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Lakej fait un pas dans notre direction. Un seul. Puis il s’arrête.

Mon cœur se met à battre plus vite.

Est-ce que ça veut dire qu’il ne chargera pas ?

Le garou secoue la tête comme une bête inquiète. Il a entendu une rumeur, un murmure peut-être, derrière lui, là où Otchi s’est enfui. Inaudible pour nos oreilles humaines.

Quelque chose qui le bouleverse.

Il se demande s’il doit se précipiter dans le couloir ou bien rester à son poste. L’une ou l’autre de ces solutions serait désastreuse, puisque je compte bien m’engouffrer dans le couloir à la première occasion ! La première option présente l’avantage, malgré tout, d’épargner mes compagnons.

Car si le garou penche pour la bagarre, jamais Nina n’aura le temps de prendre la fuite. D’ailleurs, à en juger par son attitude angoissée mais déterminée, je suis persuadé qu’elle refuserait de partir en nous laissant, Jean-Lu et moi.

Il y avait dans ma sacoche des charmes, des plantes et des pierres avec lesquelles j’aurais pu bâtir un sort à la va-vite pour nous protéger. Lakej a réduit à néant mes espoirs, en même temps que mes ingrédients.

Comment arrête-t-on un garou ? Mon artefact le plus puissant, l’anneau dit du rayon de la mort, s’est avéré sans effet sur lui !

Évidemment, je pourrais construire un pentacle dans l’urgence. Seulement, je ne dispose pas de sel. Tout ce que je ferais sans sel ne tiendrait pas deux minutes contre la puissance d’un garou.

Je note mentalement (si je survis, ce qui paraît peu probable) de coudre une poche secrète dans ma veste, remplie de sel.

« Si seulement tu avais une arme en argent…

— Ombe ! »

Entendre à nouveau mon amie – mon équipière – me soulage considérablement.

« Je croyais que tu m’avais abandonné !

— Jamais.

— Tu étais bien silencieuse…

— Ce n’est pas parce que je me tais que je ne suis pas là… On perd du temps, Jasper.

— De l’argent, tu dis ? J’ai ma bague. C’est un alliage.

— Rien d’autre ?

— Non.

— Ça ne suffira pas.

— Ton idée, c’est quoi ?

— Démolir le lycan avec une arme en argent.

— Ouais. Même si j’avais une masse en argent massif, j’ai bien peur que ton plan soit voué à l’échec…

— Tu te sous-estimes, Jasper.

— Je ne crois pas. »

C’est le moment que choisit Lakej pour prendre sa décision.

Son regard se pose sur Nina et moi.

Il va d’abord s’occuper de nous, avant de foncer dans le couloir…

— Désolé, je dis à Nina en lui attrapant la main. J’aurais aimé passer plus de temps avec toi.

Effrayée mais digne jusque-là, Nina craque brutalement.

— Ne m’abandonne pas, Jasper, je t’en prie ! me supplie-t-elle en serrant ma main de toutes ses forces et en vissant son regard sur le mien. Ne laisse pas ce monstre me faire du mal !

Ses yeux sont devenus des mares et reflètent une peine infinie.

Les paroles de Nina pénètrent au plus profond de moi. Elles s’insinuent dans ma tête, dégringolent dans mon ventre et serrent mon cœur.

Je tressaille, fouetté par une décharge d’adrénaline.

Bon sang, Nina a raison ! Il est de mon devoir de la protéger. Je n’ai pas le droit de baisser les bras !

— Ne t’inquiète pas, je la rassure. Je me battrai jusqu’à mon dernier souffle !

Je me redresse, rempli d’une détermination nouvelle. Mon cerveau se remet à fonctionner à plein régime.

De l’argent, hein ? Pour cogner sur le garou ? Par la barbe de Gandalf, je trimballe dans ma poche depuis des jours la gourmette d’Ombe vol… hum, récupérée dans sa chambre ! Bon, d’accord, avec une gourmette, même en argent, je reste monté un peu fin. Mais je dispose également d’un sortilège qui m’a prouvé moult fois sa valeur et ses capacités d’innovation !

Je fredonne un air pour me donner du courage :

You want war

You got war

More than you bargained for…[1]

Puis je sors Fafnir de la poche où je l’avais rangé et serre la chaînette d’argent dans ma main droite.

— Fafnirq Tyelpeva rembessen intav Fafnir ! Tyelpeva rembessen ! Lintavë ! Fafnir ! Dans les maillons d’argent ! Vite !

Sans se faire prier, le ruban de brume dorée qui constitue l’essence de mon sortilège quitte le scarabée déstructuré et s’engouffre dans la gourmette.

L’assemblage de cornaline, d’améthyste, de lapis-lazuli, d’ambre et de plomb se disloque aussitôt.

Je fourre les morceaux dans ma poche et me prépare sans broncher à l’attaque du garou.

« Gestion, Jasper.

— Hein ?

— Tu gères les coups.

— D’accord, mais… »

Lakej a visé la tête, griffes en avant. Je dévie sa main avec mes avant-bras, en glissant sur le côté. Aïe ! Qu’est-ce qu’il frappe fort !

J’évite, en me baissant, un deuxième coup surgi de nulle part.

Je réchappe au troisième en jouant des coudes.

Je suis encore vivant ! Mais, à ce rythme, je ne le resterai pas longtemps.

« Organisation !

— Quoi ?

— Tu prépares ta contre-attaque.

— Oui, mais encore ?

— Tu le frappes ! »

Un coup de poing passe à trois millimètres de mon visage. Le courant d’air fait bouger mes sourcils ! Sans réfléchir, je lui balance un coup de pied dans le tibia, avec la pointe de ma solide chaussure en cuir. Il paraît surpris. Il m’en envoie un en retour, qu’instinctivement je pars avec le genou.

La douleur m’envahit, violente, mais Lakej semble avoir plus mal que moi.

« Ombe ! Il m’a pété le genou !

— Calme-toi, Jasper. Ton genou d’humain est plus dur que son pied de garou.

— C’est toi qui le dis ! Et maintenant ?

— Action.

— C’est pas ce que je fais, depuis tout à l’heure ?

— Tu arrêtes de jouer et tu le cognes pour de bon ! »

Les griffes déchirent un pan de mon manteau. Ah non ! Je commençais à y tenir !

— C’est une veste que tu cherches à prendre ? je dis en me décalant et en lui collant un coup de poing dans les côtes. Tu l’auras voulu !

Il hurle.

C’est un hurlement de douleur et d’étonnement.

À l’endroit où j’ai frappé, deux côtes saillent et le sang commence à ruisseler.

C’est moi qui ai fait ça ?

Je regarde ma main. Une lumière argentée émane de la gourmette que je tiens à la façon d’un coup-de-poing américain et pulse autour de mes doigts.

Fafnir – je ne sais comment – a réussi à transformer le bijou pour bébé en arme redoutable ! Un halo mystique protège à présent ma main droite, transformée en marteau de Thor.

Lakej m’observe, les yeux remplis d’incompréhension. Et si je mettais un terme à ses interrogations ? Je ne voudrais pas qu’il se fatigue le cerveau…

Tout à coup, je titube. Un flash de lumière rouge vient d’exploser dans ma tête. Créant un appel d’air vers un trop vaste espace intérieur. Je tombe en moi et des images défilent. Des souvenirs. Non, pas des souvenirs. Le souvenir d’un rêve.

« Jasper, ça va ? »

Je suis dans une arène, environné de cris de fureur et de présences fantomatiques. D’hommes en armes également. Beaucoup sont morts. Le sang coule de mes doigts

« Jasper ! Reprends-toi ! »

J’émerge de mon hallucination comme un plongeur hors de l’eau, juste à temps pour bloquer un coup rageur.

Si Lakej avait heurté une enclume, il ne se serait pas fait plus mal. Son bras se brise contre la gourmette avec un bruit de branche cassée.

Je vois la peur envahir son regard de bête sauvage.

— Le combat est terminé, je grommelle entre mes dents, pressé d’en finir avant d’être saisi par une autre hallucination.

Je vise le plexus et frappe de toutes mes forces avec l’aide de la chaîne fafnirienne. Lakej se plie en deux et s’écroule par terre.

Je l’achève d’un coup dans la tempe et je me redresse, haletant.

Le bijou a cessé de luire.

« Chapeau, Jasper. Même moi, je n’aurais pas fait mieux !

— Merci, Ombe.

— Qu’est-ce qui t’a pris, tout à l’heure ? C’est comme si tu avais… disparu. Tu m’as flanqué une sacrée trouille !

— C’est rien, je… je n’ai pas mangé, ce matin. J’ai eu un passage à vide, c’est tout.

— Ne me refais plus jamais un coup pareil.

— C’est promis, Ombe. »

J’essuie la gourmette puis mes doigts sur un morceau de ce qui fut le costume du loup-garou. Je me revois dans l’arène, je revois mes mains couvertes de sang.

Je réprime un frisson. Ce rêve était beaucoup trop réel.

Je chasse cette pensée absurde, remets la chaînette dans ma poche et rejoins Nina. Dans ses yeux qui me dévisagent et que j’aime tant, je lis de l’admiration.

Et de la répulsion.

— Ça va ? je m’enquiers en toussant.

— C’est à toi qu’il faut le demander, élude-t-elle avec un sourire forcé.

— Bah, la routine. J’explose des garous tous les jours !

Je m’accroupis et je lui prends la main. Elle se raidit légèrement.

— Nina… Il faut que je continue. Je dois retrouver le petit homme. Mais il est hors de question d’abandonner Jean-Lu ici. Il n’a pas repris connaissance. Il a besoin d’un médecin…

— Je reste avec lui, déclare-t-elle immédiatement, à mon grand soulagement.

— Tu n’as pas peur de te retrouver toute seule ? je demande pour la forme.

— Dès que tu partiras, je monterai chercher du secours. Je dirai que Jean-Lu a trébuché dans l’escalier.

— Tu es sûre ?

— Oui. Il suffit juste de mettre un peu d’ordre ici…

— Je vais garer le garou dans un coin, je déclare en me levant.

Ma tentative d’humour tombe à plat. Embarrassé, je m’attelle à la tâche et réussis à traîner le corps inanimé jusque dans un local technique.


En manœuvrant, mon pied heurte un objet. Je le ramasse. Il s’agit d’un rouleau de parchemins, serrés par un lacet de cuir rouge. Tombé de la poche de Lakej ?

Je les déplie et découvre des dessins. Des dessins naïfs racontant une histoire. Accompagnés, çà et là, de phrases en ouïgour et de runes sibériennes – si je ne me trompe pas.

L’ouïgour, j’ai du mal. Mais les runes, c’est mon rayon ! Je parviens à déchiffrer les premiers mots : Rouleaux de Sang.

Je ne sais pas pourquoi, j’ai du mal à imaginer Lakej avec un pinceau dans les doigts ! C’est le chamane qui a perdu les parchemins tout à l’heure. Est-ce qu’il s’agit d’une sorte de Livre des Ombres ?

Très excité, je déchiffre laborieusement plusieurs titres : « Au son du tambour », « Les sept collines », « Le pays des ossements »…

Il s’agit certainement de comptes rendus d’expériences chamaniques.

Incroyable !

Lakej n’étant pas prêt de se relever, je prends le temps de découvrir les premiers rouleaux. Ce qu’ils révèlent est passionnant, mais hélas loin des urgences du moment. En soupirant, je refrène ma curiosité et glisse les parchemins dans une de mes poches, me promettant d’y revenir à la première occasion.


Je rejoins Nina qui éponge de son mieux les traces de l’affrontement avec les lambeaux du costume de l’en-Hulké.

— J’y vais, je lui annonce.

Je m’approche pour l’embrasser. Elle fait un effort clairement perceptible pour ne pas retirer ses lèvres. Je ressens un pincement au cœur.

« Laisse-lui du temps, Jasper.

— Pourquoi les filles ne sont pas livrées avec un manuel, Ombe ? Je ne pige pas. Elle m’a embrassé pas plus tard que ce matin, alors que je ne demandais rien !

— On est plus sensibles que vous, les mecs.

— C’est toi qui me dis ça…

— Ce que vous tenez bizarrement pour acquis, les filles le remettent perpétuellement en question. Une différence de nature, j’imagine.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Ce matin c’était ce matin. Depuis, elle t’a vu te battre. Elle a découvert la violence dont tu es capable. Et ça lui fait peur.

— Ah bon ? Je pensais plutôt que ça l’impressionnerait favorablement !

— Les mecs ont une drôle de façon de voir les choses ! Nina a aperçu ton aspect obscur.

— Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?

— Ne la brusque pas, c’est tout. »

Nina me regarde avec intensité.

— Ton talent, me murmure-t-elle, c’est la magie, n’est-ce pas ?

— Oui.

Quelle importance qu’elle sache, maintenant ? Quand on a partagé certaines aventures, à quoi bon les secrets ?

Elle semble d’ailleurs apprécier ma franchise. Son visage se détend.

— Et… toi ? je lui demande.

— Je force les autres à me protéger, avoue-t-elle en plongeant ses sublimes yeux verts dans les miens.

— Hein ?

— Quand le garou s’est jeté sur nous, je t’ai supplié de me sauver, de ne pas m’abandonner, n’est-ce pas ?

— Oui. Mais…

— Ce n’est pas ce que tu as fait ?

— Si, bien sûr !

— Tu aurais été courageux tout seul, Jasper, parce que tu es un garçon bien. Je t’ai seulement donné la motivation et la force d’agir. Je t’ai obligé à être meilleur. C’est ça, mon talent. Pousser les autres. Plutôt nul, pas vrai ?!

J’hésite avant de lui répondre et elle se méprend sur mes sentiments. Son visage s’assombrit. Je m’empresse de la rassurer.

— Non, Nina. C’est un talent… pas commun du tout.

— Pas commun mais très égoïste. C’est ce que tu penses, n’est-ce pas ? C’est ce que tout le monde penserait si…

— Tu te trompes ! Je… C’est le plus altruiste des dons, au contraire.

— Comment ça ? Qu’est-ce que tu veux dire, Jasper ?

— C’est comme si… Tu rends les choses belles. Tu enlèves les noirceurs qu’il y a chez les gens ! En nous obligeant à être meilleurs, tu nous rends un immense service ! Je ne sais pas si je suis bien clair, Nina. Mais ton don, j’aurais adoré l’avoir…

Son visage s’illumine. Je le prends en plein dans les yeux et mon cœur s’affole. Ma résolution vacille, je n’ai pas envie de la laisser seule. Cette fois, le pouvoir qui s’exerce sur moi n’est pas celui de la paranormale ! Il réside dans des cheveux roux en désordre et des yeux verts, humides. Et il provoque d’amples battements de cœur.

« Jasper ? Faut bouger, mon grand.

— Oui, Ombe. Je sais. Encore une minute.

— Plus tu attends et plus ce sera difficile… »

Elle a raison.

Je rassemble ma volonté.

— Je dois y aller, je dis à Nina en lui caressant la joue, d’une main tremblante.

— Fais attention à toi, Jasper, murmure-t-elle.

J’emporte son vœu serré contre moi, en m’éloignant vers l’inconnu dans un couloir qu’un garou était prêt à tout pour défendre.

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