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— Une affaire de drogue ? s’exclame Jean-Lu tandis qu’on approche de la bouche de métro. Tu te fous de moi ?

— Je sais, c’est dingue, je réponds en mettant toute ma conviction dans ce mensonge aussi bancal qu’un sortilège invoqué dans l’urgence. Mais avec le stress au lycée et l’exemple de mes idoles rock… j’ai craqué.

Nina m’a regardé d’une drôle de façon quand j’ai commencé à inventer cette histoire. Elle marche à présent en silence à mes côtés, partagée entre l’amusement et autre chose (je ne veux pas savoir quoi).

Jean-Lu, par contre, affiche son visage des mauvais jours.

— Si c’est une plaisanterie, reprend-il, je la trouve franchement pas drôle. Sinon… Merde, Jasp, qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? Pourquoi tu ne nous en as jamais parlé ?

Je soupire, autant pour rendre mes regrets crédibles que parce que je lui mens pour la première fois. Je déteste ça ! Malheureusement, les règles sont parfaitement claires :

Article 2 : « L’Association n’existe pas. »

Article 5 : « L’Agent garde secrète la nature de son travail. »

Qu’est-ce que je peux faire d’autre ?

— J’ai commis deux erreurs, Jean-Lu, je dis d’un air contrit. M’intéresser à cette saloperie et ne pas payer les fournisseurs.

— C’est pour te réclamer de l’argent qu’ils sont venus chez toi ? s’étonne mon ami avant de froncer les sourcils. Tu as dû laisser une sacrée ardoise pour qu’ils débarquent à trois, armés jusqu’aux dents…

— Assez lourde, je réponds, peu désireux de m’étendre sur mon mensonge. Mais j’ai de quoi régler cette affaire dans ma sacoche. Je suis désolé de t’avoir embarqué là-dedans, vieux.

— Non, Jasp, me dit Jean-Lu en posant sur mon épaule sa grosse patte d’ours. C’est moi qui suis désolé de ne pas avoir compris plus tôt ce qui se passait. Tes cours particuliers bidon, ton départ précipité du Ring, tes coups de fil à n’importe quelle heure, tes délires à propos de filles canon… J’aurais dû percuter !

Là, je suis vraiment mal.

— Mais je te promets une chose, m’assure-t-il avec émotion. Et je sais que Romu sera d’accord ! C’est de t’aider à décrocher.

Carrément dans la merde.

— Est-ce que Nina, continue Jean-Lu en s’approchant de manière qu’elle ne puisse pas entendre, touche aussi à la drogue ?

— Non, je réponds en secouant vigoureusement la tête. On peut même dire qu’elle m’aide à m’en sortir.

— Bien, bien. Et… tu sors avec elle ? me demande-t-il abruptement.

— En quelque sorte.

Il m’observe et soupire à son tour.

— Comment est-ce que je peux t’aider, là, tout de suite ? Tu veux que je reste avec Nina pendant que tu vas voir les dealers ?

— Non, Jean-Lu. Tu es adorable mais tu en as assez fait. Nina…

J’hésite un instant avant de poursuivre.

— … vient avec moi.

Mon ami hoche gravement la tête.

— Dans ce cas, je viens aussi.

— Jean-Lu, je t’assure que…

— Inutile de discuter, conclut-il avec une voix décidée que je connais trop bien. Je ne te laisserai pas tomber encore une fois. Quoi qu’il se passe, je serai à tes côtés.

Je lance un regard à Nina qui lève les yeux au ciel et hausse les épaules, me signifiant que c’est moi qui me suis mis dans ce pétrin et que c’est à moi d’en sortir.

Bon sang ! Je suis en route pour affronter un maître sorcier et je suis accompagné pour me prêter main-forte d’un gros gars têtu et d’une fille dont les seuls talents consistent à ouvrir des portes avec des baleines de soutien-gorge et à se camoufler en endive !

Pour ne rien arranger, Ombe s’est inscrite sur liste rouge.

Je suis bien barré…


— Au fait, Jasp, me demande Jean-Lu sur le quai du métro, tu as vu Romu, récemment ?

— Non, je réponds (en pensant très fort que Romu est actuellement le cadet de mes soucis). Il n’est pas chez ses grands-parents ?

— J’ai essayé d’appeler partout : il n’est nulle part.

— Étonnant, je fais, abandonnant le cours de mes pensées pour m’intéresser à la discussion. Il passe toujours les vacances de Noël en province, chez les vieux.

— Romu est bizarre, ces derniers temps, continue Jean-Lu, un pli soucieux sur le front. Tu n’as pas remarqué ?

— Non, j’avoue, mal à l’aise.

Je prends brutalement conscience que mes aventures récentes m’ont éloigné de mes amis plus que je ne le pensais.

— Maintenant que tu le dis, je corrige, je l’ai eu au téléphone, la veille du Jour de l’an. C’est vrai qu’il n’avait pas l’air dans son assiette !

— La dernière fois qu’on a bavardé en ligne, il était encore plus pâle que d’habitude, reprend Jean-Lu en secouant la tête. La mauvaise qualité de mon ordinateur n’explique pas tout. Romu se mordait les lèvres, il avait l’air crevé…

Jean-Lu s’arrête en plein milieu de sa phrase et me regarde d’un air suspicieux.

— Est-ce que lui et toi… ?

Pas de sous-entendu malsain derrière ces mots. Je comprends immédiatement l’inquiétude de mon ami.

— Romu ne touche pas à la drogue, je me récrie. Pas à ma connaissance, en tout cas. Je te le jure !

— Alors c’est une fille, assure-t-il, rasséréné, au moment où la rame fait son apparition dans la station. Je l’ai vu traîner avec une jolie blonde, deux ou trois fois.

— Une fille, c’est sûr, ça change un homme, j’acquiesce, même si j’ai du mal à imaginer Romu avec une copine.

Mais après tout, ma vie d’aujourd’hui ne ressemble en rien à celle d’hier. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour mes amis ?

Romu, avec une jolie blonde…

Je pense aussitôt à une autre blonde et mon cœur se serre.

N’est-ce pas, Ombe, qu’une fille, ça peut changer la vie ?

La ligne de métro est directe jusqu’à « Porte de Vouivre ». J’ai largement le temps de contacter Fafnir pour faire le point sur la situation.

Jean-Lu s’est assis à côté de Nina et a engagé la conversation.

J’ai les mains libres. Je cale ma tête contre la vitre et ferme les yeux, comme si je m’assoupissais. Je murmure les mots elfiques pour activer le lien, latent et invisible, qui me rattache à mon scarabée-espion.

— Fafnir Ma hlaraty ni ? Fafnir… Ma hlaratyë ni ?

Fafnir… Tu m’entends ? Mass nat ? Massë nat ? Où es-tu ?

Mes oreilles bourdonnent légèrement. Fafnir est en mode réception.

— Fafnir A tana nin ambar silum ar sinom Fafnir… A tana nin ambar silumë ar sinomë… Fafnir… Montre-moi le monde à ce moment et à cet endroit…

Mise en route du film sur un écran jaunâtre (l’ambre des pupilles de mon artefact). L’image est déformée (l’arrondi de ses globes oculaires) mais parfaitement reconnaissable.

Le chamane approche de l’hôtel Héliott.

J’ai mon information : Otchi a dix minutes d’avance sur nous. Que va-t-il en faire ? J’observe avec inquiétude la suite des événements.

Là-bas, dans le hall de l’hôtel, Fafnir vrombit discrètement autour d’un arbre décoratif, empoté (l’arbre, pas Fafnir). Le chamane passe devant le comptoir, fait un signe de tête poli à l’agent d’accueil et se plante devant l’ascenseur. Ding ! Il entre dans la cabine, appuie sur le bouton du deuxième sous-sol. Les portes se ferment. Impossible pour mon espion d’accompagner le chamane sans se faire repérer.

Heureusement, Fafnir a de la ressource. Il fonce vers l’escaliers et gagne les sous-sols, de toute la vitesse de ses petites ailes en lapis-lazuli. Mais il n’a pas besoin d’aller loin : le chamane s’est immobilisé à la sortie de l’ascenseur.

Fafnir s’accroche aux aspérités du mur pour observer la scène.

Un colosse de l’envergure d’un troll, dépassant largement les deux mètres et les deux cents kilos, bloque le couloir. Son costume sombre, tendu à craquer, pourrait faire croire à un garde du corps. Mais il manque les inévitables oreillettes.

Il faut dire, aussi, que son oreille droite, lacérée, ressemble à une chiffonnade de jambon cru. Ce type est salement défiguré.

Ses yeux, marron, pailletés de rouge, sont étonnamment fixes.

Cet homme est soit shooté, soit cinglé.

J’ai dit « homme » ? Je retire. Ce type ne peut pas être humain. À la pilosité qui court sur ses doigts, je penche pour un garou.

Quoi qu’il (en) soit, Otchi ne semble pas davantage impressionné par ce monstre que par les vampires du manoir. Comment fait-il, bon sang ? Je lui envie cette assurance (même si je ne suis pas prêt à l’échanger contre sa chauvitude).

Son inimitable sourire aux lèvres, Otchi fait signe qu’il aimerait passer. L’autre secoue la tête. Le chamane avance alors d’un pas, lève un doigt et l’agite sous le nez du monstre comme s’il s’agissait d’un enfant capricieux.

Pas te mettre au travers de ma route, homme-loup. Toi regretter.

Homme-loup. Je ne m’étais pas trompé !

Le garou adopte aussitôt une posture agressive.

Si tu avances encore, petit homme, je te réduis en bouillie.

J’ai vu Otchi venir à bout de mercenaires, tenir tête à des vampires, soumettre des spectres et échapper à une créature infernale. Je connais ses capacités. Mais là, face à ce monstre… Pourtant, il faut qu’il en réchappe si je veux retrouver Walter !

À ce sujet, d’ailleurs… Qu’est-ce qu’un loup-garou vient faire dans l’histoire ? Le chef de l’Association en fuite aurait demandé à des Agents de protéger ses arrières, pas à un lycan !

Je ne comprends rien.

Sinon que, comme mon intuition me le souffle depuis le début, le chamane est une pièce importante du puzzle. Qui doit impérativement rester en vie.

— Sors ton tambour, Otchi, je murmure. Vite !

Comme s’il m’avait entendu, Otchi plonge la main dans les plis de la couverture qu’il tient nouée autour de la taille et brandit… une clochette.

Qu’est-ce qu’il fée, euh, fait, l’homme-orchestre ?

Sans laisser le temps au garou de comprendre, Otchi esquisse aussitôt quelques pas de danse. Il entonne la même mélopée rauque que la première fois dans le métro. Celle qui envoie les mercenaires au tapis.

Puis il agite la clochette.

L’effet est immédiat. D’abord stupéfait par sa réaction, le monstre se prépare à bondir, avant de se retrouver prisonnier d’entraves invisibles. Il s’effondre à genoux en hurlant, tentant vainement de se boucher les oreilles.

Quelques tintements supplémentaires et il s’effondre lourdement sur le sol, sans connaissance.

Je suis médusé.

Je viens d’assister à l’affrondement (ou l’affrontement, pour les incultes et les frondophobes) de David et Goliath !

Un fol espoir m’envahit. Maintenant j’en suis sûr, Otchi est capable de m’aider à comprendre les rapports étranges que j’entretiens avec la magie !

Je mets péniblement un terme à mes visions. Une voix dans le haut-parleur vient d’annoncer « Porte de Vouivre », le terminus de la ligne.

— Tu sais où tu vas, hein, Jasp ? chuchote Jean-Lu en me voyant pousser, sans hésiter, la porte de l’hôtel Héliott.

— Oui, je réponds, légèrement agacé. Les rendez-vous dans les endroits glauques, genre rue déserte ou entrepôts abandonnés, c’est bon pour les films. Les dealers d’aujourd’hui aiment le luxe.

Nous sommes à peine entrés qu’un homme se penche vers nous du comptoir de l’accueil.

— Je peux vous aider ?

Il faut avouer qu’on offre un spectacle pour le moins inhabituel. Un grand maigre tout en noir, un gros costaud du genre rockeur et une fille fringuée pour aller en boîte : l’équipe est franchement hétéroclite.

— Les Pieds Nickelés en vadrouille, je marmonne entre mes dents.

« Tu oublies la fille fantôme ! »

— Tiens, Ombe ! Non, ma vieille, je ne l’oublie jamais. C’est plutôt elle qui a tendance à déserter…

— Je suis toujours là, Jasper. Parfois, je rêvasse, c’est tout.

— Maintenant que tu es réveillée, tu as des idées, pour la suite ?

— Non. Mais je te rappelle que tu as une équipe avec toi.

— Merci pour ton aide !

— De rien. »

Le réceptionniste arbore un visage suspicieux. Je dois agir car c’est peut-être un complice du garou. Je cherche en vain sur mon poignet le bracelet de discrétion. Je l’ai oublié dans l’appartement… Quel idiot !

Je cherche fébrilement un mensonge crédible à servir à l’employé, quand Nina me devance :

— Mon père arrive, explique-t-elle avec un naturel parfait. Il gare la voiture. On peut attendre dans les fauteuils ? Oui ? Cool !

L’homme a acquiescé. Il semble se satisfaire de la réponse.

« Alors, Jasp ?

— Une équipe, je sais… »

Je regarde mes acolytes (qui n’ont rien d’anonyme). Mon cœur se serre brièvement. Contrairement à Ombe, je pense, moi, qu’il est temps de les préserver.

— Je descends au sous-sol, j’annonce. Je ne devrais pas en avoir pour longtemps. Attendez-moi là.

Nina et Jean-Lu échangent un bref regard de connivence.

— Pas question, dit Nina. On vient.

— Ça peut être franchement dangereux, je rétorque en évitant d’évoquer le garou embusqué là-dessous.

— Justement, confirme Jean-Lu en croisant les bras, pour signifier que cette décision est irrévocable.

« Une équipe, Jasper !

— Ombe, tu sais bien que Jean-Lu et Nina, même s’ils pensent bien faire, vont au contraire me gêner…

— On ne crache jamais sur un peu d’aide.

— Tu as vu ce qu’on va affronter, en bas ?

— Non. Quoi ?

— Eh bien le… le… »

Interloqué, je ne sais quoi dire, avant de me rappeler qu’Ombe n’a pas accès aux pensées que je formule pour moi-même. Logiquement, elle n’a donc pas non plus connaissance des informations transmises par Fafnir…

« C’est rien, Ombe. Laisse tomber. »

Puis je capitule à voix haute :

— D’accord, les gars (le féminin de gars étant garce, je préfère la jouer collectif). Mais dépêchons-nous !

Je me dirige vers l’escalier emprunté quelques instants plus tôt par Fafnir, en prenant soin de ne pas attirer l’attention des employés de l’hôtel.

Jean-Lu et Nina sur mes talons, je dévale les marches jusqu’au deuxième sous-sol, contourne le mur de béton derrière lequel mon espion a assisté à l’exhibition chamanique d’Otchi et…

… et je manque de percuter le loup-garou qui secoue rageusement la tête.

Zut.

J’ai manqué le créneau d’un poil.

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