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Je freine des quatre fers (je suis très à cheval sur les expressions) en me rendant compte que le garou a retrouvé ses esprits. Mes deux comparses manquent de me percuter.

Le colosse nous décoche un regard dément.

« Jasper… Cet Anormal, c’est Lakej, le lycan que j’ai combattu ! »

La voix d’Ombe est inhabituellement tendue. Les confidences faites par mon amie le soir de Noël me reviennent instantanément en mémoire.

« Celui que tu as réduit en bouillie ?

— Oui. Lakej est le bras droit de Trulez, tu sais, le rival de… Nacelnik. Trulez bossait pour les vampires.

— Et ?

— Réveille-toi, Jasper ! Lakej est un tueur de la pire espèce… »

— Merde alors ! lâche Jean-Lu stupéfait. Je n’ai jamais vu une montagne pareille !

Nina se fait toute petite (ce qui n’est pas très difficile). Il semble que son pouvoir, quel qu’il soit (et si elle en possède !), ne soit pas adapté à la situation.

Il va donc falloir que je me débrouille seul contre ce Lakej.

Et que j’essaye de faire aussi bien qu’Ombe.

Tandis que je réfléchis à un plan, Jean-Lu se place entre le garou et moi. On dit souvent qu’un con qui avance va plus loin qu’un mec intelligent qui reste dans son coin. C’est malheureusement vrai.

Je réagis trop tard.

— Jean-Lu ! Ne…

Il m’interrompt d’un geste.

— On est venus payer notre dette, déclare-t-il courageusement en croyant avoir affaire à un dealer.

Quand il est lancé, Jean-Lu, rien ne peut l’arrêter.

Rien, sauf un coup de poing de lycan. Qui le cueille à l’estomac et l’envoie valdinguer contre le mur.

Nina pousse un hurlement d’effroi.

J’observe Lakej, plein d’espoir : le cri de ma collègue stagiaire va-t-il le jeter à terre ? Hélas, il n’a rien de paranormal et le garou ne bronche pas (inutile de chercher un jeu de mots ; la vision de Jean-Lu en train de caner sur le sol, sans connaissance, ne me rend pas d’humeur badine…).

Je me précipite vers mon camarade.

— Il est… ? demande Nina, les yeux écarquillés.

— Il respire, je la rassure. Mais il a reçu un sacré choc.

Il a surtout eu un sacré bol. Si l’armoire à glace l’avait frappé à la tête, il n’aurait pas survécu. Mon pote doit son salut à son volumineux tour de taille.

— Vous êtes des amis du petit homme ? gronde le garou.

Question à mille euros.

Je me redresse, tremblant de colère. Le cogneur a beau être plus grand, bien plus rapide et infiniment plus fort que moi, on ne fait pas de mal à mes amis !

— Non, je réponds en le fixant droit dans les yeux (ce qui m’oblige à lever la tête très haut). On le poursuit. Vous feriez mieux de nous laisser passer.

Pourquoi est-ce que je ne me ramasse pas de claque dans la figure, alors que je n’ai même pas dit s’il vous plaît ? Tout simplement parce que je reste à bonne distance. Les garous détestent qu’on les colle, ils se sentent agressés. Il faut toujours maintenir un espace minimal (vital…) avec eux.

C’est ce que je m’apprêtais à dire à Jean-Lu.

— Personne ne passera, annonce Lakej, menaçant. Si vous tenez à la vie, emportez votre compagnon et filez. Avant que je change d’avis et que je vous tue.

« Ça ne lui ressemble pas.

— Il a peut-être reçu des ordres stricts, qui excluent la violence gratuite.

— Franchement, Jasper ? Ça m’étonnerait ! »

Alors ça veut dire qu’il n’a pas recouvré toutes ses facultés. Il est encore sous le choc de sa rencontre avec Otchi.

Que dois-je faire ?

1. obtempérer et confier Jean-Lu aux bons soins du personnel de l’hôtel, en justifiant son état par une chute dans les escaliers ;

2. affronter le gaillard, d’une manière ou d’une autre ;

3. sortir ma carte d’Agent de l’Association et tenter une négociation officielle.

Je me rembrunis en pensant aux situations critiques où j’ai tenté d’utiliser mon statut d’Agent pour sauver ma peau. Chaque fois, au lieu de les calmer, ma carte a excité mes adversaires.

Je décide malgré tout de retenter ma chance.

— Je suis en mission, je dis en brandissant le rectangle de plastique affichant un A comme Association. Merci de coopérer.

Pourquoi est-ce que je ne m’écoute jamais ?

Le grondement qui monte de la gorge de Lakej ressemble à celui d’un loup qui aurait mangé un lion.

Ses épaules s’élargissent, sa poitrine se gonfle et d’affreux poils noirs envahissent ses joues.

J’ai l’impression d’assister à un mauvais plagiat de Hulk !

Les mâchoires se déforment à leur tour, des crocs acérés jaillissent de la bouche (de la gueule ?) du garou.

Lakej vient de se transformer et c’est pas joli à voir.

Sous les lambeaux de son costume saillent des muscles hypertrophiés, couverts de fourrure. Des griffes acérées ont poussé, au bout de doigts anormalement longs.

Le garou mesure à présent deux mètres cinquante. Quant à la lueur folle qui brûle au fond de ses yeux, elle a gagné en intensité.

« Alors là, Jasper, chapeau. Pour arriver au même résultat, il a fallu que je le traite plusieurs fois de chien. Toi, il a suffi que tu sortes ta carte !

— Plus tard, les sarcasmes ! Si tu as une idée pour nous tirer de là, Ombe, n’hésite pas…

— À part lui sauter dessus et le massacrer avec un poing américain en alliage titane et argent, je ne vois pas.

— C’est ce que tu as fait ?! Tu es cinglée, ma vieille.

— Merci ! »

Lakej bondit sur moi à une vitesse hallucinante.

Une fraction de seconde avant que ses griffes me lacèrent, je glisse sur le sol, effectue un roulé-boulé parfait et me retrouve dans son dos.

Putain… Comment j’ai réussi un truc pareil ?

Poussant un grognement de surprise, le garou fait volte-face. Sans réfléchir, je plonge sur le côté. Le lycan agrippe ma sacoche, que je lui abandonne sans lutter. Elle s’ouvre sous le choc. Il s’acharne dessus et la réduit en lambeaux.

Je le regarde faire, plus pâle que le mur contre lequel je me redresse. Il y avait dedans les ingrédients qui auraient pu nous sauver.

En plus, je me retrouve coincé dans un angle, incapable de bouger.

Je suis cuit.

Dès qu’il me voit pris au piège, Lakej abandonne les débris de ma sacoche et se rue sur moi. Je serre convulsivement entre mes doigts le collier protecteur qui, cette fois, ne me sera d’aucun secours.

Face à la force brutale, la magie défensive a ses limites.

Comme pour me donner raison, le monstre gronde, gueule ouverte, de la bave dégoulinant de ses canines acérées…


… On raconte qu’au moment de mourir toute notre vie repasse devant nos yeux. Je sais, depuis qu’Erglug a tenté de m’étrangler, que ce n’est pas vrai.

Cette fois encore, ce n’est pas ma vie qui défile, mais toutes les questions auxquelles je n’aurai jamais de réponses.

Pourquoi Ombe et pourquoi pas moi, pourquoi nous et pas les autres stagiaires ?

Des questions soigneusement remisées dans un coin de mon cerveau, mises de côté pour plus tard, sans cesse repoussées.

Pourquoi Ernest Dryden, le meurtrier d’Ombe, m’a-t-il traité de monstre ?

Une porte s’est ouverte, une digue s’est rompue.

Pourquoi Séverin vend-il de la drogue aux Anormaux ? Pourquoi les vampires ont-ils été massacrés, dans le manoir ?

Elles affluent maintenant, en se bousculant, comme une foule les jours de spectacle.

Pourquoi Siyah, le magicien noir, en voulait-il à la créature du lac ? Pourquoi ne m’a-t-il pas arraché le cœur ?

Elles tourbillonnent dans mon crâne, comme des flocons de neige dans les yeux des boxeurs sonnés.

Pourquoi des temps si difficiles ?

Des temps si difficiles…


— Tu pues, grogne Lakej.

La voix du garou résonne dans le couloir, sinistre, et chasse le maelstrom qui est en train de m’engloutir.

— Qu’est-ce que tu attends ? je réponds en soutenant son regard bestial. Tue-moi ! L’Association me vengera !

Alors que je réprime un haut-le-cœur (je pue peut-être, mais lui, il refoule grave) et que je ferme les yeux en attendant le coup de grâce, essayant de ne pas imaginer ses dents déchirant ma gorge, un bourdonnement furieux prend possession du couloir.

J’entrouvre un œil.

J’y crois pas… C’est Fafnir !

Fafnir, qui vole frénétiquement vers moi !

Mon brave sortilège, enchâssé dans un assemblage de plomb et de pierres précieuses, vient à ma rescousse.

C’est complètement dingue.

Surpris lui aussi, Lakej assiste à l’arrivée en fanfare de mon fidèle compagnon.

Qui profite de son élan pour percuter son oreille blessée.

Poussant un cri de douleur, le garou relâche son attention et me fournit l’ouverture nécessaire pour m’échapper.

Je me jette en avant, me rétablis dans un roulé-boulé qui m’aurait valu le respect éternel de mon prof de sport. L’accès à l’escalier est dégagé. Je peux quitter cet enfer dans la minute.

Mais je ne le fais pas.

Parce que Nina est restée à côté de Jean-Lu encore évanoui, et qu’il est hors de question de les abandonner.

Parce qu’Otchi est parti de l’autre côté.

Parce que Fafnir est en danger.

Je fais donc la seule chose déraisonnable : alors que l’attention du garou est occupée par les assauts de mon scarabée, je saisis sa jambe dure et épaisse comme un poteau électrique avec la main qui porte la bague de ma mère, dont les fils d’or et d’argent entrelacés brillent sous l’atroce lueur des néons.

La bague que je n’ai (pour une fois) pas oublié de recharger et dont la magie a consumé Ernest Dryden.

Je prends mon inspiration et lâche les mots qui déchaîneront sa puissance.

— Malta Malta… Ilsa… Ilsa… A sen Poldorp… A senë Poldorë… Or… Argent… Libérez la force…

Comme la dernière fois dans la rue Nodier, la bague dégage aussitôt une faible aura rougeâtre. La lueur suinte du bijou, se répand le long du mollet du garou et s’insinue sous les lambeaux de costume.

Toujours occupé à chasser Fafnir qui virevolte autour de sa tête, Lakej n’a rien remarqué.

Le sort libéré de l’anneau où il était captif, je me recule précipitamment et rejoins Nina auprès de Jean-Lu.

— Ça va ? je demande à la jeune fille.

Elle hoche courageusement la tête mais je vois à son visage décomposé qu’elle donnerait tout pour être loin d’ici.

Je m’interroge franchement : pour quelle raison a-t-elle rejoint les rangs de l’Association ? Enfin, elle ne s’est pas enfuie, c’est déjà ça.

Comme disait Gaston Saint-Langers, « le courage est la première des qualités et la qualité des premiers ».

Au même moment, poussant un grognement de triomphe, le garou attrape l’insecte de cornaline. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine.

— Fafnir !

La grosse main se referme sur le scarabée.

Et puis une odeur de brûlé capte l’attention du lycan. Sidéré, il voit des flammes rouges grimper à l’assaut de ses vêtements.

Lâchant ce qui reste de Fafnir, Lakej tente désespérément d’éteindre le feu qui s’attaque aussi à sa fourrure.

Je me précipite et ramasse le scarabée. Il est dans un sale état ! Il va falloir trouver une autre enveloppe – au moins provisoire – à Fafnir. C’est dommage, je m’étais habitué à voir le monde à travers ses yeux d’ambre.

— antany àl hunlocnya$ ! Hantanyël hunlocënya ! Merci mon dragon-chien ! Fslocnya$… Fëalocënya… Mon étincelant dragon… Anmoinà ninya00… Anmoinë ninya… Mon très précieux…

Fafnir remue légèrement dans ma main.

Ne t’inquiète pas, mon fidèle, je m’occuperai de toi très vite. Dès que le vilain monsieur qui t’a fait du mal se sera consumé.

À propos de consumer…

Je fronce les sourcils. Le sortilège n’est pas censé agir de cette façon. Le feu devrait être intérieur et brûler les chairs. Et pour l’instant les flammes rouges restent extérieures ! Le garou, s’il continue, va réussir à les éteindre.

Pas bon, ça. Pas bon du tout.

C’est le problème de la magie. Elle a un côté aléatoire parfois agaçant !

C’est aussi l’inconvénient d’être un praticien de seize ans. J’utilise la plupart de mes sorts et formules pour la première ou la deuxième fois. C’est insuffisant pour en tirer des constantes ou s’appuyer sur des certitudes.

En l’occurrence, je suis en train de découvrir que ce qui affecte un humain normal ne touche pas de la même façon un loup-garou anormal…

Résultat de ma brillante intervention : Lakej est toujours vivant et plus furieux que jamais. Seul point positif, Fafnir, quoique hors-jeu, est toujours vivant (enfin, actif, puisqu’il s’agit d’un sortilège).

— Oh non, gémit Nina, il vient par ici !

Complètement à poil (en comptant ceux qui lui restent), la peau roussie et les muscles gonflés de fureur, son visage défiguré irradiant de haine, Lakej ressemble plus que jamais à une créature sortie tout droit des Enfers.

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