CHAPITRE VII
LE COLLECTEUR D’IMPÔTS
CELA FAISAIT DES JOURS qu’il suivait les repères de la voie commerciale et, à la vérité, il n’avait aucune raison de s’en faire ; les bornes grossièrement taillées, aisément repérables, jalonnaient régulièrement le chemin, et rares étaient les obstacles soufflés par le vent sur le sentier soigneusement battu. Toutefois, il ne put s’empêcher de pousser un soupir de soulagement lorsque Yahannochia apparut enfin à l’horizon.
Sa monture, elle, ne parut pas s’en émouvoir. Le jibarat ne modifia en rien le rythme régulier et chaloupé de ses pas, même lorsque l’homme se mit, contre toute raison, à le frapper du plat de la main. Pour ce qui était de trouver la cadence appropriée à ces longs périples, les jibarats savaient se montrer plus raisonnables que les humains.
À présent, il apercevait entre les collines les demeures isolées des tisseurs de tapis en cheveux, les unes excentriques et colorées, les autres ternes, grisâtres et modestement nichées dans la roche, chacune avec son propre style et sa propre histoire. Certaines constructions arboraient des toits pointus et des murs d’un rouge flamboyant, d’autres encore étaient plates et tout en pierres taillées. Il vit même une maison d’une couleur si sombre que, de loin, on aurait pu la croire ravagée par le feu.
Lorsqu’il franchit les portes de la ville, personne ne fit attention à lui. Des enfants couraient dans tous les sens en se querellant vivement et un petit groupe de femmes bavardait à un coin de rue. À quelques rares reprises, il vit la peur, cette peur si reconnaissable, naître chez ceux dont le regard tombait sur les insignes fixés aux poches de sa selle : les insignes des questeurs impériaux.
Il se rappelait les lieux. Peu de choses avaient changé depuis sa dernière visite qui remontait pourtant à trois bonnes années. Il retrouva aisément le chemin qui, par les étroites ruelles, longeait de sombres bouis-bouis et de misérables ateliers couverts de poussière, découvrait des murs maculés de taches et des tas de bois moisi, et menait au siège des autorités de la ville.
Un sourire légèrement narquois flottait sur ses lèvres. Qu’ils n’espèrent pas le rouler. Ils pouvaient compter sur lui pour évaluer leurs biens et les imposer en conséquence, sans aucune pitié. Ils avaient bien sûr eu vent de sa venue ; c’était toujours le cas. Mais cela faisait des décennies qu’il était au service de l’Empereur et, depuis le temps, il connaissait toutes les combines. Qu’ils n’espèrent pas l’embobiner avec leurs façades misérables. En y regardant d’un peu plus près, on était sûr de découvrir des jambons gros et gras accrochés dans les caves et les étoffes les plus raffinées cachées dans les armoires.
Quelle bande de mécréants ! Le seul sacrifice qu’on demandait à leurs lamentables existences, c’était un peu d’impôts, et, même là, ils trouvaient encore le moyen de se débiner.
Il arrêta son jibarat devant la maison où siégeait le premier édile et, sans mettre pied à terre, il toqua à l’une des fenêtres. Un jeune homme se pencha au-dehors et lui demanda ce qu’il désirait.
« Je suis Kremman, juge et questeur impérial. Annonce-moi auprès du représentant de cette ville. »
En apercevant le sceau impérial, l’adolescent ouvrit de grands yeux, acquiesça avec empressement et disparut.
Ils lui avaient fait tous les coups possibles et imaginables. À Brepenniki, d’où il venait, ils avaient brûlé le grand-livre. Bien sûr, ils avaient refusé de l’avouer – ils n’avouaient jamais une chose pareille. Ils avaient prétendu qu’un feu s’était déclaré au siège de la municipalité et que le livre avait été détruit dans l’incendie. Comme si c’était un moyen d’échapper à l’impôt ! Tout ce qu’ils y avaient gagné, c’était de le voir prolonger son séjour. Il avait fallu rédiger un nouveau registre et estimer à nouveau les biens de chaque habitant de la ville. Les hurlements, les grincements de dents et les pleurs habituels n’y avaient rien changé : il ne s’était pas laissé impressionner et avait fait son devoir. Il savait qu’à l’avenir ils feraient plus attention. Ils ne s’aviseraient pas de lui refaire ce coup-là.
La porte de la maison s’ouvrit brusquement, et un vieil homme grassouillet déboula en trombe, enfilant en grande hâte les manches de son manteau d’apparat richement drayé. Il s’en dépêtra tant bien que mal et, à bout de souffle, s’arrêta devant Kremman. La sueur perlait en fines gouttes sur son front. Il leva alors les yeux vers le collecteur d’impôts.
« Au nom de l’Empereur, je vous salue, Kremman ! s’exclama-t-il d’un ton nerveux. Votre venue tombe bien, très bien même, car depuis hier nous gardons un sacrilège dans nos geôles et nous ne savons qu’en faire. Mais maintenant que vous êtes là pour rendre un arrêt… »
Kremman jeta sur l’homme un regard méprisant.
« Mon temps est précieux. Si c’est un sacrilège, pendez-le comme la loi l’exige. »
Le premier édile, soufflant comme une bête de somme, acquiesça avec un tel empressement qu’on aurait pu croire qu’il allait défaillir d’un moment à l’autre.
« Jamais, au grand jamais, je ne me serais permis de vous importuner avec cela, Votre Honneur, s’il s’agissait d’un sacrilège ordinaire. Mais ce n’est pas un sacrilège ordinaire, c’est même un sacrilège plus qu’extraordinaire, et je suis intimement convaincu… »
Mais où allaient-ils chercher tout cela ? Si seulement ils avaient mis dans leur travail l’ingéniosité qu’ils déployaient à essayer de le berner ! D’un geste de la main, il stoppa le flot de paroles de son interlocuteur.
« Avant toute chose, je souhaiterais voir les livres, car c’est pour cela que je suis venu.
— Bien sûr, cela va de soi. Pardonnez-moi, je manque à tous mes devoirs : le voyage a dû vous fatiguer ; voulez-vous voir les livres immédiatement ou puis-je d’abord vous offrir de quoi vous rafraîchir et vous reposer ?
— Les livres d’abord, insista Kremman en sautant à terre.
— Les livres d’abord, très bien. Suivez-moi. »
Kremman prit la sacoche contenant tout son attirail et suivit le vieil homme dans la cave voûtée de la maison. Avec des gestes cent fois étudiés, il ordonna soigneusement son matériel sur une grande table, tout en regardant en silence le vieillard détacher une clé rouillée qu’il portait sur lui et ouvrir la grande armoire ferrée où les livres fiscaux étaient maintenus en sûreté.
« Tant que vous y êtes, apportez-moi aussi le volume des mises à jour, ajouta-t-il une fois que le premier édile eut posé sur la table le registre scellé.
— Je vous les fais apporter tout de suite », bredouilla l’homme.
Kremman eut un sourire haineux tandis que l’édile se dirigeait vers la porte d’un pas traînant. Il avait vraiment cru pouvoir le détourner de son travail avec de quelconques balivernes. Et maintenant il était déçu parce que cela n’avait pas marché.
Il les aurait. Il finissait toujours par les avoir, tous autant qu’ils étaient.
Il se mit au travail. Avant toute chose, il importait de s’assurer que le sceau apposé sur le grand-livre de Yahannochia n’avait subi aucun dommage. Kremman palpa les rubans qui enserraient le registre ; ils étaient intacts. Restait le sceau lui-même. Il le soupesa attentivement et l’examina d’un œil critique. Dans sa vie, il avait déjà apposé et décacheté des milliers de sceaux, mais il continuait pour ce faire de prendre son temps et s’interdisait de tomber dans la routine. Le sceau du grand-livre était l’élément le plus sensible de tout le système. S’ils parvenaient un jour à contrefaire ce cachet sans qu’il s’en aperçoive, il serait à leur merci. Si cela venait à s’ébruiter, cela lui coûterait sa tête. Dans le cas contraire, ils pourraient le faire chanter jusqu’à la fin de ses jours.
Le jeune homme qui lui avait ouvert la fenêtre – sans doute un employé de la ville – entra pour lui apporter le registre des mises à jour. D’un mouvement de tête irrité, Kremman lui signifia de le poser sur la table et, lorsqu’il remarqua la curiosité de l’adolescent, il lui lança un regard si mauvais que ce dernier préféra se retirer au plus vite. Pour ce qu’il avait à faire, il n’avait pas besoin de spectateurs.
Kremman posa avec précaution son cachet sur la cire déjà scellée. À son grand soulagement, cela concordait. Même l’examen minutieux auquel il se livra ensuite à l’aide d’une loupe puissante ne révéla aucune irrégularité.
Ils ne s’y risqueraient pas. Ils n’avaient pas oublié que c’était lui, Kremman, qui avait mis à jour la contrefaçon des scellés dans la Cité-des-Trois-Fleuves, alors qu’il n’était encore qu’au tout début de sa carrière. Ils n’avaient pas oublié l’acharnement avec lequel il avait réévalué les biens de chacun des habitants, les condamnant pour la peine à un impôt supplémentaire ; ils n’avaient pas oublié non plus les larmes que cela avait fait couler.
Restait encore le dernier test. Après avoir jeté un bref coup d’œil en direction de la porte pour être bien sûr que nul ne l’observait, il saisit un petit couteau et se mit à gratter précautionneusement les motifs du sceau. Celui-ci renfermait un secret qui restait inviolé aux yeux de quiconque s’avisait de faire fondre la cire ou de la briser : le premier sceau en cachait un second, que seuls des doigts habiles et expérimentés parvenaient à dévoiler. Avec une prudence infinie, Kremman gratta jusqu’à ce qu’une coloration imperceptible de la cire révèle la césure. Un léger tour de couteau suffit à décoller la couche supérieure ; c’était là un coup de main qu’il avait mis des années à prendre. Le sceau secret apparut alors ; c’était un minuscule signet que les collecteurs d’impôts impériaux étaient seuls à connaître. Kremman eut un sourire de satisfaction, s’empara d’une bougie et laissa fondre entièrement le cachet à sa flamme. Il recueillit la cire dans une petite coupelle de fer ; quand il en aurait fini, il s’en resservirait pour apposer son sceau.
Puis il ouvrit le registre. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, ce moment, ce moment de pouvoir, l’avait toujours galvanisé. Dans ce livre était enregistré tout ce que les villageois possédaient, des fortunes des riches aux maigres biens des pauvres ; grâce à ce livre, il pouvait d’un trait de plume décider du malheur ou de la prospérité de toute une ville. Le papier, raidi par le temps, craquait sous ses doigts lorsqu’il tournait les pages, presque avec tendresse ; il caressa du regard les feuillets jaunis, recouverts d’inscriptions très anciennes, de chiffres, de signatures et de cachets de toutes sortes. Les édiles pouvaient bien parader dans leurs somptueux atours et se rengorger devant leurs ouailles ! Avec ce livre, et avec le droit qu’il avait d’y écrire, c’était lui qui tenait entre ses mains le véritable pouvoir.
Il dut faire un violent effort sur lui-même pour poser le registre. En poussant un très léger soupir il s’empara de l’autre volume, celui des mises à jour. Au toucher, on sentait tout de suite la différence ; celui-ci était beaucoup plus banal, et d’un vulgaire ! À le feuilleter, on constatait que chacun était libre d’y fourrer ses grosses pattes et d’y écrire ; une vraie cochonnerie, ce livre. Kremman l’ouvrit avec une sorte de dégoût et chercha les dernières lignes qu’il y avait inscrites. Puis il survola les pages suivantes qui rendaient compte des modifications survenues, naissances, décès, mariages, arrivées, départs et changements de métier. Il y en avait moins qu’il ne le craignait, après tout ce temps passé. Il en aurait vite fini avec les estimations ; après, il lui resterait encore un peu de temps pour contrôler quelques individus tirés au sort. On verrait bien si, sous son apparente tranquillité, cette ville était aussi irréprochable qu’on voulait bien le lui faire croire.
En lisant la dernière modification apportée, il eut une légère moue. Peu de temps auparavant, ils avaient lapidé leur seul et unique professeur, apparemment sur l’injonction d’un prêcheur itinérant. Chef d’accusation retenu et consigné par la suite dans le registre : blasphème. Kremman n’aimait pas que des prédicateurs sortis d’on ne savait où se mettent à jouer les juges ; et puis une ville sans professeur, cela signifiait immanquablement, à plus ou moins brève échéance, une baisse des recettes fiscales, l’expérience ne cessait de le prouver.
Un silence agréable régnait dans la cave voûtée. Hormis sa propre respiration, Kremman n’entendait que les crissements de la plume sur le papier tandis qu’il dressait ses listes. Quand il en aurait fini, il donnerait la première d’entre elles à l’employé municipal ; elle mentionnait le nom de toutes les personnes citées à comparaître pour interrogatoire au siège des autorités de la ville, des personnes dont le patrimoine ou la situation familiale avait changé depuis sa dernière venue. Sur la seconde liste, il inscrivit le nom de ceux chez qui il souhaitait se rendre en personne pour procéder à l’estimation de leurs biens. Il avait puisé certains de ces noms dans le registre des mises à jour ; la situation de ces individus requérait une évaluation personnalisée. Quant au choix de ses autres proies, il s’était laissé guider par son intuition, sa capacité à flairer les affaires louches et son sens inné de la rapacité du genre humain, peu enclin à délier les cordons de la bourse et toujours prêt à magouiller pour se soustraire à son devoir civique. Il faisait pleinement confiance à son instinct, ce qui lui avait toujours réussi. Il parcourut les registres d’état civil, attachant une attention toute particulière au métier de chacun, à son âge, à sa situation personnelle ainsi qu’au dernier taux d’imposition auquel il avait été soumis. À la lecture de certains noms, il sentait retentir en lui comme une sirène d’alarme : ceux-là écopaient d’une place de choix sur sa liste.
Il imaginait fort bien ce qui, pendant ce temps, se passait en ville. Dans l’intervalle, la nouvelle de son arrivée avait certainement fait le tour de toutes les cahutes, et maintenant ils devaient tenir conseil, se demandant, la peur au ventre, si cette fois allait être la bonne. Évidemment, ils s’empressaient de cacher tout ce qui avait de la valeur : les bijoux, les vêtements neufs, les outils en bon état, la viande fumée, les jarres de salaisons. Pendant qu’il était assis là à dresser ses listes, ils enfilaient leurs plus vieilles nippes, des loques grises et éculées, s’enduisaient les cheveux de graisse et se couvraient le visage de boue, badigeonnaient de suie les murs de leurs maisons et de leurs huttes, et entassaient du fumier à l’intérieur pour voir la vermine y grouiller.
Mais il n’était pas dupe de leur mascarade. Ils pensaient peut-être que ses cheveux dégoûtants et des visages crasseux suffiraient à le berner ! Il n’aurait qu’à regarder leurs ongles et leurs mains : s’ils n’avaient pas de cals, il serait fixé. Il en trouverait, des choses, en fouillant sous leurs paillasses, derrière leurs armoires, sous leurs charpentes et dans leurs caves ! Les cachettes n’étaient pas légion et aucune n’avait de secret pour lui. Quand il était de bonne humeur, il savourait ce moment comme on relève un défi sportif. Mais il faut bien reconnaître qu’il n’était pas souvent de bonne humeur.
Lorsqu’il eut achevé les deux listes, Kremman referma le registre et sonna l’employé municipal.
« Tu sais comment se déroule la levée des impôts ? lui demanda-t-il. Tu es très jeune et je ne te connais pas, c’est pourquoi je pose la question.
— Oui. Enfin, non. On m’a expliqué comment cela se passait, mais moi-même je n’ai encore jamais…
— Alors tu vas faire ce que je te dis. Voici la liste des noms des villageois dont je vais, demain, évaluer les biens. Je les ai répartis en quatre groupes : début de matinée, fin de matinée, après-midi et début de soirée. Tu devras faire en sorte que chacun soit à l’heure. Tu as compris ? »
Le jeune homme hocha la tête, peu sûr de lui. Tu parles d’un blanc-bec, se dit Kremman, méprisant.
« Tu vas y arriver ?
— Oui, certainement ! s’empressa d’assurer l’employé.
— Comment vas-tu procéder ? »
Il l’avait coincé. Il le vit déglutir péniblement ; ses yeux écarquillés, affolés, semblaient désespérément chercher par terre la réponse à cette question. Il bredouilla quelque chose d’incompréhensible.
« Que dis-tu ? insista Kremman avec une satisfaction cruelle. Je n’ai pas compris.
— Je disais que je l’ignore encore. »
Kremman le toisa du regard comme il aurait toisé un insecte répugnant.
« Tu connais les villageois qui figurent sur cette liste ?
— Oui.
— Je te suggère de passer aujourd’hui même chez eux les informer. »
Le jeune homme acquiesça d’un air crispé, sans oser cependant le regarder dans les yeux.
« Oui, oui, c’est ce que je vais faire.
— Comment t’appelles-tu ?
— Bumug. »
Kremman lui tendit la liste.
« Toi, tu passeras l’après-midi.
— L’après-midi ? » Le trouble lui avait fait relever les yeux sur le collecteur d’impôts. « Moi ? Je ne comprends pas… » Kremman eut un sourire sardonique.
« Ton nom fait bien sûr partie de la liste, Bumug. »
Comme chaque fois, le questeur impérial prit ses quartiers dans la chambre réservée aux invités, au siège de la municipalité. Quels aménagements y apporter, quels mets servir à cet hôte de marque : autant de questions, où qu’il passât, qui plongeaient la population dans la perplexité. D’un côté, on tâchait de prévenir toute saute d’humeur de l’invité en veillant fébrilement à ce qu’il ne manque de rien ; d’un autre côté, on ne voulait pas non plus qu’il en vînt à penser que la ville était prospère.
Par chance pour lui, leur besoin de corrompre l’emportait le plus souvent ; Yahannochia ne faisait pas exception à la règle. Il trouva apprêtés à son intention une pièce propre, un lit qui aurait été digne d’un roi, ainsi qu’une table abondamment recouverte de mets variés. Il glissa le grand-livre sous l’oreiller avant de prendre place à table. Tant que le registre ne serait pas à nouveau scellé, il ne le quitterait pas des yeux une seconde.
Le lendemain matin, lorsque, le livre sous le bras, il traversa la cour pour rejoindre le bâtiment central, il vit qu’une longue file de gens s’y pressait déjà, attendant patiemment qu’il décide de leur sort. Kremman respira profondément ; son pas se fit nettement plus ferme, plus décidé, comme pour refouler en lui-même toute faiblesse, tout accès de pitié, de bonhomie ou d’autres sentiments qui seyaient bien mal à un collecteur d’impôts. Une journée éprouvante l’attendait ; du matin jusqu’au soir, il allait devoir prêter l’oreille à des histoires poignantes, et il ne pourrait se permettre la moindre seconde d’inadvertance, le moindre moment de relâchement, sous peine de faillir à sa mission, la sainte mission des questeurs impériaux.
Il passa donc devant la file des villageois sans les gratifier d’un regard et s’installa à la table qu’on avait préparée à son intention ; on y avait disposé de quoi écrire ainsi qu’une cruche d’eau. Il ouvrit le grand-livre et appela le premier nom sur sa liste.
« Garubad ! »
Un homme entra. Il était trapu, les cheveux grisonnants, le visage tanné par la rudesse du climat, entièrement vêtu de cuir élimé. C’était une force de la nature.
« C’est moi.
— Tu es éleveur ?
— Oui.
— Quelle espèce de bétail élèves-tu ?
— Surtout des moutons de Keppo. J’ai aussi quelques buffles de Baraquie. »
Kremman hocha la tête. Cela concordait avec ce qui figurait dans son livre. L’homme avait l’air loyal et pieux ; ce serait facile. « Combien de keppos ? Combien de baraqs ?
— Deux cents keppos et sept baraqs. »
Kremman consulta son registre.
« Ce qui veut dire que tu as augmenté ton cheptel de moutons d’un quart ; celui de baraqs n’a pas bougé. J’augmente donc ton impôt dans la même proportion. Des objections ?
L’éleveur secoua la tête.
« Non. Je donne pour l’Empereur.
— Je prends pour l’Empereur », lui répondit Kremman en employant la formule consacrée. Il inscrivit un signe en face du nom concerné. « Merci, tu peux te retirer. »
Cela démarrait bien. Le questeur appréciait qu’une journée d’évaluation commence ainsi. Là encore, il s’en remettait à son instinct qui lui disait quand il pouvait croire son vis-à-vis et quand il devait inscrire son nom sur la seconde liste.
Ce fut une journée studieuse mais finalement plutôt satisfaisante. Bien sûr, il eut droit aux doléances habituelles, toujours aussi poignantes, sur les récoltes gâtées, les cheptels décimés, les enfants morts en bas âge, les maris évanouis dans la nature. Mais elles furent moins fréquentes que d’habitude et, dans bon nombre de cas, Kremman se sentit tout disposé à croire ce qu’on lui racontait. Dans un sursaut de clémence dont il fut le premier surpris, il accorda même un remboursement à une femme qui avait perdu son mari. Il ne voulait pas qu’il fût dit que les collecteurs d’impôts étaient des monstres. Il faisait simplement son devoir, rien de plus. Son devoir sacré au service de l’Empereur.
Il était très tard quand, à la lumière d’une lampe à huile, il examina le dernier cas et congédia le dernier homme. D’un œil satisfait, il regarda la seconde liste où figuraient cinq noms. La matinée du lendemain serait amplement suffisante pour procéder à ces contrôles ; après, il n’aurait plus qu’à faire la somme de tous les montants.
Au moment précis où il refermait le livre, le premier édile s’approcha de nouveau, mal fagoté dans son manteau d’apparat.
« Puis-je me permettre de vous rappeler que nous avons ce sacrilège dans nos geôles et…
— Les impôts d’abord », lui répondit Kremman d’une voix lasse. Il se leva. « Les impôts d’abord, nous verrons tout le reste ensuite.
— Certainement, acquiesça le vieillard sur un ton obséquieux. À votre convenance. »
Il entra dans la première maison sans s’être annoncé. Pour les contrôles, il était important de faire irruption sans prévenir. Mais il ne se faisait aucune illusion : bien des yeux l’avaient suivi à la dérobée tandis qu’il traversait les ruelles de Yahannochia, et tous ses faits et gestes avaient été aussitôt discrètement colportés.
Mais ces deux-là, il les avait effectivement surpris. Ils se levèrent d’un bond, effrayés par son apparition sur le pas de la porte ; la femme se masqua le visage et disparut dans la pièce voisine, et, comme par un fait exprès, l’homme se plaça de façon à soustraire sa compagne au regard du questeur. Kremman savait pourquoi il agissait ainsi : une maison avec une belle jeune femme, voilà qui incitait plus d’un de ses confrères à forcer d’abord lourdement la note avant de proposer de la réduire au cas où la femme lui accorderait ses faveurs. Kremman, lui, ne l’avait pourtant jamais fait. De toute façon, les autorités de Yahannochia avaient pris la sage précaution de lui amener une jeune femme la nuit précédente, une très jeune femme – on connaissait ses goûts en la matière –, et de ce côté-là il avait déjà eu son compte.
« Je suis Kremman, questeur impérial, déclara-t-il au jeune homme qui lui lançait des regards aussi anxieux que furibonds. D’après mes documents, vous vous êtes mariés l’année dernière. Je dois procéder à une estimation de vos biens. Faites-moi faire le tour de votre maison et montrez-moi tout ce qui vous appartient. »
Lorsqu’ils pénétrèrent dans la pièce voisine, la femme avait déjà disparu. Le regard perçant du questeur tomba sur la fenêtre qu’on avait juste repoussée. Kremman eut un sourire féroce. C’est par là qu’elle avait dû s’enfuir.
Il ouvrit les armoires, regarda dans les cruches, fouilla avec soin les paillasses, sonda les poutres et les murs. Comme il s’y était attendu, il ne trouva rien de particulier. Il inscrivit finalement sur sa liste un chiffre qui lui paraissait refléter la valeur de ce qu’il avait vu.
Le soulagement se lisait sur le visage du jeune homme. « Je donne pour l’Empereur ! s’écria-t-il.
— Je prends pour l’Empereur », répliqua Kremman avant de s’en aller.
Le grand-livre fiscal était à nouveau scellé et en sûreté dans son armoire, une copie de la liste chiffrée définitive avait été glissée dans le registre des mises à jour ; tout ce qu’il restait à faire, c’était d’établir l’acte de levée des impôts.
La ville elle-même se chargeait des encaissements, lui n’était pas concerné. Sa mission se limitait à fixer le montant des contributions. Le transport de l’argent ne relevait pas non plus de ses attributions ; le prochain marchand de tapis en cheveux qui passerait par Yahannochia s’en chargerait. Là encore, l’acte rédigé par Kremman avait son rôle à jouer, car le marchand aurait à rendre compte, dans la ville portuaire, des sommes qui leur auraient été confiées, à lui et à sa carriole ferrée.
La plupart des gens croyaient que les impôts étaient envoyés à l’Empereur, mais ce n’était pas vrai. À aucun moment l’argent ne quittait la planète. Le seul type de tribut que ce monde payait à la cour impériale, c’était les tapis en cheveux. Les sommes collectées pour l’impôt servaient uniquement à payer ces tapis.
C’est également pour cette raison que le transport des fonds était confié aux marchands ; lorsqu’ils finissaient par atteindre la ville portuaire, ils livraient les tapis, le solde de l’argent et les actes rédigés par les questeurs. On comparait ensuite ces données avec les comptes rendus envoyés par les maîtres de la Guilde des tisseurs, et on pouvait constater si les marchands avaient fait leur devoir ou s’ils s’étaient enrichis frauduleusement.
« Les impôts sont fixés, déclara incidemment Kremman lorsque l’édile entra dans la pièce. Si vous devez encore me faire part de quelques points litigieux qui nécessitent les lumières d’un juge impérial, c’est le moment.
— Nous n’avons rien de spécial à signaler, répondit le vieillard, si ce n’est, comme je vous l’ai déjà dit, le sacrilège.
— Ah oui, votre sacrilège. » Kremman interrompit la rédaction de l’acte et s’adossa dans son fauteuil. « Qu’a-t-il donc fait ?
— Il a tenu toutes sortes de propos blasphématoires. Il a prétendu entre autres que l’Empereur ne régnait plus, qu’il avait été renversé. Et d’autres absurdités de ce genre. Et cela en présence de deux tisseurs au-dessus de tout soupçon qui sont prêts à venir témoigner des faits. »
Kremman poussa un soupir d’ennui.
« Ah, les vieilles rumeurs. Mais cela fait au moins vingt ans que ces histoires circulent, et il se trouve toujours des illuminés qui se croient obligés de les attiser. Pourquoi ne le pendez-vous pas, tout simplement ? C’est un fou, rien de plus. Vous n’avez qu’à appliquer la loi, elle est faite pour ça.
— Eh bien, expliqua le dignitaire en traînant sur les mots, nous n’étions pas sûrs que la loi s’applique dans ce cas précis. Le sacrilège est un étranger, très bizarre de surcroît. Nous ignorons d’où il vient. Il se prétend d’un autre monde, d’un monde si lointain qu’on ne peut l’apercevoir dans le ciel.
— Cela n’a rien d’exceptionnel ; l’Empire est vaste, objecta Kremman.
— Et il prétend faire partie des rebelles qui auraient renversé l’Empereur. Pardonnez mes paroles, je ne fais que répéter ce qu’a dit l’étranger. Il affirme venir d’un vaisseau spatial rebelle qui tournerait autour de notre monde… »
Le questeur éclata d’un rire sonore.
« Quelle absurdité ! Si un tel vaisseau existait, il n’aurait pas hésité à entreprendre quelque chose pour le libérer, je peux vous le garantir. C’est un fou, je vous répète que c’est un fou.
— Oui, c’était aussi notre opinion », dit le vieillard en hochant la tête d’un air circonspect. Il hésita un instant, puis ajouta « Mais ce qui nous a décidés à attendre votre jugement, c’est que nous avons trouvé sur lui un appareil de transmission radio.
— Une radio ? » Kremman dressa l’oreille.
« Oui. Je vous l’ai apportée. »
Le dignitaire fouilla au fond de son pourpoint et en sortit une petite boîte noire en métal, constituée en apparence d’un simple microphone et de quelques boutons. Kremman prit l’appareil en main et le soupesa attentivement. Il était d’une légèreté surprenante et d’une netteté remarquable ; le boîtier ne présentait aucune rayure, aucune éraflure, contrairement à presque tous les appareils techniques qu’il avait vus dans sa vie.
« Et vous êtes bien sûr qu’il s’agit d’une radio ?
— C’est ce que prétend l’étranger. Et je serais bien en peine de dire ce que cela pourrait être d’autre.
— C’est tellement… petit ! »
De nombreuses années plus tôt, Kremman avait possédé une radio, un grand boîtier massif. À l’époque, il s’en servait pour communiquer directement à la ville portuaire les taux d’imposition qu’il avait fixés. Mais un jour il s’était retrouvé pris dans une tempête de sable, sa monture était tombée et le coûteux instrument s’était fracassé contre une pierre.
Kremman étudia de plus près le dispositif. Aucune inscription sur les boutons ; seul le dos de l’appareil était estampillé d’une sorte de numéro, mais les caractères utilisés ne lui rappelaient que très vaguement les chiffres dont il avait l’habitude.
Plus le questeur gardait l’objet en main, plus il sentait s’insinuer en lui une peur étrange, comme la peur qui s’abat sur l’homme, au bord d’une falaise, qui ne peut détourner son regard des ténèbres de l’abîme. Cet appareil, il dut le reconnaître, était un argument irréfutable. C’était un corps étranger. Quelle qu’en fût la signification, sa seule existence prouvait qu’il se passait ici des choses qui dépassaient le cadre de ses compétences.
Ce fut comme une brusque révélation ; il poussa un soupir de soulagement. Il tenait une solution, une façon de se dégager de toute responsabilité tout en ne dérogeant pas au règlement.
« Le sacrilège doit être transféré dans la ville portuaire, finit-il par décréter. Avec l’appareil.
— Souhaitez-vous que je le fasse escorter ? demanda l’édile.
— Non, ce ne sera pas nécessaire. Je consigne dans cet acte les dispositions à prendre. Le prochain marchand qui passera à Yahannochia devra l’emmener avec lui pour le conduire devant le Conseil. »
Aussitôt, comme pour couper court à d’éventuelles objections, il rédigea un bref paragraphe en ce sens au bas du document, versa en marge quelques gouttes de cire et y apposa son sceau.