13
Je plonge mon regard (un regard éperdu) dans celui de Walter, qui secoue doucement la tête.
— Le… Le Sphinx est mort ? c’est tout ce que je trouve à dire.
Visiblement, ma réaction n’est pas celle qu’attendait le chef de l’Association.
Walter semble troublé et mademoiselle Rose réprime un haussement de sourcil.
— Il est mort, me répond-elle, sur un ton légèrement adouci. Tué dans une ruelle par un jeune mage d’une grande puissance.
« Le Sphinx mort ! Jasper… Ils pensent que c’est toi qui l’as tué !
— C’est un cauchemar, Ombe. Un véritable cauchemar. »
J’essaye de ne pas me laisser submerger ni par mes émotions ni par le désarroi de l’amie qui est devenue ma sœur.
Je dois réfléchir, dominer mon chagrin, comprendre pourquoi je suis soupçonné de ce crime.
— Vous croyez que le mage qui… C’est moi ?…
— Une vidéo de surveillance te met formellement en cause, répond mademoiselle Rose en prononçant soigneusement chaque mot, comme si elle voulait me convaincre qu’il ne sert à rien de nier.
— Le… la mort du Sphinx a eu lieu quand ? je demande, cherchant désespérément à me sortir de cette situation digne d’un épisode de la quatrième dimension.
— Le 1er janvier, en début de soirée.
Je pousse un soupir de soulagement. Le premier jour de l’année, je l’ai passé dans l’appartement.
— Je ne suis pas sorti de chez moi ! Vous pouvez demander à ma mère…
— Nous l’avons fait, me répond Walter. J’ai joué pour cela le rôle du médecin inquiet, ajoute-t-il avec un sourire maladroit.
— Alors, j’explose, si vous savez que ce n’est pas moi, pourquoi est-ce que…
— Ta mère nous a dit que tu avais quitté l’appartement en fin d’après-midi et que tu étais revenu en milieu de soirée, me coupe mademoiselle Rose. Cette version a été confirmée par la caméra de surveillance d’une bijouterie de ton quartier, devant laquelle tu es passé. Tu portais un sac en plastique volumineux.
Bon sang ! Cet épisode m’était complètement sorti de la tête…
« Qu’est-ce qui se passe, Jasper ?
— On est mal. Même le hasard plaide contre moi… »
Je me tourne vers Walter, qui me paraît moins en colère que mademoiselle Rose ; largué, même, pour dire la vérité. Rien d’étonnant, quand on songe à ce qu’il a vécu dans la caverne…
— D’accord, c’est vrai, je suis sorti ce jour-là, je dis en essayant de raffermir ma voix. Mais pas pour tuer le Sphinx ! Je suis allé jouer de la cornemuse sur les bords de la Seine. J’avais protégé mon instrument avec un sac en plastique parce qu’il pleuvait. Je vous le jure, Walter, c’est la vérité !
— Je suis disposé à te croire, mon garçon, répond-il en se raclant la gorge. Cependant…
Walter fait peine à voir. Il tremble, saisi par une fatigue soudaine.
Mademoiselle Rose vient à son secours.
— Tu dois nous suivre rue du Horla, Jasper, et te prêter à un interrogatoire en règle.
Un interrogatoire en règle…
De nouveaux frissons s’emparent de moi.
« Qu’est-ce qu’ils vont faire, Jasper ?
— Ils vont me soumettre à l’investigation d’un sortilège inquisitorial. Ou bien me torturer avec des pinces chauffées au rouge ! Le résultat sera à peu près le même : je n’en ressortirai pas indemne. Blanchi, ça c’est sûr, puisque ce n’est pas moi qui ai tué le Sphinx ; mais dans un sale état.
— Tu ne peux pas essayer de t’échapper ?
— Pour aller où ? J’en ai marre de courir, de me cacher ! Et puis, comment veux-tu que je m’enfuie avec ces fusils braqués sur moi ? Sans compter Dragon Ball Rose… »
— Il y a une autre solution !
Le visage pâle et les lèvres tremblantes, Nina s’avance vers nous, surgie de nulle part.
Nina, belle et seule (sans son Jules), semblable à un ange, un miracle, un sursis de dernière minute, une panne d’électricité avant le supplice de la chaise…
— Nina ? Mais… Que fais-tu là ? s’étonne mademoiselle Rose.
— Jasper avait l’air si perdu, si triste quand on s’est quittés… lui répond-elle en me fixant. J’étais venue lui tenir compagnie. Je ne voulais pas qu’il se retrouve seul ce soir. Quand je suis arrivée, vous étiez déjà tous là. Je n’ai pas pu faire autrement qu’entendre ce que vous disiez…
Elle est venue pour moi ? Parce que j’étais malheureux ?
« Tu y comprends quelque chose, Ombe ?
— Nina a découvert un autre aspect de toi, Jasper. Elle t’a vu désemparé, triste, et surtout terriblement seul. La fragilité, ça plaît aux filles.
— Tu veux dire que…
— Elle tient à toi. Mais ce n’est pas le plus important. Elle te tend une sacrée perche, ne la laisse pas passer ! »
Pas important ? Que Nina ait des sentiments pour moi ? Et c’est une fille qui joue les autistes depuis des heures sur le mode de « il m’aimeuhhh toujours, bouhhh ! » qui me fait la leçon ! Je rêve…
— Tu disais qu’il existe une autre solution, Nina ? je lance avant que mademoiselle Rose demande à un de ses sbires de me flanquer un coup de crosse sur la tempe.
— Oui. Une manière de faire la lumière sur la mort du Sphinx. Je peux vous aider…
— Bien sûr ! s’écrie Walter qui retrouve quelques couleurs. Comment ne pas y avoir pensé plus tôt ?
— Parce que nous n’avons jamais poussé Nina à utiliser ce talent-là, répond mademoiselle Rose. Investir les énergies résiduelles latentes réclame beaucoup d’énergie. Ça peut être dangereux…
— Je suis prête à tout pour prouver l’innocence de Jasper, clame Nina sur un ton de défi.
Nina possède un deuxième pouvoir ? Je n’en reviens pas.
— Et si, au contraire, tu révèles sa culpabilité ? demande mademoiselle Rose en fixant la jeune fille.
— En ce cas… les énergies réveillées n’auront qu’à me dévorer.
« Waouh ! Tu crois que tu la mérites ?
— Non, Ombe. Ça, au moins, j’en suis sûr ! »
L’ambiance semble se détendre. Cependant…
Est-ce que je suis toujours accusé ? Prisonnier ? Mort en sursis ? Aucune idée, la situation m’échappe totalement !
Du coup, je ne sais pas comment me comporter.
Dois-je rejoindre Nina, lui prendre la main, l’embrasser ? M’approcher de Walter, qui semble le mieux disposé à mon égard ?
Dans le doute, je ne fais rien, me contentant (une fois encore) de parler.
— Quelqu’un pourrait m’expliquer ce qui se passe ?
— Ce serait trop long, rétorque mademoiselle Rose. Tu comprendras sur place.
— Sur place…
— Dans la ruelle où le Sphinx a été retrouvé mort, précise Walter en choisissant ses mots.
— En route, conclut mademoiselle Rose, inutile de perdre du temps.
Le temps de dire ouf et je me retrouve sous la garde vigilante d’un des deux mercenaires, l’autre soutenant Walter qui peine à suivre la cadence imposée par la guerrière en chef marchant en tête du groupe.
Groupe qui, sans le sortilège de discrétion tissé autour de lui par une main habile, attirerait immanquablement les regards des rares passants.
« Ombe ?
— Oui, Jasper ?
— L’aventure touche peut-être à sa fin. Est-ce que tu m’offrirais une dernière cigarette ?
— C’est quoi ce délire ?
— Les condamnés ont droit à une dernière cigarette, Ombe.
— Tu ne fumes pas !
— C’est une façon de parler ! En fait, en guise de cigarette, j’aimerais que tu m’expliques ce que tu voulais dire, l’autre jour. Quand je t’ai demandé qui tu étais. Tu m’as répondu que tu croyais que j’avais compris.
— Ah, ça…
— Oui, ça. C’est important, Ombe. Très important !
— …
— S’il te plaît.
— Quand le rayon m’a frappée sur la moto, avant de te toucher…
— Oui ?
— Je me suis… Comment dire ? Une partie de moi s’est… réfugiée en toi.
— Une partie de toi ?
— Mon esprit, mon âme, enfin, tu vois ! Je ne sais même pas s’il y a un mot pour la définir…
— Ton essence ?
— Si tu préfères.
— Et tu as fait… comment ?
— Je n’ai rien fait. Pour la première fois de ma vie, je n’ai pas… lutté. Je me suis laissé emporter par le flux mystique. Et toi, tu… tu m’as acceptée tout de suite. Je ne t’ai pas forcé la main, je te jure ! Ne me regarde pas comme un monstre, Jasper… Comme un hôte indésirable du genre Alien ou Goa’uld.
— C’est pour ça que tu ne voulais pas en parler ?
— Oui…
— Ombe, Ombe… J’aurais ouvert ma poitrine de mes propres mains pour que tu y entres ! Je suis ton frère, ne l’oublie pas !
— Et moi, je suis ta grande sœur. Une grande sœur protège son petit frère, elle ne lui fait pas de mal, elle… Oh, Jasper ! J’avais tellement peur que tu…
— Tais-toi, tu es trop bête. À la vie, à la mort, tu le sais bien… »
Alors c’était ça, seulement ça ?
Simple et magnifique à la fois.
Ombe est toujours vivante, en moi.
Elle me donne sa chaleur et sa force, elle me souffle les paroles de chansons que je ne connais pas.
Elle n’est ni un souvenir, ni un délire, ni un esprit farceur ou un fantôme éphémère.
Elle est moi et je suis elle.
Même si je suis toujours moi et elle surtout moi. Enfin, je me comprends !
Minute…
Si Ombe est bien plus qu’une illusion ou une présence ectoplasmique, ça veut dire que si je meurs, Ombe mourra une seconde fois ?
Je sursaute.
— Jasper ?
Une main vient de se glisser dans la mienne.
— Je suis là, Jasper.
Nina marche à mes côtés.
— Je ne sais pas où tu étais encore parti, mais tu ne dois pas avoir peur.
Je ne dis pas un mot, je la regarde, le souffle court.
— Je te sortirai de là, Jasper, je te le jure.
Ses grands yeux, dans lesquels je me jette tout entier, oubliant le sort qui m’est réservé, disent mieux que des phrases la valeur de sa promesse.
Nina, si différente d’Ombe. Nina, que je peux aimer autrement. À qui je peux prendre la main. Nina, qui m’oblige à sortir de moi-même, à quitter mes univers brumeux pour me confronter au monde…
La ruelle est une impasse, encombrée de sacs-poubelle.
L’émotion de mademoiselle Rose est tangible. C’est là qu’on a retrouvé le corps de son ami. Je songe aux rares fois où j’ai approché le Sphinx et je ressens une grande peine. Est-ce qu’on aurait pu devenir proches, lui et moi ? L’avenir réserve toujours des surprises. Quand on lui laisse une chance d’exister…
Je confirme en tout cas – en ce qui me concerne – que je n’ai jamais vu cet endroit de ma vie.
— Il a été attiré ici par une femme en détresse, résume mademoiselle Rose à l’attention de Nina, qui relâche ma main. La vidéo montre clairement une ombre contre ce mur-là. Ensuite, l’assassin s’est glissé derrière le Sphinx et l’a foudroyé avec un sort puissant. La caméra en est restée aveugle plusieurs minutes. Quand les images reviennent, on peut voir que le Sphinx a été traîné derrière les poubelles et que l’assassin et sa complice ont disparu.
Nina hoche la tête, enregistrant toutes ces informations.
— La vidéo dévoile un jeune homme de dos, continue mademoiselle Rose, la voix altérée. Un jeune homme longiligne, vêtu d’un manteau noir, portant une sacoche noire. Ses cheveux sont mal coiffés et noirs eux aussi. On distingue également la main qui lance le sortilège contre le Sphinx… Tu penses pouvoir nous en montrer plus ?
Nina acquiesce.
Que va-t-elle faire ? Je croyais connaître son pouvoir, qui est de renforcer celui des autres. En quoi consiste le deuxième pouvoir qu’évoquaient Walter et mademoiselle Rose ? Investir les énergies latentes, ça veut dire quoi ? Ramener les morts, comme Otchi ? Les faire parler ?
Deux pouvoirs… C’est franchement injuste ! Surtout quand ils s’ajoutent à un troisième, si évident : Nina est irrésistible. Elle est belle. Elle me fait craquer. C’est son pouvoir le plus redoutable, et de loin !
« Dis donc, elle craint, la description de mademoiselle Rose ! C’est ton portrait tout craché !
— Je sais, Ombe. Je sais… »
Nina nous fait signe de reculer contre le mur, celui de l’agence bancaire dont la vidéo a craché le morceau. Elle se concentre, ferme les yeux (à ma grande déception car je ne me lasse pas de les regarder, ils me font penser à une forêt…).
Une forêt dans laquelle on a envie de s’enfoncer et de se perdre… J’avance. Je ne sais pas où je vais, je suis simplement poussé par l’impérieux besoin d’avancer.
Mes sens de magicien se réveillent.
Au milieu d’arbres qui grimpent dans le ciel comme les colonnes d’un temple ancien, les effluves se font plus présents. Pesants. Enivrants…
Une magie subtile, inconsciente, naturelle, est en train d’agir dans la ruelle.
Doucement, répondant à la sollicitation des jolies mains qui les invitent à quitter le sol, des filaments d’énergie scintillants s’élèvent autour de Nina, tourbillonnent un moment puis s’agrègent, épousant des formes invisibles, révélant les contours de silhouettes de plus en plus précises.
Contre le mur opposé au nôtre, la femme dont parlait mademoiselle Rose est assise, en pleurs.
À l’entrée de la ruelle, le Sphinx reste reconnaissable entre tous, trapu, impressionnant.
Dans son dos, surgissant de l’ombre, un garçon habillé comme moi, utilisant les mêmes gestes que les miens et adoptant une démarche similaire, jette sur l’armurier les feux terribles d’un sortilège.
C’est magnifique. Effrayant et magnifique.
De l’art, à l’état brut.
Et puis tout s’éteint.
Nina s’effondre sur elle-même et glisse sur le sol.
Je me précipite, je la prends dans mes bras.
Elle respire. Faiblement, mais elle respire. Quelle quantité d’énergie a-t-elle dépensée pour ces quelques secondes de lumière ?
— Nina… Tu m’entends ?
— Ce n’est pas toi, Jasper, articule-t-elle faiblement, le visage éclairé par un sourire radieux.
— Mais si, Nina, c’est moi ! Ne t’inquiète pas, je suis là.
— Ce n’est pas toi… qui as tué le Sphinx, corrige-t-elle dans un souffle avant de s’évanouir pour de bon.
— Nina ? Reste avec moi ! Nina !
— Pousse-toi, Jasper, me lance Walter en prenant ma place. Cette petite a besoin de quelqu’un capable de lui redonner de l’énergie, pas de lui en prendre.
J’obéis et recule, sonné.
Derrière moi, les deux mercenaires ont baissé leur arme.
Mademoiselle Rose, très pâle, se mord les lèvres.
— L’assassin…, je balbutie, il s’appelle Romuald. Il est en classe avec moi…
Ma gorge se serre, je n’arrive pas à en dire davantage.
« Ombe ! C’était Romu ! Mon pote ! Romu le timide, que je connais depuis l’école primaire ! Romu, un mage et un meurtrier… En plus, il a essayé de me coller ça sur le dos ! C’est complètement dingue !
— La femme en pleurs dans la ruelle… Merde, Jasp, c’était Lucile ! Ma colocataire !
— Ta… colocataire ? Qu’est-ce que ça veut dire, Ombe ?
— Qu’on est en train de devenir fous, Jasper. Je ne vois pas d’autre explication. »