Souvent, tu ne trouves pas ce que tu cherches. Je me rappelle « des coins où baiser » par exemple… Je suis en chignole en compagnie d’une greluse partante du réchaud. Rase cambrousse. Pas d’hôtel à espérer. Tu veux te rabattre sur la clairière discrète, le chemin creux foncièrement désert, la vieille grange aux trois quarts écroulée, n’importe quel lieu discret où tu pourras dégringoler le collant de la péteuse et dégainer ton gros joufflu. Mais t’as beau errer, virer, emprunter une petite route, foncer vers une ligne d’arbres, t’engager sur des voies à la limite du carrossable, zob ! Tu débouches invariablement dans une cour de ferme, sur des bûcherons au labeur, des ramasseurs de champignons occupés à traquer le bolet, des écoliers qui mercredisent ou un tracteur en maraude. Rien n’est inoccupé dans le monde. Même si tu veux limer ta gerce en plein Sahara, t’as une caravane de Touaregs qui déboulent de derrière une dune avec leurs dromadaires à la con (vaisseau du désert, qu’ils disent).
Eh bien, dans notre cas présent, the luck, my dear ! Le Noirpiot a le pif ! Il va en état d’hypnose, téléguidé par son instinct. Une rue entre un restaurant de fruits de mer et un magasin vendant des canots pneuma-tiques. Pourquoi l’emprunte-t-il ? Je suis convaincu qu’il ne saurait répondre à cette question si je la lui posais.
Il la suit sur cinq cent cinquante-deux mètres et vingt centimes. Et alors « C’EST LÀ » ! Un vague établissement baptisé « motel ». Motel des Bains, vu qu’il est assez éloigné de la flotte. Figure-toi cinq pavillons cubiques, préfabriqués en fibrociment sculpté dans la masse. Au centre, une maisonnette de guingois, servant « d’office ». Un terre-plein, bordé d’une palissade de cannisses sur trois côtés, sert de parking. Les véhicules y sont rares et pauvrets : une 203 Peugeot déglinguée immatriculée en Bulgarie, une Dedion-Bouton albanaise et une Mercedes de trente ans venant d’Ankara.
Je vais à l’office où je suis reçu en grandes pompes (il chausse du 52) par un géant creux comme un saule pleureur ayant beaucoup pleuré. Il a une grande gueule aplatie, au centre de laquelle un petit radis rose sert de nez. Une bouche immense contient toutes ses économies, à savoir une douzaine de chailles en jonc qu’un plombier avisé lui a habilement confectionnées. Ses cheveux rejetés en arrière dégagent un front bosselé comme un chaudron de terrain vague. L’un de ses yeux est complètement blanc, l’autre fait de la conjonctivite et du strabisme divergent.
J’explique à ce monsieur que nous sommes sept mineurs du Pas-de-Calais venus en vacances à Istanbul pour une quinzaine de jours, que nous ne sommes pas riches et que « est-ce qu’il-nous-consentirait-des-prix-avantageux » ? Le géant borgne m’assure que nous allons très bien nous entendre. Il articule une somme en livres turques. Je lui en contre-propose le tiers et il l’accepte avec empressement.
Quatre chambres sont alors mises à notre disposition. Violette, l’unique femme du groupe, en accapare une ; Béru et Mathias en partagent une autre ; je choisis Kelfiott pour compagnon, M. Blanc prend Tommaso avec lui et le compte y est. Notre fourgon étant bien placardé derrière la palissade (dans un angle, afin de se trouver mieux abrité des regards), j’estime que nous allons pouvoir connaître un instant de répit.
— Ton élixir de tranquillité peut-il être renouvelé par tacite reconduction ? demandé-je au Rouquin.
Il a une grimace qui n’enrichit pas son look de carotte endimanchée.
— Je suppose qu’il serait néfaste d’envisager des injections répétées, Antoine. Ça risquerait de leur provoquer des lésions cérébrales.
— En ce cas, il va falloir trouver autre chose pour neutraliser ces deux tueurs. Les ligoter et les bâillonner sont des solutions de facilité qui, s’appliquant à des gars de leur trempe, ne donnent pas toute garantie.
Le Red réfléchit, puis un miraculeux sourire met du blanc dans son indigo.
— Je possède un autre produit intéressant, Antoine ! Il s’agit d’un somnifère retard qui peut les garder une trentaine d’heures endormis. Mais le hic, c’est qu’ils seraient inanimés, donc difficiles à déplacer.
— Je suis preneur tout de même, mon amour. Mais avant que tu me les déguises en marmottes hibernantes, il est temps de les questionner.
Réunion générale dans mon bungalow : une cellule monacale pourvue d’un lit bas, d’un lavabo et d’un placard de fer rouillé. Violette fait la script, armée d’un bloc de papier. Béru s’est chargé de la bouffe et deux sacs de victuailles, emplis jusqu’aux anses, nous proposent une quantité de mets dus au choix de notre boulimique compagnon.
Tandis que nous clapons, je questionne les deux tueurs sur le mode badin de la conversation de table. Le Silverstein BK est une petite merveille qui délie les langues et bannit toute cachotterie. Leur histoire est plaisante, à ces deux-là. Touchante, presque. Boris Kelfiott est sujet bulgare. Etudiant en médecine, il a poursuivi ses études en Allemagne. Idéaliste de gauche, il a tout plaqué pour suivre un entraînement de terroriste en Libye. Au début de ses sanglantes activités, il travaillait pour la Ligue Arabe.
Un jour qu’il se trouvait à Londres afin d’y préparer un attentat, un grand type hâve a tenté de le soulager de son portefeuille dans les couloirs du métro. Il n’était pas très psychologue car s’attaquer à Kelfiott relevait du suicide. Boris l’a neutralisé en deux coups les gros et, voulant savoir si Tommaso travaillait en franc-tireur ou pour le compte d’une organisation lancée à ses trousses, voire de la Police, il est allé le « questionner » dans un coin tranquille. Il a découvert un voyou de bas étage, dont les mœurs correspondaient aux siennes. Coup de foudre ! Ils se sont mis en ménage, Kelfiott a « dressé » Tommaso et ils ont entrepris de travailler pour leur compte en qualité de tueurs à gages. Délicate occupation, mais bien rémunérée et qui laisse des loisirs.
Très vite, Kelfiott s’est constitué un portefeuille de clients importants. Se méfiant des amateurs, il a préféré œuvrer pour le compte des grandes organisations, des multinationales, voire certains Etats.
L’affaire « Cousin frileux » lui a été commandée par le K.K.O. Cho japonais. Affaire d’une extrême urgence qu’il a dû préparer en catastrophe, chose qu’il déteste. Mais devant la somme proposée (un million et demi de dollars), il a accepté le contrat. Ils avaient le signalement de Lord Kouettmoll et l’ont attendu à l’arrivée du vol Tokyo-Paris. Ils savaient que l’homme enchaînait sur le Paris-Athènes, aussi ont-ils pris des places sur Paris-Istanbul qui partait presque en même temps et l’ont-ils « traité » sur le tapis roulant conduisant aux satellites d’embarquement. Par mesure de sécurité, ils ont retenu une chambre chez Lady Fog, manière de se mettre pendant quelque temps à l’abri d’éventuelles retombées.
Nous festoyons gaiement, eux et nous. Mathias surveille sa montre. Au dessert, il sort une nouvelle boîte mystérieuse de ses poches miracle et ordonne aux deux pédoques du crime de retrousser leurs manches. Ils obtempèrent avec une passivité qui les fera bougrement renauder quand on leur racontera ça plus tard. Clic à Tommaso, clic à Kelfiott, et voilà ces deux chérubins qui dodelinent. On les fait étendre sur un pucier. Bonsoir, les petits !
— Je vais prévenir le Vieux, annoncé-je.
— Tu ne lui téléphones pas d’ici ? s’étonne M. Blanc.
— Non, je préfère aller au consulat, c’est plus prudent. Surveillez étroitement les deux tourtereaux : ils ont beau avoir pris du sirop de roupille, je me méfie d’eux.
— Faut que j’vais t’accompagner, décide brusquement le Mastar.
— Pourquoi ?
— J’croive qu’j’ai b’soin d’voir un docteur pour ma main.
— Qu’est-ce qu’elle a, ta main ?
Nous n’avions pas pris garde qu’il était devenu gaucher, Béru. En geignant, il tire de sous la table une dextre grosse comme une tortue de mer, violacée, tuméfiée, sanguinolente, frangée d’une affreuse écume blanche. Nous nous récrions en découvrant cette abomination.
— Mais que t’est-il arrivé, Alexandre-Benoît ?
— J’m’ai blessé en tirant une cacahuète au bouc du gonzier à la chemisette blanche. J’était si tell’ment en rogne qu’j’ai mis l’turbo ! Charrrogne ! J’ai cru qu’ mon bras m’rentrait dans l’poitrail ! D’puis, c’bobo me fait un mal d’chien.
— Viens ! on demandera au consul d’appeler son toubib.
Et nous partons. Je surprends Jérémie et Violette en train d’échanger un long regard.
Bonne bourre !
Au moment précis où nous tournons le coin de l’avenue où réside le consul de France (et départements d’Outre-Mer), voilà qu’une Coccinelle décapotable blanche, où s’est empilé un essaim de jolies filles, nous coupe la route délibérément. Je freine à en perforer ma semelle, mais trop tard : j’emplâtre l’aile arrière gauche de leur tire ! Les donzelles sont durement chahutées ; l’une d’elles passe même par-dessus le bastingage, sans dommage car elle se relève toute seule. J’enrage ! J’avais bien besoin de ça !
Furax, je descends de mon fourgon pour aller les apostropher. Elles sont sept ! Tu te rends compte ! Dans une Volkswagen. Deux Européennes, quatre musul-manes, une Asiatique !
— Non mais, ça ne va pas les têtes ! protesté-je. Vous êtes dingues de rouler si nombreuses dans cette petite voiture ; à preuve, vous en perdez le contrôle ! Je suis pressé, moi, j’ai pas le temps de faire un constat !
L’une d’elles (Européenne) me répond dans un anglais si parfait que ça doit être sa langue maternelle, si tant est qu’on puisse donner ce doux qualificatif à la langue britannique.
— Navrée, fait-elle. Tout est ma faute.
Une femme qui fait amende honorable, voilà qui t’endigue illico les humeurs ; c’est si rare ! « Elles » ont tellement le parti pris d’avoir raison, n’importe l’évidence de leur culpabilité !
Elle mate mon pare-chocs.
— Vous n’avez pas grand-chose, vous, remarque-t-elle. Aidez-nous à ranger notre voiture le long du trottoir et conduisez-nous jusqu’à l’université. Je téléphonerai pour qu’on vienne dépanner ma voiture.
J’hésite. Mais après tout, je peux bien consacrer quelques minutes supplémentaires à ces jeunes écervelées, du moment qu’elles me font grâce de la paperasserie habituelle.
Je leur remise la Coccinelle et les invite à grimper dans ma bétaillère.
— Salut, l’beau linge ! lance le Mammouth, émous-tillé malgré sa main qui a quadruplé de volume.
Il se fait rouler les lotos et salive façon boxer reniflant une chienne en chasse.
— Putain ! Ce cheptel ! C’est la malle céleste, Tonio ! Les Poubelles Girls en déplacement, ou quoive ?
Galamment, il a abandonné sa place auprès de moi à l’une des frivoles : l’Asiate.
— Indiquez-moi le chemin de l’université, dis-je à cette dernière.
— En fait, répond-elle, nous allons un peu plus loin. Vous allez devoir traverser le pont sur le Bosphore pour prendre ensuite la route d’Eskisehir.
— Hé ! doucement, les filles ! Il n’en est pas question ! Vous êtes en train de me chambrer ! Je vous répète que je suis pressé et je n’ai pas le temps d’organiser des circuits touristiques.
Toutes les sept éclatent de rire, comme des péronnelles qui viennent de faire une blague à leur professeur de piano.
— Ne rigolez pas, bougonné-je, je suis sérieux.
— Nous le sommes aussi, assure la Chinoise.
— T’as vu c’qu’ j’ voye ? me demande le Gravos.
Je risque un œil dans le rétroviseur central et ce que je crois y apercevoir m’incite à freiner pour mieux regarder. Je constate alors que les sept filles (je dis bien : les sept) tiennent chacune un pistolet à la main dont les canons convergent sur nos personnes (quatre sont consacrés au Dodu, trois à moi). Dès lors, étant homme de déduction, je conclus que l’accident était voulu et que ce coup de main féminin a été réalisé avec grâce et souplesse par sept jeunes femelles qui n’ont pas plus froid aux yeux qu’ailleurs.
Imperturbable, je murmure :
— Ça consiste en quoi, mesdemoiselles ? Ne me répondez pas qu’il s’agit d’un double kidnapping, j’aurais trop honte !
— Et pourtant, excepté deux ou trois synonymes, je ne vois pas d’autres mots pour qualifier ce que nous sommes en train de faire, répond l’Asiatique.
— Que nous voulez-vous ?
— Ce n’est pas à nous de vous l’apprendre ; notre rôle consiste seulement à vous convoyer à bon port.
Ma pomme, illico de phosphorer pour définir le moyen le plus astucieux de nous arracher de cette béchamel, très nouvelle cuisine.
Mon Valeureux en fait autant de son côté et me livre, en argot, les fruits de sa réflexion, lesquels ressemblent aux miens comme une paire de couilles ressemble à deux testicules.
— Pas dif’, mec. Dès qu’t’avise un drauper dans l’panorama, t’embugnes un arb’ ou n’importe quoi. Ces connasses osereront pas nous zinguer au vuse et au suce d’un poulardin !
La Chinoise m’estomaque. Non seulement elle jaspine le franchouille, mais elle en connaît également les dérivés.
— Si vous tentiez quelque chose de ce genre, nous vous abattrions illico, mes drôles, et nous n’aurions aucun mal à retourner la situasse en notre faveur : vous avez délibérément percuté notre tire, tout à l’heure. Ensuite, vous nous avez proposé de nous conduire à notre destination. Mais une fois à bord, vous avez sorti des armes et nous avez menacées. Dans le choc, les flingues du gros sac-à-merde sont tombés, nous nous sommes précipitées pour les ramasser et nous nous en sommes servis en état de légitime défense. Ce scénario vous paraît-il plausible ?
— Nous vous menacions avec SEPT pistolets ? gouaillé-je miséreusement.
— Nous en jetterons cinq dans le caisson placé sous le siège arrière, qui constitueraient, du coup, votre arsenal de réserve, fait la Chinetoque (ou assimilée) d’un ton léger. Non, croyez-moi, commissaire, le mieux que vous ayez à faire, c’est de nous obéir. Cela dit, si vous nourrissez le moindre doute sur notre détermination, nous allons avec plaisir faire exploser un genou de votre gros lard, voire les deux.
— Inutile, mes chéries, je vous fais confiance !
Elle sourit.
— J’enregistre. Alors conduisez normalement, en suivant mes indications.
— C’est vous le chef ? lui demandé-je.
— C’est moi qui parle français, élude-t-elle.
Ce qui me turlupe, c’est qu’elle m’ait appelé « com-mis-saire ». Ces garces savent par conséquent qui nous sommes.
— Pour le compte de qui travaillez-vous, douce Fleur-de-Thé ?
— Pas de questions ! coupe-t-elle sèchement.
Béru se met à entonner : Nuit de Chine nuit câline nuit d’amour… Bel organe qui évoque un Yvan Rébroff ayant éclusé deux litres de vodka pour soigner une angine. Puis il se tait et déclare :
— Flingues ou pas flingues, c’est mieux d’être rapté par des jolies gonzesses plutôt que par de vilains malabars. T’sais qu’en a deux trois dans l’lot dont je leur ferais volontiers leur fiesta, Tonio ? J’te prends la courtaude moustachue à la robe blanche brodée, é doit avoir une cressonnière luxurieuse qui m’inspirerait. Comment j’t’y dégagerais les moustaches et les babines pour lu déguster son bouton de rose.
« Tu croives qu’ell’ est turque, c’te princesse ? Hein, dites, Miss Soleil-Levant, la brunette qu’a l’ pot d’échappement au ras du gazon, elle est turque, ou quoi ? Si v’o’lez t’êt’ ma traducteuse, dites-y qu’je lu f’rais des bricoles inoubliab’, comme jamais qu’j’la mets au défi d’pas app’ler sa mère pendant l’opération.
— Arrêtez vos saloperies, grommelle l’Asiatique. Vous, alors, vous n’êtes pas français pour rien !
— Hé ! dites, Miss Caramel-au-lait, insultez pas la France, j’vous prille. Chez nous, on est en vie et on l’prouve ! Vous aut’, les canaris, av’c vos ziquettes de bébés atrophiés, tout c’ qu’ v’s’êtes capab’, c’est d’vous r’produire. Et encore j’m’d’mande si c’est pas par l’ séminaire artificiel qu’ça s’opère ! J’voudrais vous grimper qu’ça fonctionnererait pas. Vous d’vez avoir une pastille pas plus large qu’une pièce de cinquante centimes. On a dû vous déberlinguer av’c un compte-gouttes après un bain d’siège prolongé d’huile d’olive !
La Jaune ne répond pas et le Mahousse continue de déverser sa litanie érotique jusqu’à ce que nous parvenions à destination.
Drôle de destination, en vérité. Pour le moins surprenante.
Je m’attendais à bien des choses, voire même à tout. Mais pas à cela. Je ne te fais pas languir davantage : un monastère. Byzantin. Il se dresse sur un promontoire planté d’oliviers aux feuillages d’argent vieilli et aux troncs noueux. Il est blanc crayeux, avec des mosaïques bigarrées qui étincellent au soleil. Un écriteau annonce en anglais : « Sœurs de la Contra-ception Contemplative ». La Chinoise m’invite à m’arrêter devant un large portail de bois à doubles battants. Elle descend du fourgon et va sonner. Un grand judas grillagé s’ouvre ; je ne distingue rien du museau qui apparaît alors de l’autre côté, toujours est-il que le portail ne tarde pas à s’ouvrir en grand. L’Asiatique me fait signe d’entrer. Je pénètre dans un cloître aux colonnes graciles, pavé de bonnes intentions et de pierres roses. Au centre dudit se dresse une fontaine ouvragée dont le double filet d’eau glougloute menu, créant un doux bruit céleste. On voit déambuler des religieuses aux robes de bure blanches et noires qui les font ressembler à des hirondelles.
— Si j’m’serais attendu ! soupire Béru en défrimant les saintes filles qui vont l’amble, un livre de prières entre leurs mains pucelées.
La Jaunette me fait parquer le fourgon dans un recoin jouxtant les cuisines du monastère (des odeurs de frigousse ne laissent pas d’équivoque).
Tout le monde descend. Le portail s’est refermé. Notre venue n’a pas perturbé la sérénité des lieux et aucune des religieuses n’a relevé le nez pour nous regarder. Les sept intrépides jeunes filles (qui semblent échappées d’une collection de bouquins pour la jeunesse) nous ordonnent de les suivre. Et on leur emboîte le pas en regardant onduler leurs charmants postères. Je me demande à quoi rime ce patacaisse[7]. On emprunte une porte basse, on suit un long couloir blanchi à la chaux de Pise, on grimpe quatre marches de pierre et nous voici-voilà dans une pièce voûtée, carrée, dont l’unique fenêtre, pourvue de barreaux, donne sur le cloître.
Il s’agit d’un local conçu pour des réunions. Il est vaste, meublé d’une immense table et d’une cohorte de sièges plutôt rudes qui n’ont pas été réalisés par un ébéniste souffrant d’hémorroïdes pernicieuses car le gus qui paume ses légumes et qui s’assoit là-dessus doit se mettre à chialer au bout de pas longtemps.
Au mur, une tapisserie byzantine représente l’invasion de l’Anatolie par les Seldjoukides. Dans le mur d’en face, un guichet est pratiqué, qui doit, si mon sens de l’orientation n’a pas déposé son bilan, donner sur les cuisines. Il est aveuglé par un volet de gros bois dans lequel on a planté une quantité d’énormes clous dont les pointes acérées sont dardées sur l’intérieur de la pièce.
— Vous serez bien pour attendre ici, nous déclare la Chinoise ; il fait frais.
— Nous devrons attendre longtemps ? demandé-je.
— Je ne peux vous le dire.
— Attendre qui ? bougonne le Gravos.
— Je l’ignore également.
Le Mastar montre son poing qui devient de plus en plus laid.
— Parmi les saintes r’ligieuses dont j’viens d’aperc’voir, y en aurait pas une qu’aurait fait médecine ? Matez un peu ma paluche !
La Chinoise regarde et se concerte avec les autres. Chuchotements.
— Je vais essayer de trouver quelqu’un, promet-elle. Avez-vous soif ?
— Toujours ! s’empresse Bérurier.
— Que voulez-vous ? Du thé ?
— Du vin.
Notre geôlière va presser un timbre qui se confond dans la moulure entourant le guichet. Le volet s’écarte, un visage de religieuse se montre. La Chi-noise réclame du vin et deux verres. On lui passe un grand pichet et deux petits bols de grès.
— Voilà, dit-elle.
— C’est la bonne crèche, dit le Gros. Traité commak, j’inaugure bien du séjour.
Il goûte le pichtegorne en faisant miauler une goulée entre ses joues culières.
— C’est du p’tit picrate de cureton, déclare-t-il. Y n’ferait pas d’mal à un’ mouche ; mais il a un petit goût marrant. Tu n’trouves pas, grand ?
Je bois et recrache.
En comparaison de ce breuvage, l’éponge imbibée de vinaigre tendue à Notre Seigneur sur Sa croix avait dû être trempée dans du sirop d’orgeat.
— T’es snob, soupire Alexandre-Benoît en s’empa-rant de ma bolée.
Les sept kidnappeuses sont parties. Elles ont tiré des verrous et maintenant c’est le silence.
Nous nous asseyons à la grande table, face à face.