J’ai beau rétrospectiver, sonder ma mémoire comme on sonde une vieille vessie déglinguée, je ne me rappelle pas que Sir Achille, notre vénéré Dirlo, soit jamais venu m’attendre à un aéroport. Et lui, il fait mieux : c’est à la passerelle du Boeinge qu’il se tient, Pépère, assis dans une Renault Espace, derrière le chauffeur. Sur le pare-brise du véhicule, un écriteau avec trois lettres rouge : « V.I.P. » (very important person).
Une hôtesse agreste (comme dit Béru, pour accorte) nous a priés de descendre les premiers et nous guide jusqu’à l’auto. Le Vieux est impressionnant : costume noir, chemise blanche, chapeau noir à bord roulé, gants gris ; il a une canne de bambou à embout de caoutchouc entre les jambes et tient ses deux mains superposées sur le pommeau. Jamais son regard ne fut plus glacial, ni son visage davantage marmoréen.
— M’sieur le direqueur ! s’exclame le Gros, c’est gentille d’viendre nous chercher !
Le mutisme rigoureux du Dabe lui répond, si je puis dire. Violette se dépose hardiment sur le siège voisin du sien. Je prends place avec Mathias sur la même ligne, de l’autre côté de l’étroite travée. Jérémie et Béru, en bons subalternes, s’installent derrière.
— Il en manque un ! grince l’Achille au pied léger. Il m’a été dit qu’il était parvenu à mettre hors d’état de nuire le trop fameux Carlos ?
Il aime les expressions badernes, Chilou : « mettre hors d’état de nuire », « attenter à ces jours » en font partie.
J’ouvre mon maigre sac de voyage et en sort un journal turc du jour, imprimé en anglais qu’on m’a proposé dans l’avion du retour.
— Je crois savoir que vous pratiquez couramment la langue de Shakespeare, monsieur le directeur ? ampoulé-je, pas être en reste de jactance mondaine.
A la une s’étalent deux photos : celle qui a été publiée dans l’édition de la veille et une seconde qui représente Simon Cuteplet, archimort. Le titre et l’article expliquent qu’il s’est produit une fâcheuse méprise, la photo d’hier avait été prise avant le passage du corps à l’institut médico-légal d’Istanbul. Là-bas, on a découvert que l’homme n’était pas « poilu » et qu’il portait des postiches. Dure a été la chute pour moi ! Ainsi, je m’étais berluré de première en croyant avoir la preuve que le mercenaire expédié par le Vieux avait eu raison du fameux terroriste. En réalité, c’est lui qui s’est fait repasser par « l’insaisissable ». Carlos l’a alors affublé de ses : perruque, fausse barbe, fausse moustache et s’est fondu dans la nature. Prima !
Pépère ligote tandis que la perfide Violette lui gouzille aimablement la prostate à travers son bénoche. La vie reprend, simple et tranquille. Pendant que le Dirluche lit le papier, Béru soupire :
— Hier soir, quel dommage que j’n’eusse pusse r’tourner à ma table après ma danse du vent’.
— Du bas-ventre ! rectifié-je. Qu’est-ce qui motive ce regret ?
— J’avais l’vé une poupée d’rêve, Grand. Dont j’l’ai connue au bistrot où j’sus z’été suvant ton conseil. Une très brune, av’c d’la moustache et des grains d’beauté gros comme des cafards plein l’portrait. Ell’ f’sait foraine, si tu voyes ce qu’j’veuille dire ? Mais attention : pas la foraine toute venante, genre marchande d’barbe à papa ou d’pommes camérilisées. La foraine d’l’élitre, quoi ! Celle qui tient la grand’ loterie où c’ qu’les lots sont tous des z’œuv’ d’art : tapis persans, tableaux de Van Gogues, porc’laines d’Limoges, et j’en passe des plus rutilants… N’en réalité, ell’n’était pas foraine, mais entre-traîneuse à la boîte que tu m’as rencontré. J’inaugurais bien d’la noye. J’l’avais fait palper Popaul sous la table et ell’ en bavait des ronds d’serviette, comme quoi, pas un Turc m’rivalisait. La pauv’ gosse, quand j’pense qu’la boutanche de roteux a été pour ses pinceaux !
Il soupire profond, sur l’air de « La valse des regrets ».
Le Vieux me rend le baveux d’un geste brusque.
— Décidément, c’est l’échec complet. Eh bien soit, j’aurai achevé ma carrière sur un énorme ratage. De la faute à qui ? A vous, San-Antonio ! A vous seul qui pourtant aviez à votre dévotion des collaborateurs exceptionnels.
Il se dégante pour glisser sa main sous la jupe de Violette.
— Très exceptionnels ! répète-t-il. Et puis voilà : à cause de votre incapacité, c’est fichu. Je rédigerai ma démission en arrivant au bureau. Ce sera le déshonneur. Je m’expatrierai. Dur sera l’exil… Monaco ou Lausanne ! Peut-être la Costa del Sol, parmi les truands londoniens. Quoique l’Andalousie est trop proche de l’Afrique du Nord. Un de ces jours « ils » vont redébarquer et, cette fois, vous pourrez toujours attendre Charles Martel ! Alors ce sera la Floride, tant pis. Peut-être même l’Uruguay : le quartier résidentiel de Valparaiso est charmant. J’aurai Jacques Médecin pour le bridge. Vous savez s’il pratique le bridge, Jacques Médecin ? Vous l’ignorez ? Vous ne savez rien, quoi ! C’est tout de même anormal d’avoir pour principal auxiliaire un flic qui ne sait rien !
Je sens atteint mon seuil de tolérance.
— Pourquoi la démission ? Et où est le déshon-neur ? Vous pouvez me le dire ? l’apostrophé-je avec humeur.
Surpris par ma rebuffade, il cille, puis rajuste son dentier en s’aidant de la langue et de l’auriculaire.
— Mon cher, riposte-t-il une fois opérationnel, deux grandes nations sur les fesses, c’est trop pour un fonctionnaire français, fût-il très haut placé et nanti d’appuis nombreux. J’ai contre moi l’Angleterre et le Japon ! C’est-à-dire la perfidie et la puissance industrielle. Le Foreign Office et Honda sont des adversaires trop forts pour moi.
— Pourquoi Honda ? demande Béru.
— C’est une image, rebuffe le Vioque.
— J’avais pas r’marqué, s’excuse le Placiderme.
— Alors ne vous mêlez pas de la conversation, Bérurier ; soyez con en silence, mon vieux, c’est la moindre des politesses !
— Bien, m’sieur le directeur. Moi, j’vais t’êt’ l’con qui s’tait ; à vous d’parler !
Le Vieux interpelle le conducteur, un agent de peau lisse (il a subi de graves brûlures consécutives à l’explosion de son briquet à gaz) :
— Duburne ! Arrêtez-vous dès que vous trouverez à stationner !
— Bien, monsieur le directeur ! Il y a précisément une station d’essence à moins de deux cents mètres.
— Elle fera l’affaire ! Voilà… Placez-vous à l’écart. Maintenant, allez pisser, mon vieux, et boire un café, s’ils en servent. Bérurier et le nègre vont vous tenir compagnie. Vous verrez : M. Blanc est très gentil ; il a de grandes dents mais ne mord pas. On vous fera signe quand vous pourrez revenir.
Les trois hommes s’évacuent. Avant de claquer la portière, Jérémie lance au Dabe :
— Regardez-moi, monsieur le directeur. Regardez-moi bien. Vous croyez que je suis noir, n’est-ce pas ? Mais en réalité, je suis blanc comme un linge. Avant que vous ne donniez votre démission, moi je vous fous la mienne ! Une dernière chose : vous êtes un vieux con et je vous méprise. Inutile de me raccompagner, je prendrai le bus pour rentrer à Paris.
Il s’en va à grandes enjambées, coursé par Béru.
— Qu’est-ce qui lui arrive ? murmure Achille, sidéré. Môssieur à des états d’âme ? Charmant ! Si les Noirs se mettent à nous insulter, maintenant, où va le monde ? Vous savez qu’ils sont devenus racistes, ces macaques ? Ah ! Jean-Marie n’a pas tort, allez. Bon. Je reprends l’affaire. Il le faut. Nous sommes entre nous, on parle à peu près le même langage. Certes, je suis le plus intelligent mais je sais me mettre à votre portée.
« Un agent secret britannique apparenté à la famille royale est assassiné à sa descente d’avion. L’autopsie permet de découvrir qu’il a ingéré une capsule de plastique contenant un document mystérieux. Je vous confie cette affaire en vous recommandant la plus grande célérité, la plus totale discrétion. J’ai confiance : vous avez déjà fourni des preuves de votre compétence. Je me dis que tout baigne. Que les Anglais vont sûrement râler, mais c’est dans leur nature et je les emmerde avec une telle ferveur ! Hein ? Que dites-vous ? Rien ? Moi, si ! Vous voici donc en chasse avec la tendre Violette… »
Il élève la main d’icelle jusqu’à ses lèvres et la baisote avec une fougue collégienne, comme si elle venait de le débarrasser de son pucelage.
— En un temps record, poursuit-il, vous me retrouvez les canailles assassines à Istanbul. Bravo ! Seule-ment voilà que le Foreign Office me déclenche un tir nourri de missiles dominiciles qui me transforme les roupettes en piles électriques. Ces crâneurs à perruques exigent qu’on leur remette les meurtriers. Je ne demande que ça ! Qu’en ferais-je, sinon ? Vous pouvez me le dire ? Je leur ai déjà refilé le cadavre, puisqu’il leur appartenait ! Mais il leur faut également l’assassin. Et il le leur faut VIVANT ! Vous entendez cela, mes chers subordonnés ? Vi-vant ! Pour quoi faire, vous avez une idée ?
— Pour le tuer ! réponds-je.
Il sursaute.
— L’esprit de vengeance poussé à l’extrême ?
— Avant de le trucider, ils tenaient à le questionner, reprends-je.
— Ah ! moui ?
— Moui, monsieur le directeur.
— Mais c’est un tueur à gages (enfin, ce sont, puisqu’ils étaient deux à perpétrer). Leur rôle était de le supprimer, point à la ligne. Que peuvent-ils raconter sur cet homme ?
Je souris et réponds en italiques, détachant bien chaque syllabe tombée de Charybde :
— Pour pouvoir assassiner le Lord, ils ont dû le suivre, C.Q.F.D., donc ils sont en mesure de dire si « Cousin frileux » avait rencontré quelqu’un depuis sa descente de l’avion de Tokyo et, si oui, d’en faire la description ! C’est ledit quelqu’un qui les obsède et non les tueurs !
Pépère en soupire de tous ses orifices, y compris des oreilles.
— Ah ! ben oui, chuchote-t-il. Ah ! oui, ah ! oui, c’est juste ! Mais bien sûr ! Mais comment donc ! Certes ! Je ne… Si ! Si ! J’y avais pensé ! Ça, pour y avoir pensé, j’y avais pensé, vous vous en doutez, puisque je suis le chef ! Mais pas en ces termes. Pas comme ça. J’y avais pensé en mieux ! Autrement, mais d’une manière plus sophistiquée, plus élaborée, plus littéraire aussi. Les tueurs, c’est pas leur vrai problème, au Foreign Office, comprenez-vous, San-Antonio ? Vous me suivez ? C’est le témoignage des tueurs qui les tient en haleine. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre ?
— Vous êtes d’une admirable clarté, monsieur le directeur.
— Tant mieux, j’ai toujours peur d’être trop hermétique avec mes subordonnés. Ça y est, l’attitude du Foreign Office est explicitée. Je conçois qu’ils aillent jusqu’à me menacer de réclamer ma destitution si mes Services ne leur accordent pas satisfaction. Mais du côté jap ! Je ne vous en ai pas parlé à vous, San-Antonio, du côté jap ? Je m’en suis seulement ouvert à la frêle Violette par téléphone, n’est-ce pas mon petit cœur ?
Il lui mordille le lobe et engage sa main en deçà de sa frêle culotte de pute, puis porte celle-ci, doigts rassemblés du haut, à ses narines.
— C’est pourtant vrai qu’elle sent la violette, cette exquise ! Je vous fais juge, San-Antonio ! Vous aussi, Mathias, c’est pas parce que vous puez le rouquin, que diable ! que vous ne disposez pas d’un sens olfactif. La violette, non ? Sentez ! Sentez ! Comme Marie-Antoinette, n’est-ce pas, commissaire ? Exactement : Marie-Antoinette !
— Je n’ai jamais eu l’honneur de flairer la chatte de Madame Louis Seize, patron, me dérobé-je.
— Un Casanova de grand style comme vous ! Allons donc. Mais de quoi parlais-je ?
— Des Japonais !
— Ah ! les Japonais ! Ces vermines ! Les négriers de la planète ! Ils ne produisent rien mais vendent de tout, les drôlets ! Pas fous : ils soldent de la main-d’œuvre en bouffant du poisson séché, comme les phoques. Avec un peu de retard : le temps que la nouvelle leur parvienne, ils me sont tombés sur le paletot à leur tour. Par le biais d’une organisation très secrète : le « Yan Na Chémoa ». Là, ce fut du catégorique. Polis mais directs.
« Ils étaient deux à mon domicile. Des robots jaunes ! Froid dans le dos, mon cher. J’en claque des dents rien que de les évoquer. Peu de mots, mais quels !
« Un résumé très condensé des faits. »
Il prend un accent nasillard :
— « Messié directeur, agent anglais approprié plan secret au Japon. Mis dans capsule plastique. Avalé elle. Arrivé Paris, tué ! Police française emporté morgue. Médecin fait autopsie. Trouvé capsule. Remet-tre elle à vos services. Nous, vouloir récupérer plan sinon grand malheur pour vous. Vous deux jours pour rendre. Si pas rendre, vous, protection, pas protection, mort ! Très terrible mort ! Beaucoup souffrances. De plus : conflit Japon-France si affaire pas solution. Vous comprendre ? »
« Mot pour mot, mes amis ! Vous jugez de mon embarras ? Les Britanniques vont me faire destituer et les Japonais me trucider ! Tout ça pour une absurde affaire qui s’est déroulée sur notre cher territoire national entre gens que nous ignorions ! Je cherche à vous atteindre au consulat de France d’Istanbul, mais vous l’avez quitté sans laisser d’adresse. Heu-reuse-ment, l’adorable Violette…
Il sent machinalement l’extrémité de ses doigts.
— Vraiment, la violette ! J’aurais pu être « nez » chez quelque grand parfumeur. « Chef nez », naturellement. Vous permettez, chérie ?
Sa main repart en exploration captatrice sous la jupe de « l’inspectrice » Lagougne. Il malaxe corolle et pistil de la gueuse pour faire provision de pollen et conforter sa provende odoriférante qu’il respire avec volupté.
— Singulier ! marmonne-t-il. Violette sent la violette. C’est un vrai sous-bois printanier ! Je disais que cette exquise m’a appelé pour m’avertir que vous aviez disparu, Antonio, et qu’elle détenait les deux assassins. Ouf ! Déjà ça ; le spectre de la destitution reculait. Ne me restait plus qu’à mettre en fuite celui de la mort. Dès lors, je lui dis qu’on va organiser « quelque chose » pour rapatrier les deux misérables tueurs et je la prie de me passer Mathias. Haletant, l’échine ruisselante d’angoisse, je demande à ce dernier ce qu’il a fait de la bande contenue dans la capsule. Il me répond qu’il l’a donnée à déchiffrer à un spécialiste. Je veux le nom et l’adresse dudit. Et savez quoi, San-Antonio ? Cet infâme rouquin qui pue l’écurie et le dessous de bras négligé d’un Polak, ce constellé d’or, ce planteur de spermatozoïdes, ce rat de laboratoire, refuse de faire droit à cette exigence ! J’ai beau ordonner, enjoindre, supplier, menacer, faire valoir, tempêter, ce machin rouge aux yeux roses est resté impavide ! Ce cynisme ! Là là ! « Mais c’est une question de vie et de mort ! » ai-je fini par lui lancer. Et lui, ce pauvre trou-de-balle flamboyant — car les poils de son cul sont encore plus incarnats que ses cheveux, vous voulez parier ? — , ce mélangeur de drogues, cet obscur cancrelat, de me répondre : « Je regrette, monsieur le directeur. Le décrypteur est un marginal à qui j’ai juré la discrétion sur la vie de mes dix-neuf enfants ! »
— Ce qui est vrai ! renchérit Mathias, désespéré.
Le Vioque hurle :
— Taisez-vous, canaille ! Est-ce que ça compte, vos serments, quand la vie de votre directeur est menacée ? Mais vous savez qu’il va me laisser trucider, l’apôtre ! Et il aura le culot de suivre mes funérailles nationales en larmoyant, l’hypocrite assassin ! Revenons au téléphone. Devant cette inqualifiable attitude, San-Antonio, je lui dis de me repasser Violette et j’explique le topo à cette fée, la chargeant de faire parler ce con à tout prix. Par n’importe quel moyen, dût-elle sucer son pauvre petit sexe de laborantin anémié, au besoin !
— Rassurez-vous : il a parlé, assure-t-elle, grâce à l’injection d’un produit dont il s’était muni.
J’explique au Daron que ses ennemis, les Rosbifs comme les Jaunassous, n’ont pas chômé à Istanbul où ils sont bien implantés. Les Britiches ont une base de filles formées à l’espionnage dans un monastère d’un genre très spécial et elles nous ont entrepris sérieusement. Les Japs, quant à eux, sous le couvert d’une grande agence de voyages dirigée par un chef de réseau, sont très actifs dans cette ville-là. Entre les unes et l’autre, on a eu pas mal de boulot. Je lui promets de lui raconter nos péripéties à l’occasion. Violette s’est rendue à l’agence en question avec Mathias pendant que je me dépatouillais des perfides amazones. Douée, mais peu rompue aux effractions, mon excellente collaboratrice s’est fait piquer. Le directeur de l’Agence Höyüyü n’a pas eu le temps de les molester : comprenant qu’il dirigeait un réseau japonais, et forte de vos directives, Violette lui a cassé le morceau (j’oublie sciemment d’informer le Vioque qu’elle a en outre séduit le type). Elle est revenue au motel pour y prendre la drogue qui neutralise toute volonté. De retour à l’agence, ils l’ont injectée au Rouquemoute qui, dès lors, a révélé le nom et les coordonnées du décrypteur. Ainsi donc, les Japonais obtenaient satisfaction.
— Ah ! bon, bien, parfait, bravo ! gazouille le Mironton chauve.
— Seigneur ! Vous avez fait ça ! lamente Mathias, très abattu (pire qu’une bride !). Vous m’avez contraint, à mon insu, à mon corps défendant, de trahir.
— Oui, elle a fait ça, dis-je, mais les deux témoins qui ont recueilli tes confidences sont décédés avant d’avoir pu les transmettre à leurs supérieurs. Le garde du corps a plongé dans l’escalier de l’agence et s’est éclaté le cigare contre l’angle de la dernière marche. Quant au directeur inanimé que nous avions ramené alors qu’il s’enfuyait, Béru l’a déposé sans savoir sur le fil électrique dénudé par le type lui-même et il a été électrocuté tout comme les trois personnes qu’il venait de foudroyer ; cela s’appelle la justice immanente !
Le Vieux se tourne vers Violette.
— Mais vous, toi, ma suprême beauté au parfum de verveine, tu l’as retenue, l’identité du décrypteur, n’est-ce pas ?
— Bien sûr.
Sourire de garce triomphante. Je la giflerais ! Non : je la giflerai.
Mathias murmure :
— Monsieur le directeur, laissez-moi aller récupérer le plan moi-même auprès du spécialiste à qui je l’ai confié. Je vous promets de vous le rapporter dans moins de deux heures.
— Que nenni, fait Achille.
— Mais cela revient au même ! argumente Xavier.
— Non, mon cher. Vous pensez bien que les gens du Yan Na Chémoa vont vouloir exécuter votre gars pour s’assurer de sa discrétion, tout comme ils ont (probablement) assassiné le brave docteur Chaudelance, le légiste.
Mathias se tasse, vaincu par l’adversité, torturé par sa conscience.
— Et les deux meurtriers ? aboie soudain Achille. Qui les a arrachés à nos ambulanciers du consulat, les Anglais ?
— Sûrement pas, puisqu’au cours de la nuit, les chères nonnes de La Contraception Contemplative nous traquaient encore pour tenter de les récupérer.
— Alors, qui ?
— J’ai bien réfléchi à la chose, et je pense que le coup vient de la Police istanbuliote. Depuis notre visite en leurs locaux, au lieu de nous aider, ils nous ont filés, Violette et moi. Ils ont vu que nous avions déniché le repaire de Lady Fog. On allait foutre la merde, tarir leurs revenus occultes et, qui sait, les démasquer. Alors ils ont voulu nous tuer pour neutraliser la menace. Partant du consulat ils ont suivi les faux infirmiers venus prendre livraison des tueurs pour récupérer ceux-ci. Je vous parie que Tommaso et Kelfiott sont peinardement dans une autre planque en ce moment.
— Tu as l’heure ? murmure Mathias.
— Quatorze heures dix.
Il se livre à un calcul mental qu’il vérifie en écrivant des chiffres ensuite dans la paume de sa main.
— Plus qu’une heure quinze, fait-il.
— Ce qui signifie ? lui demandé-je.
— Que les deux tueurs vont se réveiller dans soixante-quinze minutes environ.
— Et alors, ça nous fait une belle jambe !
— Ça peut leur en faire deux mauvaises !
— Explique.
Soudain, le Rouillé prend l’initiative :
— Patron ! fait-il au dirluche (c’est la première fois qu’il lui donne ce titre familier), je vous fais une proposition : vous me laissez aller récupérer le plan, en échange de quoi, je vous donne le moyen de neutraliser physiquement les deux tueurs.
Il sort de sa poche un boîtier. Son dernier gadget. L’ouvre. A l’intérieur, il y a un cadran de montre et un bouton rouge en son centre.
— Il vous reste une heure et douze minutes pour appuyer sur ce bouton. Si vous — ou qui que ce soit d’autre — le fait, les deux minuscules suppositoires-bombes magnétiques que je leur ai enfoncés dans le rectum, à l’un et à l’autre, après les avoir endormis, exploseront et les deux bandits seront détruits. Je m’étais permis de prendre cette initiative pendant la disparition d’Antoine (il se délecte de mon prénom) car je redoutais le pire et voulais que la justice s’accom-plisse néanmoins.
Le Dabe rassérène.
— Vous avez de ces combines, vous alors ! Ça me rappelle un hebdo auquel j’étais abonné dans mon enfance et qui s’appelait Système D. Quel bricoleur vous faites !
— Vous devriez peut-être agir, monsieur le directeur, suggéré-je. Téléphoner au Foreign Office pour leur expliquer la situation.
« Leur dire que les deux salopards peuvent être éliminés et donc rendus à tout jamais muets. Ils auront toute latitude ensuite de faire des recherches auprès de certains chefs de Police istanbuliote dont je leur fournirai les noms, pour s’assurer de leur décès. »
— Pas mal ! ronronne le Scalpé. Voilà la solution.
Il présente le boîtier à Mathias.
— Vous dites que c’est sur ce bouton rouge qu’il faut presser, Mathias ?
Le Rouquinos pousse un cri.
— Mais ! Mais… mais vous venez d’appuyer des-sus, monsieur le directeur !
Il fait l’angélique, Pépère. Il désarme par son innocence.
— Vous croyez, Mathias ?
— Mais oui : voyez, le bouton est enfoncé !
— C’est vrai, reconnaît le Daron : il est enfoncé ! Vous savez que ça a été machinal.
Une vieille chanson française de papa me revient en mémoire :
On a fait ça machinalement
Sans savoir comment…
C’est bête, hein ?