longue. Et à lui, donc ! Enfin le bruit sourd que j’appréhendais se produit. Lourd, bref, définitif. Le silence qui suit n’est pas de Mozart. Un silence épais comme du sang coagulé.

Dans le bureau éclairé, bref remue-ménage. Appa-raissent au coude à coude, Violette et un type courtaud, asiatique, massif, à lunettes. Ils se précipitent avec tant d’élan à l’extérieur, qu’ils se coincent sottement dans l’encadrement. Ridicule ! Moi, sur ma lancée euphorique, tu sais quoi ? Oui, mon chou : un doublé de footballeur réussissant un exploit technique devant les buts adverses. Coup de latte dans la braguette du Jaune ; coup de boule dans la frimousse de ma collaboratrice ! But ! J’ouvre à la fois la marque et l’arcade souricière de la môme.

Le couple retourne à l’intérieur du burlingue, mais chacun sur son pétard. L’Asiatique a moulé ses besicles et ressemble à un hibou qui vient de trouver sa chouette en train de se faire miser par un grand-duc. Une mousse blanchâtre sort de sa bouche aux lèvres minces. Comme je le trouve antipathique, il a droit à mon talon droit sur sa pommette gauche. Il opte aussitôt pour la position allongée. Je palpe ses fringues à la recherche d’une arme, mais il n’en porte pas sur lui.

Redevenu galant, je tends la main à Violette pour l’aider à se remettre debout. D’une secousse je la redresse. A peine ma main a-t-elle lâché la sienne que, redevant mufle, je lui écrase une baffe qui la renvoie dinguer à travers la pièce. Il me semble que je ne retrou-verai jamais mon calme (comme disait à Québec, le corps expéditionnaire français en 1759).

Me voilà à nouveau penché sur Violette.

— J’aurais dû me méfier : une morue pareille ! grincé-je-t-il en lui administrant une nouvelle tatouille.

Elle me sourit à travers son échevelance et le raisin qui dégouline sur sa vitrine.

— Oh ! oui : frappe encore ! supplie-t-elle.

Et comme mon éberluance stoppe mes coups, elle dit :

— Comme tu es fort ! Comme tu es beau ! Comme tu es terriblement mâle ! Cogne-moi, chéri ! C’est trop bon ! Esquinte-moi toute ! Je veux que tu me brises, que tu me disloques ! Après tu me baiseras sur le plancher, tu verras : ce sera merveilleux !

— Pétasse hystéro !

— Et comment ! Bats-moi encore, Antoine ! Mets-moi en sang ! Enceinte ! Tout ! Tout, mon grand beau mec !

Ecœuré, je la laisse pour rendormir le taulier d’un coup de mon talon gauche sur sa pommette droite. Qu’ensuite, je m’intéresse enfin à Mathias.

Son cas ne nécessite pas de ma part un gros effort de concentration : il est éloquent. Le Rouquin est tranquillement assis dans le fauteuil faisant face à celui du directeur. L’une de ses manches est retroussée et il est clair qu’on lui a fait une piqûre. Une piqûre — ô ironie — de son fameux produit qui met n’importe lequel de tes semblables à ta complète disposition, sans qu’il en garde le moindre souvenir. Le petit attirail que je connais bien se trouve encore sur le sous-main de cuir du dirluche.

Maintenant, la Violette (de Parme) se roule sur le parquet en criant que je dois la baiser vite, vite, et en arrachant son slip. C’est la grande crise. Qu’heureuse-ment, je vois surgir un vaillant qui ne perd jamais son sang-froid : en l’eau cul rance, M. Blanc. Il porte quelque chose de lourd. Et de partiellement fluide : un seau d’eau puisée aux toilettes. Avec une joie réelle, il balance le contenu du récipient dans le portrait de la chienne en chaleur. Radical. Elle cesse de m’implorer et se met à claquer des chailles. Cette fois, nous la relevons pour de bon et l’installons dans le fauteuil directorial. Ses cheveux plaqués sur le visage, ses fards dilués, lui donnent une gueule de noyée, à la Violette.

— Ecoute, sous-merde, lui postillonné-je dans le portrait. Si tu ne t’affales pas complètement, si tu ne me racontes pas toutes tes giries, je te massacre réellement ; et sans te baiser en fin de parcours, crois-le bien. Mords ta frite dans la glace, là, sur la droite, et dis-moi quel chimpanzé couvert d’eczéma, charriant un cul gros comme un potiron et violet comme une aubergine, aurait envie de t’embroquer, pute borgne, dégueulade de rat malade, charogne pestilentielle ! Je préférerais sodomiser le Chinetoque, là par terre plutôt que de te toucher autrement qu’avec mon poing, gorgone !

Elle a un pâle sourire. Pas bravache : conquis à tout jamais.

— Tout ce que vous pourrez me dire, commissaire (tiens, elle a repris le voussoiement) ne m’empêchera pas de vous trouver sublime. Vous êtes si noble dans la colère, si beau, si grand que je vous aimerai toute ma vie et n’accepterai jamais plus un autre homme que vous dans mon corps !

— Ce qu’il faut entendre ! soupire Jérémie. Elle dit ça, mais le premier ouistiti qui lui montre son membre, elle lui saute dessus !

Je lui intime de se taire, d’un geste énervé.

— Parle, fais-je à Violette.

Là, elle se ressaisit et devient professionnelle.

— Je comprends que vous croyiez à une trahison de ma part, fait-elle en montrant Mathias. Mais tout ce qui s’est déroulé ici résulte de la volonté d’Achille. C’est sur son ordre exprès que j’ai agi. Vous ne me croyez pas, commissaire ?

Je n’ai pas le temps de lui répondre.

Quatre canons de mitraillettes s’insinuent par l’entre-bâille-ment de la porte.

Une voix féminine lance avec calme :

— Tout le monde les bras levés, face au mur. Sinon ça va être le massacre de la Saint-Valentin !

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