TAPIS

Et alors, ça s’opère in extenso, tel que je te le vais raconter, sans y changer un poil de cul de virgule.

Sur les couilles de cinq plombes (of the morning) mon biniou carillonne. J’ai le bon réflexe et ne décroche point. Quelques minutes s’écoulent au cadran de ma dégoulinante et on toque à la porte. Pareille-ment, je reste coi, non sans avoir envoyé le duce à ma compagne. Nous prenons alors des postures très abandonnées sur le lit : elle en travers, moi les bras pendant hors du lit.

Une carouble s’affole dans la serrure. La porte s’ouvre. Des gens entrent : un employé de nuit du Thagada Veutu palace, un policier turc en uniforme, deux infirmiers portant un brancard. Je les distingue à travers mes longs cils charmeurs dont les battements savants viennent à bout des clitos les plus récalcitrants.

Le policier se penche sur nous. Il nous palpe et baragouine quelque chose. Alors les infirmiers développent leur brancard et, à tout seigneur tout honneur, le mâle restant prépondérant dans les sociétés musulmanes, me chargent en premier et me descendent dans une ambulance stationnée sous le péristyle de l’hôtel. N’après quoi, ils vont chercher ma compagne et me l’apportent sur le rail de fixation voisin. Et puis fouette cocher ! La décarrade s’opère.

Tiens, le flic est monté aussi dans le véhicule, ce qui fait qu’ils sont trois, serrés dans la cabine avant.

— Le Vieux a bien usiné ! chuchoté-je. Je n’espérais pas que ça se passerait si vite et si bien !

— Il a de beaux restes, convient Violette.

A quoi fait-elle allusion ? Je me propose de lui poser la question térieurement.

L’ambulance droppe dans la nuit byzantine émail-lée de lumières (toujours, dans les bons livres : « émaillé de lumières », c’est payant). Elle enquille bientôt l’Istiklâl Caddesi à toute vibure, sirène hurlante ; peu avant Taksim Meydani elle freine à mort (pour une ambulance, merci du peu), vire à gauche, et stoppe devant le consulat de France. On nous attend. Un diplomate jeune et mince, agréable, déjà saboulé en « représentant de l’amère patrie », accueille nos inerties. Il nous fait transporter dans une grande pièce qui doit servir à des conférences et où l’on a dressé deux lits de camp. Les brancardiers déposent nos « corps » sur chacun d’eux. Le jeune diplomate leur glisse une liasse de talbins (je perçois le froissement caractéristique des fafs). Les deux mecs se retirent. Ensuite, notre hôte prend le policier à part. Il y a palabre, en anglais. Puis froissement de vaisselle de fouille, à nouveau. Exit le poulet.

Alors le jeune diplotomate s’approche de nos plumards.

— Voilà, fait-il, vous êtes en sécurité.

Dès lors, nous nous dressons et je lui secoue le bras comme le levier d’une pompe à incendie de village quand une grange flambe.

— Remarquable, complimenté-je.

— Alex Pourçaugnac, se présente-t-il.

— Commissaire San-Antonio ! Et voici ma collaboratrice, l’inspecteur Lagougne.

Violette, qui est nue, met sa main devant sa bouche pour bâiller.

Le diplomate (il l’est jusqu’au bout des ongles, voire du phallus) regarde ailleurs et, par discrétion, est tout prêt à appeler Violette « monsieur l’ins-pec-teur ».

— J’ai longuement conversé avec le directeur de la Police parisienne, fait le consul. Heureusement que nous avons certains auxiliaires occultes à Istanbul : ils m’ont permis de monter cette opération en un temps record. Il fallait agir pendant la période nocturne de l’hôtel, de jour, ça n’aurait plus été possible. Mon faux policier est tombé sur un veilleur de nuit ahuri qui n’a pas compris grand-chose à ses déclarations, assure-t-il. Il a prétendu que des clients français ont lancé un appel au secours à la police pour signaler qu’ils se mouraient. Le préposé a téléphoné, puis a escorté le flic et les infirmiers jusqu’à votre chambre. Mon collaborateur a affirmé que vous étiez morts et a ordonné, devant le bonhomme, de conduire les corps au consulat de France. Je vais de ce pas passer un communiqué à la presse istanbuloise pour confirmer la chose. Vos cadavres de « ressortissants » vont séjourner quelque vingt-quatre heures ici avant d’être rapatriés en France. Version officielle : vous vous êtes suicidés ; drame de la passion amoureuse, si vous n’y voyez aucun inconvénient. Que je vous rassure : avant de quitter votre chambre, le « policier » a remis en place la couverture qui isolait la salle de bains, ainsi que le tuyau de la douche.

— Fabuleux, exulté-je. Vous êtes un diplomate plein d’avenir, monsieur de Pourçaugnac. Je vous consacrerai plusieurs pages dans mon rapport pour célébrer votre esprit d’initiative et votre efficacité.

Il me sourit, blasé.

— Oh ! vous savez, commissaire, quand on reçoit des ordres d’en haut, obéir ne constitue pas une action d’éclat. Je vais vous faire apporter des vêtements par ma secrétaire tandis que je téléphonerai.


— Cet homme est un parfait gentleman, déclare Violette, avec de la nostalgie dans la voix.

Je te parie une passe d’armes contre une passe avec une pute qu’elle est prête à faire étinceler Pourçaugnac, la chérie ! Une femme dotée d’un appétit sexuel de ce calibre, c’est pas le guide des belles manières qui lui refroidit le réchaud ! En attendant qu’elle accorde à notre rescapeur la juste récompense de son dévouement, je me mets à tirer des plans sur la comète.

Situation ambiguë, voire contiguë. Nous avons (plus exactement, Violette a) retrouvé les meurtriers de Lord Kouettmoll en moins de vingt-quatre heures ; ce faisant, elle a hélas révélé notre présence. Si elle a mis la main sur Tommaso et son équipier, moi, par contre, j’ai découvert que ce couple d’homos habitait un drôle d’établissement servant de « maison de repos » aux plus illustres criminels de ce temps (parmi lesquels Carlos).

A présent, la question est de savoir si la « Pension Mimosa « pour assassins au repos est encore sur le qui-vive ou si notre double exécution a rassuré ses occupants.

Pour le savoir, je vais donc devoir faire surveiller Windsor Lodge étroitement. Oui, mais par qui ?

Violette respecte ma profonde méditation. Qui sait, peut-être ses pensées suivent-elles un cheminement parallèle ?

La secrétaire du consul arrive avec une brassée de vêtements féminins (l’état d’urgence vestimentaire frappant surtout ma « collaboratrice »). C’est une personne agréable, très simple, et qui se montre parfaite hôtesse. Je laisse « chiffonner » ces dames car le consul m’informe que « Paris me demande au téléphone ».

C’est Achille, en Dirlo des grands jours. Plus baderne le moindre. Net, précis, the chief !

— San-Antonio, me dit-il, l’instant est grave.

Beau préambule, presque majestueux. Ça vous a un côté « mobilisation générale » ! L’instant est grave ! Il poursuit :

— L’opération « Cousin frileux « fait un foin de tous les diables au Foreign Office. Ces sales cons nous accusent des pires forfaits et crient au scandale. Ça remue si fort que des têtes vont tomber, San-Antonio ; et la mienne parmi celles-ci ! Le seul moyen de calmer cette effervescence, c’est de leur livrer l’assassin. Puisque vous prétendez l’avoir retrouvé, assurez-vous de sa personne et faites-leur-en cadeau ! Je viens de vous tirer de la merde, hein ? Alors tirez-m’en à votre tour, mon vieux !

Il est en rage, le Scalpé. Défend sa place à l’arme blanche. Héroïque ! Je le vois debout dans son fauteuil directorial, un drapeau déchiqueté dans les mains ! Le côté farouche : touche pas à mon poste !

J’essaie de regimber :

— Mais, patron, nous sommes brûlés, Violette et moi. A preuve, ils nous ont « supprimés ». Comment voulez-vous que je…

Il gueule :

— JE VEUX ! point à la ligne. Comment ? Ça c’est votre job, commissaire. Moi, je me contente de vouloir et c’est à vous d’agir, de trouver les « comment ». Quant à votre soi-disant repaire de bandits, vous pensez bien que je ne suis pas allé sonner le tocsin chez nos voisins avec la couillerie qui m’arrive, nom de Dieu ! Si vous avez du temps de reste, enfumez-les, foutez le feu à leur baraque, empoisonnez-les à la mort-aux-rats si bon vous chante, moi je m’en fous !

« J’ai assez à voir chez moi, sans m’occuper d’assainir la planète, mon garçon ! Les gredins, c’est comme le psoriasis : ça se soigne, mais ça ne se guérit pas ! Qu’ils aient un refuge en Turquie, voire un établissement thermal pour soigner leurs rhumatismes, c’est le cadet de mes soucis ! Je veux les meurtriers de « Cousin frileux », un point c’est tout ! »

Il dérive doucement dans l’insupportable, Chilou ; me pèle les burnes, la prostate, la moelle pépinière dont parle Béru. M’agace, me lézarde le tempérament.

V’là que je perds mon contrôle et me mets à gueuler.

— Mais, putain d’Adèle ! m’écrié-je. (Pauvre chère Adèle qui fut ma cousine ! Défuntée voici longtemps en état de célibat. Elle qui réussissait de somptueuses confitures et fit cuire son chat par inadvertance dans le four de sa cuisinière pendant qu’elle se rendait à la messe ! Quel sacrilège commets-je en associant son prénom de respectable vierge à ce qualificatif de « putain » ! Ah ! comme l’emploi de certaines expressions toutes faites nous entraîne bassement dans l’injus-tice et la mécréance !) Je ne peux pas aller ramas-ser ces deux tueurs, les fourrer dans deux grandes valises et les ramener triomphalement à Paris ou à Londres, patron ! C’est déjà beau de les avoir « situés » !

Mon éclat le fait se figer comme de l’huile par grand froid.

— Très bien, commissaire, je vous envoie des renforts. Mais dites-vous bien que si ces deux individus ne sont pas aux mains des Britanniques avant quarante-huit heures, je saute !

Il répète, le souffle court :

— Je saute ! Ces fumiers d’Anglais ! Etre sacrifié à des gens comme eux ! Et on est allés leur creuser la moitié d’un tunnel, à ces salauds, au lieu d’entourer leur saloperie d’îlot d’une ceinture de mines ! Mais il faut le reboucher, ce terrier à rats ! Pauvre cher Hitler ! Que n’a-t-il réussi dans son entreprise d’invasion de la Grande-Bretagne ! Et Napoléon, dites ! Napoléon ! Conquérir tous ces territoires mais n’être pas venu à bout d’un bras de mer ridicule ! ll était con ou quoi, ce type ? Vous vous rendez compte que ces voyous réclament ma peau, purement et simplement, s’ils n’obtiennent pas satisfaction ?

« Je leur demandais quelque chose, moi ? J’étais sur ma dunette, à driver avec autorité mes services. Je venais de faire la connaissance d’une délicieuse petite journaliste en minijupe, avec des jambes admirables où brillent de délicats poils blonds comme l’or. Et hier soir : la foudre ! Le Quai d’Orsay ! L’Intérieur ! LE PRÉSIDENT ! Vous me recevez cinq sur cinq, San-Antonio ? Le président soi-même avec son ton neutre qui fait froid aux miches. « Mon bon ami, m’a-t-il déclaré, depuis les Malouines, nos chers voisins n’ont pas été aussi nerveux. Ils promettent d’exhiber de vilaines choses si vous ne leur obtenez pas satisfaction. D’ores et déjà, ils posent votre destitution comme a priori à tout ce qui découlerait d’un échec. »

« Dites, vous trouvez cela juste et sage ? Ils laissent buter leur cousin et c’est moi qui dois payer ! Il est vrai que l’Angleterre a tourné en limonade. Le fameux Scotland Yard, l’Intelligence Service sont devenus des clubs du troisième âge où l’on se raconte à voix basse de vieilles histoires d’émirs empoisonnés, de révolutions commanditées, de monarques destitués par des complots d’alcôve. Si l’I.S. existait toujours, vous croyez que des Kadhafi, des Hussein, des ayatollahs Pierre, Paul, Jacques resteraient si longtemps à la verticale ? Je ris ! Jaune ! Mais je ris ! »

Il a une sorte de hennissement qui est le bruit d’un sanglot avorté.

— Antoine, mon tout petit, mon disciple, mon chouchou, vous n’allez pas laisser destituer votre vieil Achille ! Vous n’allez pas permettre à cette racaille dorée britannique, à ces veaux en carrosse, de ruiner l’une des plus nobles carrières de la Police française ?

Vaguement ému par ses suppliques, je murmure :

— Je vais faire l’impossible, patron.

Alors il fulmine :

— L’impossible ! Et quoi encore ? Vous croyez que c’est suffisant, l’impossible, espèce de grand con avantageux ? Je suis là, dans des sables mouvants qui m’engloutissent et tout ce que Môssieur le commissaire Trou-du-Cul vient me promettre, c’est de faire l’impossible ! Ah ! non, mon vieux, pas avec moi. Je connais trop ça : l’impossible ! J’en ai vendu toute ma vie ! C’est pas l’impossible qu’il me faut, c’est le nécessaire ! Vous entendez bien ? C’est clair, net, admis, approuvé ? LE NÉ-CES-SAIRE !

Il raccroche, au bord de l’apoplexie.

Il est dur avec le subalterne, Chilou.


Lorsque je reviens dans notre « morgue », un délicat spectacle s’offre à mes yeux, comme j’aime à répéter. Aimable formule qui prépare bien la suite. Que voici.

Si tu as lu Le bal des rombières, œuvre prépondérante de ton serviteur smigard, dans laquelle nous faisons la connaissance de Violette, tu dois te souvenir que la donzelle aux sens survoltés y montrait (et y développait) des mœurs hétéro et homosexuelles très échevelées. Or, voilà que je la trouve en train de lutiner la secrétaire du consul de France, à la faveur — d’essayages qui m’ont eu l’air de tourner court. Oh ! note qu’il s’agit en fait d’amusettes de pensionnaires. Violette joue à emprisonner le minois sérieux de l’employée consulaire entre ses seins plantureux, ce qui, tu le vois, ne tire pas beaucoup à conséquence. Après quoi, elle la fait asseoir à l’envers sur une chaise, les jambes repliées sur le dossier et lui déguste le Mont Saint-Michel entre les montants dudit, tout en ponctuant d’un médius garnement dans le petit borgne : frivolités vénielles qui ne tirent pas à conséquence. Elles plaisent beaucoup cependant à cette personne qui, coupée de Paris et plongée dans un milieu ottoman peu porté sur de telles réjouissances, trouve là, à cinq heures et quelque du matin, de menus plaisirs nationaux prodigués par une personne très attachée à cet aspect des valeurs traditionnelles.

Elle roucoule de bonheur.

Violette qui m’aperçoit à travers les jambes en « V » majuscule de sa nouvelle amie m’engage à me joindre aux festivités en proposant à la secrétaire un beau joufflu toujours heureux de se laisser revernir le dôme ; mais mes préoccupations professionnelles me poignent avec trop d’insistance, aussi leur laissé-je le soin d’organiser entre elles d’autres féeries variées.


Grâce au consul, on met sur pied, dans le courant de la matinée, une macabre mise en scène qui impressionnerait des êtres moins aguerris que Violette et moi-même.

Magine-toi que nous sommes allongés, roides et momifiés dans des cercueils flanqués de cierges, un chapelet autour des mains croisées, vivant notre futur trépas avec un maximum d’intensité.

L’Excellence a prévenu les autorités et Mustafa Kémal Foutu, qui nous a reçus la veille, vient en personne s’incliner devant nos dépouilles. Il ne souffle mot au consul de notre visite chez lui. Ce dernier joue les innocents avec conviction. Bref une réussite.

Après son départ, lorsque nous « ressuscitons », de Pourçaugnac me dit, presque en jubilant.

— Sans me vanter, j’ai bien vendu votre mort, cher commissaire. Il faut dire que vous étiez parfaits, votre collaboratrice et vous.

— Vous a-t-il posé des questions concernant notre présence à Istanbul ?

— Très peu et comme j’ai fait l’ignorant profond…

— Vous avez entendu parler de la pension de famille Windsor Lodge, monsieur le consul ?

— Absolument pas. Je devrais ?

— Pas nécessairement.

Un temps.

— J’attends une équipe que Paris me promet. Pendant ce temps, j’aimerais pouvoir modifier quelque peu mon aspect ; je suis pressé et j’ai une mission délicate.

Il sourit.

— Je ne savais pas que nos policiers donnaient dans l’Arsène Lupin !

— A l’occasion ; les vieilles recettes des feuilletons de jadis ont toujours leur charme.

— Vous souhaiteriez vous travestir en quoi ? En Turc ?

— Je n’irais pas jusqu’à vous réclamer un turban ou une chéchia ; par contre, si je pouvais obtenir un bon fond de teint et des postiches bruns…

— Cathy, ma secrétaire, va s’occuper de ça. Elle est d’une efficacité rare.

— Je sais, ne puis-je m’empêcher de renchérir : j’ai vu.

— Et moi ? demande-t-elle.

— Vous attendez au consulat, ma douce Violette, car il ne s’agit pas d’aller faire des vagues autour de la pension Windsor Lodge. Par contre, essayez de vous renseigner discrètement, et surtout sans faire appel aux autorités turques, sur sa vieille tenancière.

— A vos ordres, commissaire.

J’ajoute :

— Je sais que vous avez un tempérament de feu, aussi vous conseillé-je de ne pas mettre à sac toutes les braguettes ni toutes les culottes se trouvant dans ce consulat.

Elle rougit ; puis, songeuse :

— Pensez-vous que je devrais me faire soigner, commissaire ?

— Ce serait dommage, réponds-je. Les grandes prêtresses du sexe sont si rares ! Mais vous devriez, nonobstant, essayer de calmer vos ardeurs, ma chérie. Elles risquent de vous valoir des complications peu compatibles avec ce métier qui est devenu le vôtre et dans lequel vous excellez.

— Je ferai mon possible, piteuse la jolie chérie, attendrissante de confusion. Voyez-vous, commissaire, c’est de naissance. Toute petite, déjà, je caressais les testicules des messieurs qui venaient à la maison. A dix ans, je pompais le facteur ; à douze, je léchais la chatte de la jeune fille qui me donnait des cours de piano ; à quinze, je me laissais sodomiser par le teinturier veuf qui avait son magasin au pied de notre immeuble ; à seize, je me laissais prendre à la suite (je n’ose employer l’expression de « queu leu leu ») par les vingt-deux garçons de la chorale mixte dont je faisais partie. Un besoin incoercible ! Une frénésie !

— La prostitution ne vous a jamais tentée ?

— Quelle horreur ! Pour qui me prenez-vous ? Me faire payer pour le plaisir qu’on m’accordait ? C’eût été inqualifiable ! Mes sens sont peut-être survoltés, mais ma morale est sauve !

Chère belle et franche Violette, émouvante de sincérité !

Elle baisse la voix, bat des cils :

— Et vous savez quelque chose, commissaire ? Bien que je sois incapable de juguler mes instincts sexuels, je suis follement amoureuse de vous !

Le plus fort c’est qu’elle paraît sincère.

— Merci du privilège, ma jolie.

Je lui vote une pelle galochée en témoignage de reconnaissance.

Elle ne peut se retenir de me flatter le grand Marcel, comme par inadvertance. Incorrigible femelle !


De l’autre côté de la rue, les immeubles sont d’im-por-tance moyenne : pas luxueux, un peu ébréchés même, mais avec un aspect oriental-petit-bourgeois, si je puis dire. Trois étages, des porches élevés, plein cintre, des fenêtres hautes, en ogive, avec des volets soigneusement clos, composés de lattes qui ne laissent rien voir des appartements.

Un grand magasin de tapis fait face au Windsor Lodge. Ceux-ci sont accrochés sur la façade jusqu’au deuxième étage et jonchent le trottoir. Ils ne laissent en fait d’ouvertures que la porte (sorte de trou noir, rectangulaire, donnant sur un antre mystérieux) et deux fenêtres à petits carreaux sales. Devant l’ouverture béante, une table de cuivre martelé supporte deux narguilés qui évoquent quelques binious stylisés, avec des embouts gros comme des pompes à vélo à l’extrémité de leur tuyau. Des braises brasillent en de menus foyers, l’eau de leurs vases embués gargouille faiblement à cause de deux vieux mecs en chemise, bonnet de laine, bénouse déformé, qui fument béatement, l’air absent.

Moi, le narguilé (ou narghilé, ou narguileh), ça me fait poiler. Déjà, une cigarette, je trouve con, alors que dire de ce fourbi insensé de verre, de métal, de caoutchouc que des mecs tètent, telles des mamelles hétéroclites, comme s’ils se shootaient avec un poste à essence miniaturisé. Un jour que je traînais mes couines au Liban, j’ai essayé de fumasser ce truc-là sous la houlette d’un aminche arabe. Trois ou quatre goulées, pas davantage. Je me suis senti si glandu avec ce clystère en bouche, que j’ai tout de suite déclaré forfait. D’ailleurs, ça n’avait pas grand goût pour un palais affiné au Château d’Yquem. J’allais pas me zinguer les papilles avec ces conneries.

Les deux vioques mal rasés font vachetement folklore sur leur tas de tapis. Je passe devant eux et, délibérément, m’engage sous le porche jouxtant le magasin. T’as alors une sorte de cour ombreuse et malodorante où deux chiens tentent de se sodomiser, sans grand espoir vu leur différence de taille. Un bric-à-brac inidentifiable est accumoncelé là. Un conduit d’écoulement creusé dans le sol dallé évacue des liquides en pleine putréfaction.

J’avise un escalier extérieur, plaqué contre le mur. Il dessert les trois étages en zigzag. Il est en bois peint en vert. La couleur s’en va par plaques. Je monte. Premier palier. Une porte vitrée, fermée. Je tente de regarder à l’intérieur : il s’agit d’un entrepôt à tapis. Y en a des piles et des piles. Je grimpe au second niveau : même topo. Là encore, l’entrepôt continue. Mais d’après ce que je peux apercevoir, l’endroit n’accueille que des rossignols : c’est l’ultime resserre où l’on évacue les invendables, les loupés, les moisis.

La lourde du palier n’est fermée que par deux gros cadenas « à l’ancienne », mahousses comme des bourses de taureau. J’use de mon sésame. S’agit-il d’un mécanisme turc, toujours est-il que le petit futé est moins à son aise qu’avec des serrures perfectionnées. Ça renâcle mochement. De temps à autre, je me déconcentre pour gaffer l’environnement. Dans la cour, les deux cadors continuent de s’escrimer en jappant d’impatience ou de contrariété, j’sais pas. Au-dessus, c’est habité. J’entends mouliner un poste de radio crachoteur qui diffuse de la mélopée arbie et, par instants, un bébé pousse une beuglante qu’on lui jugule en agitant son berceau. Je continue de cigogner le premier cadenas. Il finit par se rendre. Le deuxième, vaincu par l’exemple, fait moins de chichis et se laisse convaincre.

J’entre dans le local. Une odeur âcre de poussière suraccumulée et de suint rance m’agresse l’olfactif et me file un simulacre d’angine. Il y a une quantité de toiles d’araignée en festons et des rats en goinfrade qui s’évacuent sans hâte. Il fait obscur. Une lumière grise, épaisse, avec, de-ci, de-là, le laser mince d’un rayon de soleil fourvoyé. Je m’approche d’une fenêtre dont les volets sont fermés. A travers une fente, j’aperçois le Windsor Lodge, en face de moi, à moins de dix mètres. J’en surplombe le premier étage. Comme il s’agit d’une architecture britannique, il est abondamment éclairé par des baies à petits carreaux.

De mon poste, je distingue nettement le couloir où prennent les chambres de mes deux tueurs et celle du supposé Carlos. Un contentement intense me vient. Je réalise qu’avec un minimum de précautions, je vais pouvoir installer ici un poste d’observation car cet étage doit rester des mois, voire davantage, sans recevoir la visite des marchands de tapis. Le seul danger est constitué par les habitants du dessus.

Je me retire et, de nouveau sur l’étroit palier de bois, j’arrange un savant trompe-l’œil avec les cadenas, de manière à ce qu’ils aient encore l’air d’être opérationnels tout en ne l’étant point. C’est-à-dire qu’ils emprisonnent deux extrémités de chaîne sans rapport direct. Il suffit de les détortiller un peu pour libérer la lourde.

Content comme un prostatique qui vient de pisser, je quitte l’endroit d’une allure paresseuse, me promettant d’y revenir bientôt.

Les clebs ont abandonné leur projet. Le plus grand est allé se faire tirer ailleurs. Le plus petit lape le liquide innommable du conduit à ciel ouvert. La typhoïde, lui, fume !

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