CHAPITRE XIII



JE TE REVERRAI


L'ASSAUT avait été donné sans sommation. Les vaisseaux étrangers avaient surgi du néant et s'étaient approchés de la station sans fournir aucun signalement et sans réagir aux avertissements qu'on leur envoyait. Et, lorsque les robots de combat volants qui constituaient la première ligne de défense de la station ouvrirent le feu, ils ripostèrent massivement.

On avait réussi à faire battre les assaillants en retraite et on avait même sérieusement endommagé l'un de leurs navires. Mais on devait s'attendre à les voir revenir. Il fallait, aussi vite que possible, réparer les dégâts produits lors de la première attaque, pour pouvoir, la prochaine fois, se tenir sur ses gardes, parfaitement prêts à intervenir.


Ludkamon avait été assigné à des travaux de réparation dans la section de base 39-201, avec de vulgaires manutentionnaires, et dès le début il détesta cette mission.

La section de base 39-201 était un ensemble de bâtiments plats, une sorte de hangar, un entrepôt entièrement automatisé où l'on stockait provisoirement les conteneurs. Un tir l'avait touchée, la mettant hors service. On avait réparé les dégâts sur l'enveloppe extérieure et repressurisé la section, mais, malgré cela, elle ne fonctionnait toujours pas.

« Écoutez-moi tous, gronda le chef de la troupe d'une voix rompue au commandement. On va former des groupes de deux et repérer toutes les parties de l'installation qui ne fonctionnent pas normalement. Ensuite on réduira la pesanteur dans la zone et on déchargera les conteneurs qui ne sont pas accessibles. Et sans traîner, si ce n'est pas trop vous demander : le tunnel attend ! »

Le sas s'ouvrit. Ils pénétrèrent dans l'immense hangar obscur quadrillé de rayonnages et de rails de transport qui, pour bon nombre d'entre eux, étaient boursouflés ou fondus. Il planait une odeur froide et poussiéreuse.

Ils ne purent former tous des groupes de deux, et Ludkamon dut se mettre en route seul. Cela lui était égal. Il ne pouvait pas supporter les manutentionnaires, pas depuis Iva…

Il ne voulait pas y penser. Peut-être valait-il mieux qu'il ait une mission sur laquelle se concentrer. Il sortit son stylo marqueur et se livra consciencieusement à l'examen des rails de roulement : il heurtait les cylindres de la main, écoutait le bruit qu'ils faisaient en roulant et les arrêtait à nouveau. Lorsque les cylindres ne tournaient pas ou que le bruit du roulement était suspect, il traçait une marque sur le flanc.

C'est alors qu'il découvrit le conteneur renversé.

Il y avait de nombreux conteneurs renversés dans le hangar. Celui-ci, cependant, était tombé d'un ruban transporteur lors du bombardement, un côté d'étagère déchiquetée s'était effondré sur lui, qui lui avait fendu le couvercle comme un ouvre-boîte.

Ludkamon retint son souffle. Un conteneur ouvert !

Toute sa vie il s'était demandé ce que pouvaient bien renfermer ces conteneurs qui, chaque jour, arrivaient ici par milliers, pour être transbordés dans les vaisseaux du tunnel. Il était interdit de le savoir. Ces caisses faisaient environ un mètre quatre-vingts, en longueur comme en largeur, et un mètre vingt de hauteur. Elles étaient toujours fermées à clé et verrouillées. Et les rumeurs les plus fantaisistes couraient sur leur contenu.

Ludkamon regarda dans toutes les directions. Personne ne l'observait. Un seul pas, et il saurait. Un pas, et il s'attirerait les foudres de l'Empereur.

Et après ? Un pas, et Ludkamon se pencha au-dessus du trou béant dans le couvercle du conteneur.

Une odeur rance et désagréable le frappa de plein fouet. Sa main palpa quelque chose de mou et velu. Ce qu'il saisit et sortit du trou ressemblait à une épaisse couverture ou un mince tapis, aux dimensions exactes de son coffre. Et celui-ci en était plein.

Des tapis ? Étrange. Ludkamon replaça la chose molle dans le conteneur en l'y bourrant comme il put.

Une voix tonitruante le fit sursauter.

« Tu n'avais quand même pas l'intention de regarder dedans ? »

Ludkamon se redressa.

« Oh non », bredouilla-t-il.

Le chef de la troupe lui faisait face et l'examinait de la tête aux pieds d'un air soupçonneux.

« Je parierais que si. Ludkamon, un jour, ta curiosité te coûtera la tête ! »


Le médecin se pencha au-dessus de la plaie béante, le visage impassible, à peine légèrement dégoûté, avec un geste qui révélait clairement qu'il tenait sa présence ici pour une routine pesante. L'os du crâne avait éclaté ; la plaie avait la superficie de deux mains posées à plat, et, dessous, la masse du cerveau s'écoulait, grise et sans vie. Il approcha la lampe qui pendait au-dessus de sa tête ; la lumière absorba les ombres et éclaira la fracture.

« Eh bien ? » demanda l'autre homme. Sa voix résonna dans la grande salle cliniquement stérile.

« Il ne fonctionne plus. »

En soupirant, le médecin sortit une sonde de mesure de son étui et la mit en contact avec le cerveau, sans prendre de précaution particulière. Il observa les instruments un moment. Rien ne bougea.

« Aucun doute, il est mort », dit-il enfin.

L'autre, très contrarié, souffla bruyamment.

« Quelle catastrophe ! Il fallait que ça arrive précisément maintenant !

— Vous pensez que les assaillants vont revenir ?

— Forts de leur première expérience et plus lourdement armés. Oui. Cela ne sert à rien ; nous avons besoin de relève dans la section supérieure, aussi vite que possible, avant qu'ils n'attaquent une seconde fois la station portail. »

Le médecin acquiesça, impassible.

« Je suis prêt. »

Il se mit à retirer les conduits d'alimentation et à éteindre les appareils. Le léger bourdonnement sourd qui jusque-là avait empli la pièce climatisée se tut.


Ping !

Par un signal sonore métallique, les appareils de surveillance signalèrent qu'un nouveau point réflexe était apparu sur les écrans. L'homme assis devant la console leva les yeux. Il découvrit immédiatement le point isolé qui scintillait sur l'écran, et sa main chercha nerveusement le bouton d'alarme.

Des secondes infinies s'écoulèrent avant que n'apparaisse près du point l'identification adéquate et qu'il ne cesse de clignoter. K-70113. Navire impérial. L'homme lâcha le bouton d'alarme et brancha la radio.

« K-70113, ici station portail. Heure de bord, 108. Nous sommes en état d'alerte maximale. Tenez-vous prêts à être escortés par des robots de combat. Vous avez la zone d'approche sud-ouest. À partir de 115, vous recevrez un rayon de guidage lumineux ; baie d'atterrissage numéro 2. »

La voix qui sortit du haut-parleur était, comme toujours, calme et impersonnelle.

« Station portail, nous avons compris. Approche sud-ouest, baie d'atterrissage numéro 2, rayon de guidage à partir de 115. Terminé.

— Terminé », confirma l'homme. Ils n'avaient pas demandé de détails. Ils ignoraient probablement encore tout de l'attaque des vaisseaux étrangers. Ils l'apprendraient bien assez tôt.


De sa place dans la cabine de verre, Ludkamon dominait toute la baie d'atterrissage, les immenses sas, les passerelles, les escaliers et les montagnes de conteneurs vides, hautes comme des maisons. Nous sommes au service de l'Empereur. Les perles de sa chaînette de gardien glissaient une à une entre ses doigts de manière apaisante. Sa parole est notre loi. Aujourd'hui, pour réfréner le cours endiablé de ses pensées, il ne cessait de se réciter les vœux prononcés par les gardiens du portail. Sa volonté est nôtre. Sa colère est terrible. Depuis l'attaque des étrangers, tout marchait au ralenti. Les réparations étaient pratiquement terminées, et il y avait de longues périodes d'attente durant lesquelles il ne savait que faire d'autre. Il ne pardonne pas, il punit. Et sa vengeance est éternelle.

Une fois encore, une question lui traversa l'esprit : pour quelle raison la dernière boule, que l'on touchait en prononçant la dernière phrase du serment, était-elle recouverte de peau ? Il ne put s'empêcher de repenser à l'étoffe étrange qu'il avait trouvée dans le conteneur. Puis il vit Iva, son Iva, flirtant avec Feuk, ce type repoussant et vaniteux, et la jalousie qu'il avait péniblement réprimée se remit à bouillonner en lui.

Ludkamon observa son reflet sur l'un des écrans éteints. Il vit un jeune homme fluet, l'air gauche et maladroit, et d'allure plutôt insignifiante. À contrecœur, il dut s'avouer qu'il n'arrivait pas bien à s'expliquer comment une fille comme Iva pouvait continuer de s'intéresser à lui. Que Feuk lui plaise, cela lui avait sauté aux yeux depuis longtemps. À cette pensée, une douleur brûlante déchirait ses entrailles et il se sentait laid et petit. Feuk, le manutentionnaire, était grand, fort, sûr de sa personne ; un colosse aux boucles dorées et aux muscles d'acier. Ludkamon, lui, avait réussi, alors qu'il était encore étonnamment jeune, à intégrer l'équipe de surveillance des chargements. Une position à laquelle Feuk n'accéderait jamais, par manque de capacités intellectuelles. Et Ludkamon se sentait appelé à exercer des responsabilités plus importantes encore. Mais à la vérité il n'avait encore jamais vu aucune femme manifester une quelconque admiration pour des compétences intellectuelles.

Un message apparut sur l'écran devant lui. Ludkamon le lut de mauvaise grâce et, d'un geste rageur, enclencha pour transmission le haut-parleur du hangar.

« La surveillance annonce l'arrivée du vaisseau impérial K-70113. Heure d'atterrissage prévue : 116. »

Les équipes de manutention se mirent en branle. Les tapis roulants furent placés en position, le système de comptage remis à zéro, les chariots transporteurs apprêtés. Au-dessus des portes coulissantes s'alluma un signal lumineux qui indiquait que l'on commençait à pomper l'air hors du sas. Les immenses portes qui devaient résister au vide grincèrent et leurs gémissements de sinistre augure retentirent dans le hangar. Mais les hommes y étaient habitués.

Là ! Feuk lui avait pincé les fesses et elle avait ri. Elle n'en faisait qu'à sa tête. Il ne s'habituerait jamais à son insouciante joie de vivre. D'un geste rageur, Ludkamon chiffonna la première feuille de son bloc et la jeta dans un coin.


La nouvelle fut diffusée dans les cantonnements par tous les médias de la station portail.

« La direction de la station fait savoir que le vainqueur du prochain championnat sera promu dans la section supérieure. »

Des centaines d'hommes flairèrent le bon coup. Pour tous, c'était l'occasion d'accéder au niveau de la direction. On se racontait des choses merveilleuses sur le luxe dont on jouissait dans la section supérieure. Jamais aucun d'entre eux ne l'avait vue de ses propres yeux ; la section supérieure était strictement séparée de la section principale, et aucun de ceux qu'on avait appelés dans le cercle décisionnel n'était jamais revenu aux niveaux inférieurs. À ce qu'on disait, les membres de la section supérieure bénéficiaient même de traitements destinés à prolonger leur vie. En tout cas, fini les doigts retournés. Plus jamais de conteneurs à charger. C'était une chance inespérée.


Elle l'embrassa longuement et tendrement, et il eut le sentiment de se dissoudre en une fumée rose. Il poussa un soupir, plongea les ongles dans sa chevelure et respira son parfum, une fragrance céleste. Il murmura, les yeux clos :

« Iva, je t'aime.

— Je t'aime aussi, Ludkamon. »

Elle lui donna encore un baiser sur le bout du nez et se mit sur son séant.

Il resta étendu, les yeux fermés, et savoura les douces sensations en lui. Lorsqu'il s'aperçut qu'elle était en train de s'habiller, il se redressa d'un coup.

« Que fais-tu ? Où vas-tu ? »

Elle regarda sa montre.

« J'ai rendez-vous avec Feuk.

— Avec Feuk… ? » Il avait presque crié. « Mais… tu viens de dire que c'est moi que tu aimes !

— Et je le pense. » Elle souriait d'un sourire qui demandait pardon. « Mais j'aime aussi Feuk. »

Elle l'embrassa une dernière fois et s'en alla. Ludkamon, désemparé, la regarda s'éloigner. Puis il serra les poings et frappa de toutes ses forces dans son matelas, encore, encore et encore.


Le vaisseau de transfert était suspendu à la partie inférieure de la station portail comme une grosse excroissance bulbeuse. Comparé aux vaisseaux impériaux qui bourdonnaient autour de la station telles des abeilles autour de leur ruche, il était d'une taille proprement monstrueuse. Emportés dans un courant sans fin, les conteneurs disparaissaient dans les entrailles insatiables de ses cales, sous la surveillance d'hommes et de femmes en uniforme noir que l'on appelait respectueusement les « conducteurs du tunnel ».

Les vaisseaux impériaux arrivaient quotidiennement. Ils se posaient dans l'une des vingt-quatre baies, on les déchargeait et, une fois les cales vides, ils s'envolaient à nouveau. Les jours de pointe, on transbordait cinquante mille, parfois même quatre-vingt mille conteneurs. En temps normal, c'étaient dix mille conteneurs qui, chaque jour, étaient ainsi transférés des baies d'atterrissage aux cales du vaisseau de transfert, cahotant sur les rubans transporteurs et les rails interminables de la section de chargement.

La clarté rouge du soleil voisin brillait sinistrement sur le revêtement mat de la station, éraflé par les courants de particules et les micrométéorites. Presque personne ne regardait jamais à l'extérieur. Il n'y avait que très peu de hublots car il y avait très peu à voir. Un grand soleil rouge, et puis cette inquiétante tache sombre dans l'espace, auréolée de la lumière décomposée des étoiles lointaines : le tunnel.


Dans les entrepôts, Ludkamon la somma de s'expliquer, en espérant qu'elle ne remarquerait pas à quel point il tremblait.

« Iva, je ne peux pas continuer comme ça. Tu passes de moi à Feuk, de Feuk à moi, sans arrêt. Je n'en peux plus de ce va-et-vient. »

En prononçant ces derniers mots, il dut se retenir pour éviter que sa voix ne se brise en un sanglot désespéré.

« Et alors ? demanda-t-elle d'un air effronté. Que vas-tu faire ? Me quitter ? »

À cette simple pensée, à ce simple mot, il sentit tout son être se raidir. Il serra les poings.

« Tu dois te décider pour l'un de nous deux ! » insista-t-il.

Elle prit un air entêté.

« Je ne dois rien du tout.

— Iva, je t'aime !

— Quand tu dis ça, c'est comme si tu disais : Je veux te posséder ! »

Ludkamon ne sut que répondre à cela. Elle avait raison, ce qui le rendit encore plus furieux.

« Attends voir ! » lança-t-il enfin en tournant les talons. En quittant l'entrepôt, il espérait qu'elle le retiendrait, mais elle ne le fit pas.

Le navire K-5404 fut le suivant à faire escale dans la baie numéro 2. Curieusement, il n'apportait pas seulement du fret mais aussi des équipes de relève, des provisions et des pièces de rechange. On avait un besoin urgent des provisions et des pièces de rechange ; seules les équipes de relève posaient un problème. Le K-22822, qui devait évacuer les équipes relayées, n'était pas encore arrivé ; aussi fallut-il pressuriser et chauffer les abris provisoires, étroits et peu confortables, dans la section des machines. En contrepartie, les postes de combat purent momentanément être doublés en hommes.


« Feuk ! »

Ludkamon avait hurlé à travers tout le réfectoire, se fichant pas mal que des centaines de gens tout autour puissent l'entendre.

« Feuk, je te défie ! »

Le manutentionnaire se retourna lentement. Son regard glissa sur la foule, à la recherche de celui qui avait crié son nom. Sous ses vêtements, on voyait se dessiner de larges épaules et des muscles fermes comme des câbles d'acier.

« Ah oui ? grogna-t-il d'un air amusé lorsqu'il vit le surveillant, ce gringalet, se précipiter vers lui.

— Feuk, je veux me battre avec toi ! »

Ludkamon, haletant, se tenait devant son rival.

« Avec plaisir, ricana celui-ci. On sort ou tu préfères que je te mette ta pâtée ici, tout de suite ? »

Ludkamon secoua la tête.

« Je te mets au défi de participer avec moi au championnat ! Celui de nous deux qui ira le plus loin repartira avec Iva, et l'autre se retirera. »

Soudain, un silence tendu se fit dans le réfectoire.

Feuk réfléchit.

« Je n'ai encore participé à aucun championnat, dit-il d'un air soupçonneux.

— Moi non plus. C'est donc loyal. »

Quelqu'un eut un murmure d'approbation.

Feuk dévisagea d'un air méprisant celui qui le défiait.

« Bon, dit-il enfin. De toute façon, si tu veux mon avis, tu ne passeras même pas la barre des qualifications. Alors d'accord. »

Ludkamon tendit la main.

« Marché conclu ? Parole d'honneur ?

— Marché conclu. Parole d'honneur », répondit Feuk en ricanant. Il topa et serra la main de Ludkamon si fort que celui-ci mit presque un genou à terre.

Tous ceux massés autour se mirent à applaudir.


On prépara le grand hall de réunion, situé juste au cœur de la station, en vue du championnat qui allait se disputer. Les installations techniques furent mises en place rapidement, comme d'habitude. L'organisation, quant à elle, posa plus de problèmes. La station était toujours en état d'alerte maximale ; aussi les équipes de défense devraient-elles rester au complet, même pendant le tournoi. Par ailleurs, étant donné que le vainqueur serait récompensé par son admission dans la section supérieure, le nombre des participants n'était pas limité. Quiconque se qualifierait aurait le droit de combattre.


« Ludkamon, est-ce que tu es devenu fou ?

— Non. Je cherche seulement à ne pas le devenir. »

Elle était hors d'elle. Contrevenant au règlement, elle avait quitté son poste durant son service et l'avait rejoint dans sa cabine de surveillance. À présent, toute l'équipe de chargement en contrebas admirait le spectacle : Iva, le visage rouge de colère, debout devant lui et lui faisant une scène. À travers les murs de verre on ne pouvait rien entendre, et cela rendait l'affrontement encore plus intéressant.

« Quand on m'a dit ça, j'ai cru que je n'avais pas bien entendu. Combattre pour moi. Vous avez l'intention de vous battre pour moi. Merci, c'est très flatteur. Et vous n'avez pas jugé bon de me demander mon avis, hein ?

— Je te l'ai pourtant demandé, Iva.

— Quand ?

— Je t'ai demandé de te décider pour l'un de nous deux.

— Mais je ne veux pas décider !

— Et c'est pour ça qu'on va régler la chose entre nous.

— La chose. Ah, je vois ! Donc, pour vous, je suis une chose. Un trophée. Le premier prix que l'on expose sur une étagère. Ou que l'on met dans son lit, plutôt.

— On veut juste que les relations soient enfin claires.

— Et pourquoi est-ce que vous ne vous êtes pas battus directement ?

— Iva, Feuk est manutentionnaire. C'est une vraie armoire à glace. Ça n'aurait pas été loyal.

— Ludkamon, pour être bon au championnat, c'est aussi en grande partie une question de prédispositions. Tu es surveillant et Feuk est simple manutentionnaire ; ce n'est pas pour autant que tu auras plus de chances de l'emporter.

— Justement. C'est loyal. »

Elle le regarda, décontenancée.

« Et si tu perds tu rompras avec moi ?

— Oui.

— Salaud !

— Mais je vais gagner. »

La jeune femme laissa échapper un cri inarticulé.

« Pourquoi ne m'avez-vous pas jouée aux dés ? Ça, ç'aurait été loyal ! » fulmina-t-elle.

Puis elle ouvrit violemment la porte et cria à travers tout le hangar : « Ah ! les hommes ! »


L'homme chargé des qualifications dévisagea attentivement le jeune candidat, particulièrement nerveux, assis sur la chaise en face de lui.

« Comment t'appelles-tu ? demanda-t-il en sortant son crayon.

— Ludkamon.

— Fonction ?

— Surveillant de la baie d'embarquement numéro 2. »

L'homme consulta une liste. Surveillant au chargement : ce n'était pas un poste important dans le dispositif de défense. Il n'était donc pas nécessaire de prévoir de remplaçant. Il repoussa le formulaire et tendit au candidat le casque de combat.

« As-tu déjà participé à un championnat ?

— Non. »

Oh, saint Empereur ! Encore un de ces aventuriers qui rêvaient d'échapper au misérable quotidien de leur service. Encore un de ces gaillards qui se jugeaient dignes d'être promus dans le cercle le plus éminent qu'on pût imaginer : la mystérieuse section supérieure.

« Bon, je vais t'expliquer, commença le recruteur patiemment. Tu devras mettre ce casque en faisant attention à ce que les capteurs sur le côté enserrent bien ton front. Comme ça. Maintenant rabats la visière. Que vois-tu ?

— Une balle jaune.

— Bien. Mets-la en mouvement.

— Que je la mette en mouvement ? demanda le jeune homme, sidéré. Comment ?

— Juste par la pensée, expliqua l'homme. Par la puissance mentale. Lors du championnat, on combat uniquement par la pensée. Le casque capte les impulsions de ton cerveau et les transforme en mouvements. Pour cette démonstration, toi seul vois la balle ; pendant le tournoi, les spectateurs la verront également. Et, bien sûr, on n'en restera pas à une seule balle. Pour la deuxième manche, il y en aura trois, puis cinq et ainsi de suite. Toi et ton adversaire, vous vous en disputerez le contrôle, et plus tu réussiras à contrôler de balles, plus tu iras loin.

— L'essentiel, c'est que j'aille plus loin que… » fit le jeune homme avant de s'interrompre.

L'homme tendit l'oreille.

« Que qui ?

— Rien. Que dois-je faire ? »

Bon. Après tout, les problèmes de ce gringalet lui étaient bien égaux.

« Mets la balle en mouvement. À l'intérieur d'un cercle, si possible.

L'homme contrôlait sur un écran ce que montrait la visière du casque. La balle se mit à bouger, d'un mouvement d'abord hésitant, puis rapidement plus sûr, suivant une trajectoire à peu près circulaire.

« Merci, dit l'homme en traçant une croix sur le formulaire. Tu es qualifié. »


Le championnat qui, d'ordinaire, était une manifestation relativement peu considérée fut cette fois ouvert en grande pompe. Pratiquement tous ceux que l'état d'alerte ne bloquait pas à leur poste s'étaient rassemblés dans les gradins ; la musique résonnait, des arabesques de couleurs éclatantes dansaient au plafond et l'ambiance était turbulente.

Le porte-parole de la section dirigeante apparut. La musique se tut, les jeux de couleurs s'éteignirent, le silence se fit parmi les spectateurs.

« J'ai l'honneur, déclara-t-il, d'ouvrir solennellement le championnat en répétant les vœux que nous avons prononcés, les vœux des gardiens du portail. Veuillez reprendre après moi. »

Un grondement sourd mais puissant retentit quand tous se levèrent de leurs sièges.

« Nous sommes au service de l'Empereur.

Nous sommes au service de l'Empereur, répétèrent en chœur des centaines de voix.

— Sa parole est notre loi. Sa volonté est nôtre.

Sa parole est notre loi. Sa volonté est nôtre.

— Sa colère est terrible. Il ne pardonne pas, il punit.

Sa colère est terrible. Il ne pardonne pas, il punit.

— Et sa vengeance est éternelle.

Et sa vengeance est éternelle. »

Soutenu par la fanfare, le porte-parole s'écria :

« Le championnat est ouvert ! »


Tout en courant près des autres sur le terrain, le casque lourdement vissé sur la tête, Ludkamon balaya les gradins des yeux, espérant y découvrir Iva. En vain. Il y avait trop de visages. Peut-être n'était-elle pas venue du tout.

Il fallait qu'il se concentre sur le combat. C'était sa seule et unique chance de vaincre Feuk.

Son premier adversaire fut facile à battre. Lorsque le signal retentit, une balle jaune apparut entre eux, et au-dessus de la tête de chaque joueur s'alluma un rectangle bleu pâle. Celui qui réussissait à prendre la balle sous son contrôle et à l'amener dans le rectangle qui surplombait la tête de son adversaire avait gagné. Ludkamon remporta la partie en quelques secondes.

Puis il regarda autour de lui. Feuk était très loin, mais lui aussi semblait avoir gagné.

Bon. Manche suivante.

Cette fois, il y avait trois balles, mais Ludkamon vint à bout de chacune et les envoya dans la cible. Nouvelle victoire.

Il chercha Feuk du regard. Il avait expédié son adversaire et l'observait lui aussi.

Cela l'inquiéta. Ludkamon essuya la sueur qui perlait à ses sourcils. Il n'entendait pas les cris des spectateurs, il n'avait d'yeux que pour son rival. Il avait secrètement misé sur la supériorité de son esprit face à celui de Feuk, mais il semblait bien qu'Iva ait eu raison : ici, d'autres critères avaient cours. Peu à peu, il pressentit que le combat serait difficile.


« Station portail, ici K-6937, vaisseau impérial. Nous demandons accès.

— K-6937, ici station contrôle. Pour le moment, aucun déchargement possible. Mettez-vous en position d'attente.

— À contrôle : pourquoi cela ?

— Un grand championnat se déroule en ce moment. »

Un autre canal.

« K-12002, vaisseau impérial, appelle station portail…

— K-12002, ici station contrôle… »

Le nombre des points lumineux autour de la station ne cessait de croître. Dans les baies de déchargement, le travail était au point mort. Seul le chargement du vaisseau de transfert se poursuivait en dépit du tournoi.


Onze balles. La sueur brûlait les yeux de Ludkamon et le casque semblait vouloir lui broyer la tête. Onze balles, et ils étaient encore tous les deux en course. Par-delà le terrain violemment éclairé où s'affrontaient les autres compétiteurs, il lança à Feuk un regard furibond. Il n'abandonnerait pas. Il sentait la passion brûler en lui comme une flamme dévorante.

Onze balles. À ce stade, ils avaient déjà laissé derrière eux bon nombre de joueurs performants et réputés. Une chose était certaine : ils termineraient très haut dans le classement.

À la pensée que lui, le débutant, avait battu des champions aussi célèbres que Pai le technicien ou Buk le soldat, il sentit sa confiance l'abandonner et, l'espace d'un instant, l'image des onze balles tourbillonnant dans l'espace se brouilla devant ses yeux.

Ce n'était pas le moment de se déconcentrer. Il serra les poings et, jambes écartées, se balança de droite et de gauche sans perdre les balles de vue. Son adversaire était fort et astucieux. Depuis qu'on jouait avec plus de sept balles, les combats étaient longs et difficiles.


Juste avant de disparaître sur le tapis roulant à l'intérieur du vaisseau de transfert, le dernier conteneur se prit dans le mécanisme de comptage et se coinça. Comme le quota n'était pas encore atteint, le tapis poursuivit sa course à vide, et les cylindres rotatifs raclèrent la partie inférieure du caisson immobilisé en produisant un bruit strident.

Alerté par ces grincements, le conducteur du tunnel, membre de l'équipage du vaisseau de transfert, s'approcha en courant et tenta de libérer le conteneur ; mais la pression des cylindres était si forte qu'il ne put le débloquer seul. Il alla chercher de l'aide auprès d'un équipier.

« Ça se produit toujours en fin de chargement, dit celui-ci.

— Oui. Où en est le jeu ?

— On dirait bien que cette fois on aura deux outsiders en finale. Dommage, on sera déjà partis. »

Le seul horaire auquel étaient soumis les conducteurs correspondait aux pulsations du tunnel, que l'on appelait aussi les « marées ».

À deux, ils réussirent à repousser le conteneur sur le ruban transporteur. Il roula en cahotant et s'arrêta à la place prévue ; puis l'ensemble de l'installation s'arrêta dans un vacarme retentissant. Soudain, le silence se fit dans les allées et les renfoncements ; seuls quelques cylindres encore en action continuaient de vrombir faiblement.


Les gradins étaient déchaînés. Hommes et femmes, debout sur leurs sièges, tous agitaient les bras en criant. Dans ce tumulte, le meneur de jeu, sur sa chaise haute, eut toutes les peines du monde à se faire entendre lorsqu'il annonça les résultats intermédiaires.

« Pour la finale s'affronteront… Ludkamon et Feuk ! »

Quelle sensation ! Deux débutants avaient réussi à s'imposer dans un grand championnat, rabattant leur caquet aux cracks les plus en vogue. Ils étaient arrivés en finale. Une finale qui, avec dix-neuf balles en jeu, atteignait un degré de difficulté rarement vu.

Maintenant, je vais te battre, pensa Ludkamon, résolu à aller jusqu'au bout. Je vais me débarrasser de toi une bonne fois pour toutes. Les yeux mi-clos, il regarda Feuk se faire masser en toute hâte la nuque par un soigneur. On brumisa de l'eau sur le visage de son rival. Son torse nu brillait de sueur.

Soudain, Ludkamon découvrit Iva parmi les spectateurs. Alors que tous autour d'elle hurlaient et chantaient, elle se tenait là, debout, livide, les yeux écarquillés, les mains devant la bouche. Lorsqu'il la vit, brusquement, une constatation brûlante lui revint en mémoire : le vainqueur du tournoi serait promu dans la section supérieure !

Et l'un d'entre eux serait ce vainqueur, après le combat suivant !

Un sourire mauvais se dessina sur le visage de Ludkamon.

C'était génial. C'était l'astuce la plus géniale qui fût. Lui, Ludkamon, ferait exprès de perdre la finale ! Ainsi, Feuk remporterait automatiquement le championnat, il serait promu dans la section supérieure et Ludkamon aurait Iva pour lui tout seul.

C'était génial. L'occasion idéale de se débarrasser à jamais de cet encombrant rival. Et le mieux, c'était que ça ne pouvait pas rater.


« Vannes verrouillées. Étanchéité parfaite.

— Absorbeur prêt et en ordre de marche.

— Conduit d'alimentation déconnecté, alimentation de bord branchée. »

L'homme en uniforme noir se pencha en avant et pianota sur un ensemble de touches.

« Vaisseau de transfert à contrôle. Nous sommes parés pour le découplage.

— Ici contrôle. Vous allez manquer la finale.

— Oui. Mais nos cœurs battent maintenant au rythme des marées du tunnel… »

Un dicton des conducteurs…

« Bien sûr. Prêt à découpler dans dix… cinq… trois… deux… un… Découplage ! Bon vol ! »

L'homme en uniforme noir sourit.

« Merci, station portail ! »

Doucement, sans la moindre secousse, le vaisseau de transfert se détacha de l'imposante station et s'éloigna lentement en glissant en direction de l'inquiétante tache noire dans la mer d'étoiles.


Ludkamon avait joué de tous les moyens imaginables pour railler et provoquer Feuk, espérant ainsi aiguillonner son ardeur au combat. À présent qu'ils s'apprêtaient à disputer la finale, il lui tira une dernière fois la langue, ce que les spectateurs accueillirent avec des hurlements frénétiques et qui mit visiblement Feuk dans une rage folle. Très bien. Il fallait que la colère l'aveugle et qu'il combatte avec véhémence. Il fallait qu'il le haïsse ; il devait tout oublier, sauf le désir de le vaincre lui, Ludkamon.

Et il ferait tout pour exaucer ce désir. Ludkamon ricana, sûr de sa victoire.

Le gong retentit et sur le terrain apparurent les projections en trois dimensions de dix-neuf balles.

L'espace d'un instant, une autre pensée s'empara de Ludkamon : s'il remportait le combat, il découvrirait ce qui se passait dans la section supérieure. Peut-être était-ce vrai, ce qu'on racontait : un luxe inimaginable, une vie prolongée… Peut-être le combat qu'il menait ici était-il stupide ? La section supérieure, c'était une chance qui se représenterait pas. Ne pas la saisir pour une femme indécise…

Avec un effroi subit, il vit les dix-neuf balles se mettre brusquement en mouvement. Elles déferlèrent sur le terrain, passèrent au-dessus de la tête de Feuk et y disparurent avant que Ludkamon n'ait eu le temps d'intervenir.

La tension qui paralysait la foule explosa dans un vacarme assourdissant de cris d'allégresse. Les fanfares retentirent. Le meneur de jeu tenta en vain de se faire entendre par les haut-parleurs. Mais ce fut seulement lorsque les premiers spectateurs sautèrent par-dessus les barrières et se précipitèrent sur lui que Ludkamon comprit que, d'une manière ou d'une autre, il avait remporté le championnat.

« Mais… je n'ai rien fait du tout ! » murmura-t-il.

Feuk ! Feuk, ce scélérat ! Maintenant, tout devenait clair. Feuk en était venu à la même conclusion que lui, mais il n'avait pas hésité à provoquer lui-même, d'emblée, sa propre défaite !

Impuissant, Ludkamon dut regarder son rival, un sourire grimaçant et railleur aux lèvres, s'incliner devant lui. Il s'était fait avoir. Il plissa les yeux. Maintenant, il ne restait plus qu'à espérer que la section supérieure serait un dédommagement valable. Au moins, à l'avenir, il ne risquerait plus de se retourner les doigts.


Quand il fut devant elle, Iva avait les larmes aux yeux. « Tu es content, maintenant ? sanglota-t-elle.

— Iva, murmura-t-il, confus. Personne ne pouvait prévoir… » Elle le prit dans ses bras et le serra contre elle avec le désespoir des adieux.

« Maintenant tu as tout à la fois gagné et perdu. Pauvre idiot !

— Ce n'est pas pour toujours, Iva, fit-il, désemparé.

— Tu m'auras bientôt oubliée. Tu vas rejoindre la section supérieure et tu ne penseras plus à moi. »

Il secoua la tête et sentit sa gorge se nouer.

« Je ne t'oublierai pas. Je te reverrai. Je te reverrai, je te le promets. »


Ténèbres omniprésentes, traversées de secousses et de turbulences. Malstrom inquiétant d'une obscurité impénétrable qui semblait avaler les étoiles. Le vaisseau de transfert s'avança vers le gigantesque tourbillon, tel un grain de poussière dans l'infini.

« Et c'est reparti : cap sur le monde noir ! » dit l'un des hommes dans le cockpit.

Ils avaient déjà plongé des centaines de fois dans le trou noir, mais les conducteurs ne purent s'empêcher de retenir leur souffle.

Les ténèbres s'ouvrirent. On avait l'impression de basculer dans une cataracte. Le vaisseau de transfert disparut de l'univers.


Les branchements étaient faits. Le châssis prévu pour le nouveau membre de la section supérieure était prêt, les solutions nutritives affluaient régulièrement dans un entrelacs de tuyaux transparents.

Le médecin contrôlait les instruments. Ils n'indiquaient rien d'anormal. La routine.

Des tuyaux argentés flexibles plongeaient dans la bouche à demi ouverte du patient ; des câbles gris-blanc étaient reliés à ses narines et aux incisions qu'on lui avait faites dans l'occiput, rasé de près. Les yeux et les oreilles avaient déjà été ôtés et remplacés par un module électrique. Le regard du médecin glissa en passant sur le corps maigre et nerveux du jeune homme étendu nu devant lui, sur la table, et un regret fugitif l'envahit. Puis il chassa ces pensées, brancha la scie et commença de séparer la tête du tronc.


« Iva, il faut que tu l'oublies. »

Feuk tenait les douces mains d'Iva dans ses énormes pattes et il la regardait, ne sachant que faire. Les yeux de la jeune femme étaient fixés au loin.

« Maintenant, il est dans la section supérieure, il fait partie de la classe des dirigeants. Tu ne crois pas qu'il pourrait se manifester n'importe quand s'il le voulait ? »

Iva secoua lentement la tête.

« Je ne peux pas croire qu'il m'ait si vite oubliée. »


Il voyait par mille yeux, il avait mille bras. Dans ses pensées, il entendait les ordres qu'il lui fallait exécuter, et, par la seule force de son esprit, il pilotait également les escadrons de robots de combat téléguidés qui croisaient dans l'espace autour du portail. Branché au système informatique dont les circuits et les câbles parcouraient toute la station, il voyait tout, et il vivrait des siècles.

Je te revois, Iva. Par mille yeux je te vois. Ne te l'avais-je pas promis ?


Загрузка...