Épilogue
Nina a été prise en charge par une unité de secours d’urgence.
On a évidemment fabriqué un mensonge sur mesure ; le mensonge semble être, en définitive, la spécialité de l’Association !
Article 10 : « L’Association mentira aux Agents qui mentiront à l’Association. » Il est temps maintenant d’affronter Walter et mademoiselle Rose.
Je dis affronter, non parce que je crains un mauvais coup ou une engueulade – j’ai été définitivement lavé de tout soupçon par le pouvoir nécromancien de Nina. Mais j’ai peur d’éprouver, en regardant mes deux mentors, une terrible déception.
Pire que ça, du dégoût…
— Jasper, je… nous…, commence Walter, le souffle haché, tandis que nous quittons la ruelle à la suite de l’ambulance.
— Vous n’y êtes pour rien, Walter, le coupe mademoiselle Rose. Vous n’avez jamais cru à la culpabilité de Jasper. Tout est ma faute. J’ai foncé droit dans le piège. Ma peine pour le Sphinx a brouillé mon jugement.
Elle se tourne vers moi et plonge ses yeux dans les miens.
— Je veux que tu saches, Jasper, que je m’en veux terriblement de t’avoir cru capable d’assassiner le Sphinx. Ensuite… Eh bien, si j’avais eu les preuves irréfutables de ta culpabilité, je n’aurais pas hésité à te tuer de ma propre main. Malgré toute l’affection que je te porte.
— Rose ! s’exclame Walter d’une voix faible.
— Ce n’est pas grave, Walter, je dis. J’ai l’habitude du franc-parler de mademoiselle Rose.
— Mon garçon, reprend-il en s’asseyant sur un banc couvert de graffitis. Je suis le premier à regretter les événements de ces derniers jours. Être possédé par un démon n’est pas une partie de plaisir, crois-moi. Et perdre un ami, – ou une amie – est terrible, tu en sais quelque chose. Nous avons tous énormément souffert et cette souffrance a obscurci nos jugements. Il est temps de régler ce contentieux une bonne fois pour toutes et de repartir sur des bases saines.
J’ai envie de les envoyer balader, lui, mademoiselle Rose et l’Association. Mais la franchise que je devine clairement chez Walter m’en empêche. J’ai dit à Ombe que je ne fuirais plus ; c’est le moment de commencer.
— Je suis d’accord, à condition que toutes mes questions trouvent une réponse ici et maintenant, j’annonce sur un ton de défi.
Ils se consultent brièvement du regard avant d’accepter d’un signe de tête. Je comprends alors qu’ils sont réellement prêts à tout pour recoller les morceaux.
— Qui a construit le sortilège qui protège la porte, rue du Horla ? j’attaque en guise de test (c’est la première question qui m’est venue).
— Une assemblée de trente-sept mages liés à l’Association, répond immédiatement mademoiselle Rose. Le sortilège ne concerne pas seulement la porte ; l’immeuble tout entier en bénéficie.
Mon cœur s’accélère. Test réussi ! Car, aussi sûr que je m’appelle Jasper, mademoiselle Rose vient de me dire la vérité. Ses yeux n’ont pas cillé…
— L’honnêteté voudrait qu’on puisse te poser nous aussi des questions, intervient Walter, qui a perdu ses forces dans la caverne mais pas le nord.
— D’accord, mais vous comptez pour un tous les deux, je précise.
— Durée de temps limitée, ajoute mademoiselle Rose en retrouvant son ton sec de secrétaire de l’Association.
— C’est à notre tour, dit Walter. Que faisais-tu dans les sous-sols de l’hôtel Héliott ?
— Je suivais la trace d’Otchi, le chamane. Je savais qu’il vous cherchait et il m’a conduit jusqu’à vous. Enfin, jusqu’à la chose démoniaque que vous abritiez !
— Tu as assisté à la bataille dans la caverne ? s’étonne mademoiselle Rose. Sans te manifester ?
— Pas si vite ! C’est à moi de poser une question.
J’hésite un instant.
Est-ce que je dois parler de l’évolution de mes pouvoirs magiques ? Ombe m’a donné la clé des changements qui affectent mon corps, un corps de plus en plus endurant, plus fort et plus rapide, insensible au froid et réceptif au heavy metal ; mais pas celle de ma maîtrise croissante des arcanes, ni celle de l’embrasement qui m’a débarrassé à la fois des menottes et du couple Séverin-Trulez.
Il reste également la question des rêves rouges…
Et de ma réaction inattendue face à Otchi l’exorciste.
Mais j’ai une autre question qui m’intrigue depuis plus longtemps.
— Vous avez envoyé vos mercenaires avenue Mauméjean pour me capturer alors que vous me croyiez coupable.
— Oui. Et toi tu…
— Je n’ai pas fini ! Pourquoi des mercenaires et pas des Agents ?
Walter et mademoiselle Rose se regardent, gênés.
— C’est un des secrets les mieux gardés de l’Association, Jasper.
— Un accord est un accord !
— Nous le tiendrons, confirme gravement mademoiselle Rose. Simplement, tu vas donner ta parole que tu ne révéleras jamais ce que tu as entendu, ce que tu entends et ce que tu entendras ici. Promets !
Je lève la main (elle n’en demandait certainement pas tant) et je jure.
— Très peu d’Agents travaillent pour l’Association, avoue-t-elle dans un soupir.
— Très peu… Ça veut dire combien ?
— Dans l’antenne parisienne, seulement Walter et moi, maintenant que le Sphinx est mort.
— Hein ?!
« Hein ?! »
Je n’en crois pas mes oreilles. Ombe non plus, visiblement !
« Elle se moque de nous, là, non ?
— Elle n’en a pas l’air ! »
J’insiste :
— Je ne comprends pas… Pourquoi ne pas avoir promu plus rapidement des Agents stagiaires, dans ce cas ?
— Parce qu’un nombre infime d’entre eux en ont les capacités, soupire Walter. Si l’on excepte Ombe et toi, seuls Jules et Nina possèdent de véritables aptitudes. Les autres sont à peine capables, dans le meilleur des cas, de faire friser des cheveux ou tourner du lait !
Je suis abasourdi.
— Que deviennent les autres stagiaires, à la fin de leur formation ?
— Soit des Auxiliaires, du genre de ceux que tu as croisés à plusieurs reprises et que tu appelles mercenaires, soit rien du tout, confesse mademoiselle Rose d’une voix tranquille. Ils sont rendus à leur vie normale. Une fois leurs souvenirs effacés, bien entendu.
— Cela n’a pas toujours été ainsi, précise Walter. Avant, nous avions le choix. Les talents n’étaient pas rares. Mais il semble que le groupe des Paranormaux se réduise petit à petit, en même temps que s’amenuisent et disparaissent les pouvoirs qui font leur particularité.
J’en reste pantois.
Je veux demander pourquoi Ombe et moi possédons des pouvoirs aussi puissants, alors que ceux de l’ensemble des Paranormaux déclinent ; mais mademoiselle Rose enchaîne :
— Quel rôle as-tu joué dans le massacre des vampires du manoir ?
— Aucun ! J’ai découvert la tuerie juste avant de délivrer Nina et la famille de Normaux prisonnières à l’étage.
Elle semble surprise.
Pas autant que moi quand une nouvelle succession de flashes rouges s’emparent de ma cervelle pour y déposer les images d’une affreuse tuerie, semblable en bien des points à celle du manoir…
Je secoue violemment la tête pour les chasser.
— Jasper ? me demande mademoiselle Rose. Tu vas bien ?
— Oui, euh c’est juste un peu de fatigue… Lorsque Ernest Dryden a essayé de me tuer avec son Taser trafiqué, il m’a dit qu’il travaillait pour l’Association. Est-ce qu’il mentait ? Et pourquoi s’est-il acharné sur Ombe et moi ?
— Tu viens de poser deux questions mais soit, répond Walter. Non, Dryden ne mentait pas. Il travaillait pour la MAD, une milice dépendant de l’Association – plus précisément de Fulgence, l’homme qui dirige l’ensemble de notre Organisation depuis le bureau de Londres. Cette milice est chargée de traquer les démons infiltrés dans notre dimension, ainsi que leurs serviteurs.
Mon cœur s’arrête.
— Pourquoi Ombe et toi étiez-vous visés ? continue-t-il.
Des flashes de lumière rouge… Des lambeaux de souvenirs. De rêves perdus…
— Puisque nous jouons au jeu de la vérité, la voici : nous n’en savons rien.
Moi, je sais.
Je sais que les tests auxquels l’Association nous a soumis, Ombe et moi, n’ont pas fonctionné.
Un éblouissement brûlant.
Des mots dépourvus de sens traversent mon cerveau…
Noir corbeau…
Voleur de nuages…
L’eau pâle…
Qui court et qui ronge…
La terre qui se tord…
Rivage glacé…
Même si Ombe semble l’ignorer, je sais pourquoi elle et moi sommes liés dans l’odeur du soufre.
La rouge saveur du soufre…
Il ne manque plus qu’une pièce pour terminer le puzzle et voir l’image apparaître tout entière…
— Le temps est presque écoulé, Jasper, me prévient mademoiselle Rose.
Est-ce que je dois leur dire ?
Leur dire, puisqu’ils n’ont pas su le découvrir, que leur pire ennemi se tient peut-être devant eux ? Peut-être.
— Nous avons chacun droit à une dernière question, annonce Walter en se tournant vers moi. Tu veux commencer ?
La dernière pièce.
L’ultime.
Pour que la lumière soit.
— Qu’est-ce que…, je demande d’une voix tremblante qui m’attire les regards étonnés de mes deux mentors. Qu’est-ce que la Barrière ?
— Tes questions touchent juste, admet Walter, admiratif. Il s’agit là encore d’un des grands secrets de notre Organisation.
Un grand secret…
Il ne sera jamais aussi grand que celui qui vient de m’échoir.
— Notre monde n’est pas unique. L’univers est en réalité un multivers. Tu te rappelles les cours de mademoiselle Rose ?
Je hoche la tête en déglutissant.
— Si ces mondes entraient en contact les uns avec les autres, les conséquences seraient terribles, poursuit-il. Parce que certains d’entre eux ont une nature prédatrice et verraient volontiers les portes s’ouvrir. C’est pour cela que les autres mondes se protègent en érigeant des barrières. Notre Barrière, à nous les hommes, ce sont les Anormaux.
— En protégeant les Anormaux, poursuit mademoiselle Rose, l’Association protège les Normaux et préserve notre monde de la convoitise des espaces dimensionnels belliqueux.
— Tu comprends, Jasper, l’importance de notre rôle ? me demande Walter en me décochant l’un de ses bons vieux sourires paternels.
Et comment que je comprends ! Quelqu’un cherche à faire tomber la Barrière et à livrer notre monde à l’appétit des démons…
J’ignore encore le rôle qui sera le mien dans cette bataille. Mais j’ai l’intime conviction qu’il dépend entièrement des minutes qui vont suivre.
— À mon tour de poser la dernière question, annonce mademoiselle Rose.
Ne vous trompez pas, s’il vous plaît.
Dites que vous voulez toujours de moi.
Ne faites pas de moi votre ennemi.
Il suffirait de si peu de chose pour faire pencher la balance…
Ou alors jetez-vous sur moi, attachez-moi solidement, empêchez-moi de faire du mal !
— Jasper…
S’il vous plaît, mademoiselle Rose, s’il vous plaît !
— Nous accordes-tu ta confiance, malgré ce qui s’est passé ? Es-tu encore des nôtres ?
Je lâche un long, un très long soupir.
Les dés sont jetés.
Je lutterai aux côtés de l’Association.
Contre ses ennemis.
Contre moi-même, s’il le faut.
— Oui, je hoquette.
Walter et mademoiselle Rose sourient.
Ils vont m’emmener rue du Horla, me préparer un chocolat chaud, écouter et noter soigneusement mon rapport.
Sans se douter de ce que je suis.
De ce que j’ai fait et suis capable de faire encore.
« Ombe, ma sœur Ombe, ne vois-tu rien venir ?
— Je ne vois que la route qui poudroie, Jasper. L’horizon est voilé !
— Ensemble, hein ? Pour le meilleur…
— … et pour le pire. Tu peux compter sur moi, petit frère. Toujours. »
[1] Fear Factory, « Powershifter ».
[2] The Doors, « Shaman’s Blues »