CHAPITRE VIII



LES VOLEURS


L’IMPOSANTE CARAVANE du marchand Tertujak roulait lentement sur la vaste basse plaine ; carrioles, charrettes bâchées et soldats à dos de monture progressaient vers l’immense massif rocheux de Zarrack qui s’étendait sans fin d’un horizon à l’autre, telle une sombre paroi infranchissable.

De sa voiture, Tertujak, plongé dans sa lecture, perçut un net changement lorsque les roues de la charrette cessèrent de cahoter sur les éboulis d’un sol dur et rocailleux dont sa chair ressentait vivement, presque douloureusement, la moindre aspérité et la moindre saillie, et qu’elles se mirent à patiner dans le sable meuble. Il avait assez souvent parcouru cet itinéraire dans sa vie pour savoir avec certitude, sans avoir besoin de jeter un coup d’œil par la fenêtre, qu’ils avaient entamé leur ascension vers l’unique col du massif de Zarrack, au pied du Rocher du Poing.

Après un court instant de réflexion, il estima qu’il était temps de vérifier à nouveau que tout était en ordre. Il souleva avec peine son corps lourd et volumineux, s’extirpa des coussins rembourrés et ouvrit la porte qui donnait sur une petite plate-forme près du siège du conducteur. Comparée à la forte corpulence du marchand, elle était presque trop étroite, mais Tertujak se fraya un passage en s’y pressant comme il put, après avoir saisi la poignée prévue à cet effet ; il fit un bref signe de tête à son cocher et regarda autour de lui.

Une fois de plus, il allait très certainement découvrir toutes sortes de choses qui ne lui plairaient pas. Ses hommes se comportaient parfois comme des enfants ; il devait être constamment sur ses gardes et n’avait pas intérêt à laisser passer la moindre de leurs nombreuses négligences, sous peine qu’elles se muent en habitudes potentiellement dangereuses. Par exemple, une fois encore, la caravane formait un ensemble beaucoup trop lâche ; les chariots de ravitaillement, au lieu d’encadrer la voiture des tapis de cheveux, la suivaient en une longue file oblique. Comme toujours, la faute en revenait aux cantiniers qui avaient une fâcheuse tendance à s’attarder en queue de convoi pour pouvoir se livrer sans être dérangés à leurs petits trafics douteux avec les soldats et pour montrer qu’ils n’étaient pas soumis à l’autorité du marchand.

Tertujak souffla bruyamment pour marquer sa désapprobation et réfléchit à l’opportunité d’une intervention. Il parcourut du regard l’imposante chaîne montagneuse de Zarrack qui s’étirait devant eux. Ils se dirigeaient tout droit sur le Rocher du Poing qui élançait vers le ciel sa masse noire et escarpée, presque menaçante. Il devait son nom à sa forme générale : cinq profondes crevasses, sombrant d’un haut plateau inaccessible vers les profondeurs, et une corniche latérale faisaient penser au poing d’un géant, gardien du seul col traversant le massif. Ils emprunteraient la dépression située près du pouce, là où la roche formait un léger coude, et d’en haut ils pourraient à nouveau, pour la première fois depuis des années, embrasser du regard la ville portuaire, le but de leur voyage.

Brusquement, le prisonnier lui revint à l’esprit. Pas un jour ne s’écoulait sans qu’il pût s’empêcher de songer à cet homme étrange qu’on lui avait confié à Yahannochia. Bien sûr, il n’avait pas été ravi de cette charge supplémentaire, mais il n’avait pu faire autrement que de l’accepter. À présent, le prisonnier était devant, dans l’une des voitures marchandes, assis entre deux grands ballots d’étoffes, ligoté et placé sous la garde de soldats qui avaient reçu l’ordre formel de ne pas lui adresser la parole et de le réduire au silence au cas où lui-même se risquerait à dire quelque chose. Le prisonnier était accusé d’hérésie, et ses paroles, quelles qu’elles fussent, pouvaient suffire à corrompre le cœur d’un homme pieux.

Quel important secret cet homme pouvait-il bien cacher pour être ainsi conduit de force devant le Conseil de la ville portuaire ? Il ne l’apprendrait sans doute jamais.

Tertujak chercha le regard du chef des cavaliers et, d’un geste bref, lui fit signe de le rejoindre.

« Que disent tes éclaireurs ?

— Je n’allais pas tarder à venir vous en parler, maître », répondit le capitaine, un homme filiforme aux cheveux grisonnants nommé Grom, en faisant trotter sa monture, d’un pas léger et presque dansant, près de la voiture du marchand. « Cette fois, l’ascension est très sablonneuse ; je ne crois pas que nous aurons le temps d’atteindre ne serait-ce que le col, sans même parler de la vallée, avant la tombée de la nuit. »

Cela concordait avec les propres estimations de Tertujak. Il avança légèrement la mâchoire ainsi qu’il le faisait toujours quand il venait de prendre une décision.

« Faites dresser le camp, ordonna-t-il. Nous partirons à l’aube ; veillez à ce que tous les hommes soient prêts à temps.

— À vos ordres, maître », répondit Grom avec un hochement de tête avant de s’éloigner. Tout en se retirant dans sa voiture spacieuse, Tertujak l’entendit encore sonner du cor et donner des ordres.

L’installation du camp se déroula comme tous les autres soirs ; chacun dans le convoi savait exactement ce qu’il avait à faire. Tout autour de la voiture du négociant et de la voiture blindée des tapis, on regroupa les autres véhicules en un rempart improvisé ; les voitures marchandes formaient un cercle intérieur, celles renfermant les provisions le cercle extérieur. Dans la zone intermédiaire, on dressa les tentes où les cavaliers devaient prendre leurs quartiers de nuit. Les animaux de trait, des buffles de Baraquie pour la plupart, furent dételés et attachés à des cordes suffisamment longues pour leur permettre de se coucher. Quant aux montures, elles furent serrées les unes contre les autres ; elles pouvaient dormir debout. Seuls les fantassins, après avoir passé toute la journée à somnoler, couchés dans l’une ou l’autre des voitures, à l’abri des bâches, devaient maintenant veiller ; c’est à eux qu’il revenait de rester en faction toute la nuit autour du camp.

Le cuisinier personnel du marchand fit rouler sa petite rôtisserie près de la voiture de son maître, spacieuse et richement parée. Tertujak avait ouvert la porte et attendait dans l’embrasure.

« Maître, il reste de la viande de baraq salée, commença le cuisinier avec empressement. Je pourrais vous saisir quelques karaquis et vous préparer une salade de claires baies de lune, arrosés d’un vin léger…

— Oui, ça ira », grogna Tertujak.

Tandis que le cuisinier s’affairait à ses casseroles, le marchand regarda tout autour de lui, cherchant à déterminer la cause du trouble intérieur qui l’agitait ce soir. La nuit tombait déjà ; le Rocher du Poing qui les surplombait n’était plus qu’une silhouette découpée sur un ciel aux reflets sombres et argentés, un ciel d’un éclat toujours vif et brillant à l’horizon, mais déjà noir au zénith. Tertujak entendait les voix des hommes qui dressaient les dernières tentes. Ailleurs, on allumait déjà les feux. Le nombre de foyers était limité – il fallait économiser le combustible –, juste assez pour faire cuire le repas de tous les membres du convoi. Il régnait une atmosphère gaie et turbulente. Les fatigues de la journée étaient derrière eux, demain ils franchiraient le col du Rocher du Poing, et il ne leur resterait plus ensuite que quelques jours de voyage avant d’atteindre le port.

Trois fantassins surgirent du crépuscule ; l’un d’eux s’approcha avec déférence du marchand pour lui annoncer que les sentinelles de nuit étaient en faction.

« Qui est de quart ? » demanda Tertujak.

La mission de l’homme de quart consistait à passer toute la nuit d’un poste à l’autre de la chaîne pour veiller à ce qu’aucun des soldats ne s’endorme.

« Donto, maître.

— Dis-lui d’être particulièrement sur ses gardes aujourd’hui, fit Tertujak en ajoutant un peu plus bas : J’ai un mauvais pressentiment ce soir…

— À vos ordres, maître. »

Le soldat disparut à nouveau, et les deux autres se postèrent en faction près de la voiture du marchand.

Tertujak examina le véhicule qui se tenait derrière le sien. Il était deux fois plus volumineux, monté sur huit roues et équipé de harnais prévus pour accueillir jusqu’à soixante-quatorze baraqs : le wagon des tapis en cheveux. Il renfermait les marchandises les plus précieuses du convoi, les tapis, ainsi que d’énormes sommes d’argent. En dépit de la faible clarté crépusculaire, on parvenait tout de même à distinguer les endroits où le blindage de métal commençait à se teinter de rouille. Une fois au port, il faudrait qu’il ordonne une réfection du wagon, dès qu’ils auraient embarqué la marchandise et reçu leur argent.

Il rentra dans sa voiture, se fit porter son repas et mangea en silence, plongé dans ses pensées.

Ils avaient réussi à acheter suffisamment de tapis, mais il leur avait fallu plus de temps qu’il ne l’avait prévu. Cela signifiait qu’ils atteindraient la ville portuaire après les autres marchands et qu’il écoperait donc, une fois de plus, de l’un des itinéraires les moins attrayants. Il aurait alors encore plus de mal à atteindre le quota fixé, et un jour ou l’autre…

Il ne voulait pas penser à ce jour.

D’un geste brusque, il repoussa son assiette. Il ordonna au cuisinier de débarrasser et se fit apporter une autre bouteille de vin.

Il plaça sous la lumière d’une lampe à huile un des objets les plus précieux qu’il possédât, un livre de commerce extrêmement ancien dont l’un de ses ancêtres, plusieurs centaines d’années auparavant, avait entrepris la rédaction. Les pages du livre craquaient sèchement sous ses doigts et, à bien des endroits, les colonnes de chiffres n’étaient plus que difficilement lisibles. Malgré tout, ce registre lui avait déjà fourni bon nombre d’informations utiles sur le tracé des différents itinéraires ainsi que sur les villes traversées pour chacun des trajets.

Quelques années plus tôt seulement, il s’était rendu compte que la richesse de ce livre ne se limitait pas à cela mais qu’il pouvait également l’éclairer quant aux changements intervenus sur de longues périodes de temps. En apparence, ces changements étaient imperceptibles, anodins, peu susceptibles d’attirer l’attention. Mais en comparant et en estimant les chiffres remontant à plusieurs centaines d’années, presque dix générations, on distinguait une évolution : il y avait de moins en moins de tapis. Le nombre de tisseurs décroissait lentement, de même que celui des marchands. En moyenne, l’itinéraire que devaient suivre les caravanes pour récolter la quantité de tapis traditionnellement requise s’allongeait, et la concurrence que se livraient les marchands pour obtenir les bons itinéraires, les itinéraires rentables, dans les régions situées aux pôles, devenait de plus en plus acharnée.

Comme tous les négociants, Tertujak savait parfaitement compter ; de surcroît, il avait hérité de ses ancêtres un don beaucoup plus large pour les mathématiques. Il pouvait sans la moindre difficulté transformer les données chiffrées qu’il comparait en graphiques bien plus parlants : les courbes décroissaient. Oui, elles s’effondraient, cela ne faisait pas le moindre doute. La tendance à la baisse s’était fortement accrue au cours des dernières années. C’étaient les courbes d’un organisme moribond.

La conclusion la plus raisonnable aurait consisté à se retirer du commerce des tapis. Mais il ne pourrait jamais s’y résoudre. Son serment le liait à la Guilde jusqu’à la fin de ses jours. Produire des tapis en cheveux, telle était la sainte mission que l’Empereur avait confiée à ce monde ; mais, pour d’obscures raisons, la puissance qui avait soutenu cette mission semblait s’être éteinte.

En suivant le fil de ses pensées, Tertujak ne put s’empêcher, une fois encore, de songer au prisonnier et à ce qu’on racontait à son sujet. À Yahannochia, toutes sortes de bruits avaient couru sur son compte. Il avait déclaré venir d’un autre monde. Il avait aussi déclaré autre chose, une chose qui, pour avoir profondément choqué tout le monde, n’en avait pas moins été inlassablement colportée : selon lui, l’Empereur, le Maître du Ciel, le Père des Étoiles, le Gardien de toute destinée, le Centre de l’Univers, l’Empereur ne régnait plus !

Tertujak examina les courbes déprimantes tracées sous ses yeux, et quelque chose en lui se demanda si telle ne pouvait pas être la clé de l’énigme.

Il se leva péniblement et ouvrit la porte de la voiture. Dans l’intervalle, la nuit était tombée. On entendait les rires des soldats qui poursuivaient de leurs assiduités les rares femmes participant à l’expédition. Ces femmes étaient toutes des cantinières ; il ne se justifiait donc pas que le marchand intervienne. Il fit signe à l’une des deux sentinelles.

« Va me chercher le capitaine Grom.

— Oui, maître. »

Grom fit son apparition peu de temps après. C’était le privilège de sa fonction que d’avoir le droit de pénétrer dans la voiture du marchand lorsqu’on l’y avait mandé.

« Maître ?

— Grom, il y a deux choses que j’aimerais te demander. Premièrement : veille à ce que tous les cavaliers ne soient pas ivres morts. J’aimerais être certain qu’au moins une partie des hommes restent en état d’alerte. Deuxièmement… » Tertujak hésita un instant et poursuivit d’une voix décidée : « Je souhaiterais que le prisonnier me soit discrètement amené. »

Grom écarquilla les yeux.

« Le prisonnier ? Ici ? Chez vous, dans cette voiture ?

— Oui.

— Mais pourquoi cela ? »

Tertujak s’emporta.

« Ai-je des comptes à te rendre, capitaine ? »

L’autre tressaillit. Son rang dépendait uniquement du bon vouloir du marchand, et il n’avait aucunement l’intention de se voir rétrograder.

« Pardonnez-moi, maître. Il en sera fait comme vous le désirez.

— Attends encore un peu que la plupart des hommes soient endormis. Je ne veux pas que l’on jase. Pour l’escorte, prends deux ou trois hommes capables de tenir leur langue, et apporte une chaîne pour attacher le prisonnier.

— Oui, maître.

— Et n’oublie pas : la discrétion la plus absolue ! »

Tertujak attendit dans un état de tension extrême que le captif lui soit présenté. À plusieurs reprises, il fut sur le point, pour accélérer les choses, de renvoyer une des sentinelles, et il dut faire sur lui-même un violent effort, un effort presque physique, pour se réfréner.

On finit par frapper à la porte. Tertujak s’empressa d’ouvrir, et deux soldats introduisirent le prisonnier. Ils l’enchaînèrent solidement à l’un des étais, puis le marchand les congédia d’un bref hochement de tête.

Alors il examina l’homme à présent assis là, sur une de ses peaux les plus précieuses. C’était donc ça, l’hérétique. Ses vêtements en lambeaux n’étaient plus que de répugnantes guenilles ; sa barbe broussailleuse et ses cheveux collés étaient eux aussi raides de crasse. Il se laissa dévisager par le marchand, le regard morne et indifférent, comme si son sort avait cessé de l’intéresser.

« Tu te demandes peut-être pourquoi je t’ai fait venir ici », finit par dire Tertujak. Il crut voir s’allumer une faible étincelle d’intérêt dans les yeux apathiques du prisonnier. « La vérité, c’est que je n’en sais trop rien moi-même. » Tertujak pensa à la silhouette du Rocher du Poing découpée sur le bleu profond du ciel nocturne. « Peut-être parce que demain nous reverrons pour la première fois la ville portuaire, notre destination. Et je ne voudrais pas simplement te remettre entre les mains du Conseil sans avoir appris qui j’ai transporté. »

L’homme continuait de fixer sur lui un regard dépourvu de toute expression.

« Comment t’appelles-tu ? » demanda Tertujak.

Une éternité sembla s’écouler avant que le prisonnier ne réponde. Sa voix était comme un croassement mêlé de poussière.

« Nillian… Nillian Jegetar Cuain.

— Cela fait trois noms, constata le marchand avec étonnement.

— Chez nous, tout le monde a trois noms. » L’homme toussa. « Nous portons notre nom de naissance, le nom de notre mère et celui de notre père. »

Il y avait vraiment dans sa façon de parler une intonation étrange que le marchand n’avait jamais entendue au cours de ses voyages.

« Il est donc vrai que tu viens d’un autre monde ?

— Oui.

— Et comment t’es-tu retrouvé ici ?

— Je me suis échoué.

— Où est-ce, chez toi ?

— Très loin.

— Tu peux me le montrer dans le ciel ? »

Le prisonnier fixa Tertujak si longuement que le marchand crut qu’il n’avait pas compris la question. Mais il demanda soudain :

« Que sais-tu des autres mondes ? Que sais-tu des voyages interstellaires ? »

Le négociant haussa les épaules. « Peu de chose.

— Que sais-tu ?

— Je connais les vaisseaux de la flotte impériale qui prennent à leur bord les tapis de cheveux. On m’a dit qu’ils voyagent entre les étoiles. »

L’homme en haillons, celui-là même qui prétendait venir des étoiles, parut soudain revenir à la vie.

« Les tapis de cheveux, répéta-t-il tout en se penchant, les coudes appuyés sur les genoux. Où les emporte-t-on ?

— Au palais de l’Empereur.

— Comment le sais-tu ?

— Je n’en sais rien du tout, reconnut Tertujak. C’est ce qu’on m’a dit. »

L’homme qui s’appelait Nillian hocha la tête, et Tertujak vit quelques grains de sable couler de ses cheveux sur le sol. Demain, il faudrait qu’il fasse nettoyer la pièce.

« On t’a trompé. Il n’y a pas de tapis en cheveux dans le palais de l’Empereur. Pas un seul. »

Tertujak plissa les yeux, méfiant. De la part d’un individu soupçonné d’hérésie, de telles allégations n’avaient rien de surprenant. Mais si jamais il n’était pas hérétique ?

« Comment le sais-tu ? demanda-t-il.

— J’y suis allé.

— Dans le palais impérial ?

— Oui.

— Peut-être ne les as-tu pas remarqués. »

Pour la première fois, l’étranger éclata de rire.

« C’est impossible. J’ai vu un de ces tapis : c’était l’œuvre d’art la plus fine, la plus somptueuse qu’il m’ait jamais été donné de contempler. Une telle splendeur n’aurait pu rester cachée. Et nous ne parlons pas ici d’un tapis, nous parlons de milliers, de dizaines de milliers. Mais pas un seul dans le palais. Notre langue ne possède même pas de mot pour les désigner ! »

Était-ce possible ? Et si c’était un mensonge, cet homme espérait sans doute en retirer quelque chose. Mais quoi ?

« On raconte, commença Tertujak, que le palais de l’Empereur est le plus grand édifice de l’univers… »

L’homme réfléchit un court instant.

« Oui, c’est probablement vrai. Mais c’est justement cette immensité qui rend toute dissimulation impossible. N’importe laquelle de vos villes offre plus de cachettes potentielles que l’ensemble du Palais des Étoiles.

— Mais il existe certainement des appartements privés où nul, hormis l’Empereur, n’a le droit de pénétrer ?

— Oui, ces appartements ont existé. Autrefois. » Le visage de l’étranger se fit plus dur. « C’est pour avoir dit cela que me voici enchaîné, alors je peux bien le répéter : cela fait environ vingt de vos années que l’Empereur a cessé de régner. »

Tertujak fixa l’homme assis là, pieds et poings liés, en loques, crasseux, et il sut qu’il ne mentait pas. Bien sûr, cette affirmation était pure hérésie. Mais il sentait sourdre en lui la certitude que le récit de l’étranger n’était rien d’autre que la vérité.

« Ainsi les rumeurs qui courent ici depuis deux décennies sont fondées, murmura-t-il prudemment. Que l’Empereur a abdiqué… ?

— Eh bien, je dirais que ces rumeurs enjolivent nettement la réalité.

— Que veux-tu dire ? »

Le regard du prisonnier devint soudain dur comme l’acier.

« Monsieur, je suis un rebelle et, du temps où je vivais encore, j’ai fait partie du mouvement “Vent silencieux”. Il y a vingt ans de cela, nous avons pris d’assaut le monde central, conquis le palais et renversé l’Empereur. Depuis, l’Empire n’existe plus. Que cela vous plaise ou non, c’est un fait. »

Le marchand jetait sur l’étranger des regards fuyants. À chacun de ses mots, le sol semblait se dérober un peu plus sous ses pieds. Il eut un geste vague en direction de la fenêtre.

« Là, dehors, je vois les étoiles dans le ciel et elles continuent de briller. On m’a toujours dit qu’elles ne pourraient le faire sans l’Empereur.

— L’Empereur n’a rien à voir là-dedans, rétorqua le rebelle. C’est une légende.

— Mais l’Empereur ne leur a-t-il pas donné vie ?

— Il en était aussi peu capable que je le suis moi-même. C’était un homme comme un autre. On vous a raconté tout cela dans le seul but de vous maintenir en servitude. »

Tertujak secoua la tête.

« Mais n’est-il pas exact qu’il règne depuis des milliers, des dizaines de milliers d’années ? Comment le pourrait-il sans être immortel ? »

L’étranger se contenta de hausser les sourcils.

« Eh bien, quelle que soit la façon dont il s’y est pris, en tout cas, maintenant, il est mort.

— Mort ?

— Mort. Un rebelle l’a affronté en duel dans une pièce isolée lors de l’attaque du palais, et il l’a tué. »

Tertujak se rappela subitement ce qu’on lui avait raconté sur les circonstances dans lesquelles s’était déroulée l’arrestation de l’étranger. Deux tisseurs l’avaient accueilli chez eux ; il s’était tout d’un coup mis à tenir des propos blasphématoires, ce à quoi ses hôtes avaient répondu en l’arrêtant pour hérésie.

« C’est ce que tu as raconté aux tisseurs ? s’étonna-t-il. C’est un miracle qu’ils t’aient laissé en vie.

— Ils m’ont asséné un sacré coup sur le crâne. Un miracle que j’y ai survécu, grogna le prisonnier. L’un des deux ne cessait de me presser de questions ; l’autre en a profité pour se glisser derrière moi, et paf ! Quand j’ai repris connaissance, je me trouvais enchaîné dans une geôle. »

Tertujak se mit à marcher de long en large, très agité.

« Tu dis qu’il n’y a pas le moindre tapis dans le palais impérial. Mais parallèlement, année après année, je vois des dizaines de milliers de tapis quitter cette planète. Où les vaisseaux impériaux les emportent-ils si ce n’est au palais ? »

L’étranger acquiesça.

« Ça, c’est la question la plus intéressante, c’est certain. Je me suis déjà fait la même remarque. Mais je n’ai pas le moindre élément de réponse.

— Peut-être ne parlons-nous pas du même empereur ?

— Nous parlons de cet homme », répondit le prisonnier en montrant une photographie de l’Empereur accrochée au mur. Tertujak l’avait héritée de son père, celui-ci de son propre père et ainsi de suite. « L’empereur Aleksandr XI.

— L’empereur Aleksandr ? » Tertujak n’en revenait pas, pour la première fois de la soirée. « J’ignorais complètement qu’il avait un nom.

— Cela fait partie de ces choses qu’on a oubliées. Il était le onzième d’une lignée d’empereurs qui s’appelaient tous Aleksandr. Les dix premiers sont eux aussi morts relativement âgés, mais à lui seul il a régné plus longtemps que tous les autres réunis. Et sa prise de pouvoir remonte déjà à tant d’années que tout le monde a l’impression qu’il règne depuis la nuit des temps.

— Oui. »

Tertujak secoua la tête et se remit nerveusement à faire les cent pas. L’étranger l’observait en silence.

Était-ce cela ? Était-ce la clé ? La clé qui expliquait la diminution du nombre de tapis ?

Il se rassit sur son tabouret.

« Ce que tu dis trouve un écho en moi, admit-il. Mais en même temps je ne parviens pas à le saisir. Tu comprends ? Je n’arrive pas à imaginer que l’Empereur puisse être mort. C’est comme s’il était en moi, comme s’il était une partie de moi.

— On t’a appris à te représenter l’Empereur comme un être surhumain, car en réalité tu ne l’as jamais vu de tes propres yeux. Pour autant que ses chaînes pussent le lui permettre, l’étranger se mit à fouiller dans sa ceinture. « J’ai une photo sur moi. En fait, je voulais la garder secrète jusqu’au jour de mon procès ou de ce qui en tiendra lieu… »

Il finit par extraire une photographie qu’il tendit au marchand. Tertujak la regarda. Elle montrait avec une netteté nauséabonde le cadavre d’un homme qu’on avait pendu par les pieds, tête en bas, au mât d’un étendard. La balle lui avait traversé la poitrine ; le trou était plus large que le poing et les bords comme roussis par le feu.

Lorsqu’il retourna la photo pour examiner plus attentivement le visage du mort, le choc fut tellement fulgurant qu’il eut un instant la sensation que son cœur allait lâcher : il connaissait ce visage, il le connaissait mieux que le sien propre ! Ce mort, c’était bel et bien l’Empereur !

Il laissa échapper un gémissement inarticulé, jeta la photo loin de lui et s’effondra dans son siège rembourré. C’était impossible. C’était… Il s’empara à nouveau de l’image pour s’assurer qu’il ne s’était pas trompé… L’Empereur. Mort. Mort dans son uniforme d’apparat, les épaules ceintes du manteau impérial, pendu sans aucune dignité au mât d’un étendard.

La voix du rebelle, comme perdue au loin, lui parvint aux oreilles :

« En ce moment, tu as l’impression d’avoir reçu un coup de marteau sur le coin de la tête. Si cela peut te consoler, tu n’es pas le premier à qui cela arrive. Aujourd’hui, cette photographie connaît probablement l’une des diffusions les plus massives jamais réalisées. Ce cliché est notre atout majeur pour délivrer les hommes de l’étau qui les étouffe, de cette fixation maladive sur la prétendue divinité de l’Empereur. »

Tertujak l’entendait à peine. C’était comme si de l’eau bouillonnait dans sa tête. Son cerveau travaillait à une vitesse folle, passait en revue toutes les images stockées dans sa mémoire, tentant de les voir et de les classer sous un jour nouveau : tout, absolument tout devait être compris autrement. Rien de ce qui avait toujours prévalu jusque-là n’avait plus cours désormais.

L’étranger n’arrêtait pas de parler. Mais qu’est-ce qu’il racontait ? Tertujak n’arrivait pas à le suivre. Il ne voyait que cette photo et s’efforçait de saisir la vérité dans toute son ampleur : l’Empereur était mort.

« … du bruit, là-dehors ?

— Quoi ? »

Tertujak s’arracha au tourbillon de pensées et de sentiments qui l’emportait comme on s’arrache à un cauchemar. À présent, lui aussi l’entendait. De l’extérieur leur parvenait un tumulte de cris, de clameurs, de métal qu’on entrechoque. Le vacarme du danger.

Le marchand se leva d’un bond, se précipita sur la porte, l’ouvrit violemment et se pencha au-dehors. Il vit des flambeaux, des hommes courant dans tous les sens, des ombres et les noires silhouettes de montures qui traversaient le campement au grand galop. Des bruits de combat. Il referma la porte et, de ses doigts grassouillets, chercha la chaînette qu’il portait autour du cou. Tout s’écroule, pensa-t-il.

« Que se passe-t-il ? » demanda l’étranger.

Le marchand s’entendit répondre d’une voix étrangement calme :

« Des voleurs. Ils attaquent le campement.

— Des voleurs ?

— Des voleurs de tapis en cheveux. »

Ainsi, ses mauvais pressentiments étaient fondés. Évidemment. Ici, presque au pied de l’unique col traversant l’étendue sans fin du massif de Zarrack, c’était l’endroit idéal pour une embuscade.

« Tu veux dire qu’ils ont l’intention de voler les tapis ? » Tertujak acquiesça.

« Mais dans quel but ? Des voleurs des sables, que peuvent-ils faire de tapis en cheveux ?

— Ils les vendent à d’autres marchands, expliqua Tertujak nerveusement, tout en cherchant fébrilement une échappatoire à cette catastrophe. Depuis toujours, un marchand qui boucle un itinéraire et rentre au port doit être capable de présenter un certain quota de tapis. Si l’un de ces marchands ne parvient pas à l’atteindre, notre code de l’honneur exige alors qu’il s’ôte lui-même la vie.

— Et les voleurs vendent leur butin à d’autres marchands qui n’ont pas réussi à remplir leur quota mais qui tiennent à la vie ? poursuivit le rebelle, l’œil vif et brillant.

— Exactement. »

Soudain, le négociant sentit une pensée enfoncer ses griffes dans la chair de sa nuque, une voix ancestrale, poussiéreuse, qui disait : Tu as prêté l’oreille à l’hérétique, tu t’es laissé séduire. Tu l’as cru, tu l’as réellement cru. Voilà ta punition !

Tertujak ramassa la photo de l’Empereur mort et la tendit au prisonnier.

« Tu n’as pas d’arme ? demanda ce dernier, gagné par la peur, en tirant violemment sur ses chaînes.

— J’ai des soldats.

— Ça n’a pas l’air très efficace. »

En effet, pensa Tertujak. L’heure avait sonné.

Les bruits de combat se rapprochaient de plus en plus. Hurlements sauvages, chocs de l’acier sur l’acier. Un cri perçant déchira la nuit et quelque chose cogna contre la voiture ; au son, ce pouvait être un corps humain. Les doigts du marchand, raidis par l’effroi, laissèrent échapper les fragments de sa chaînette brisée, qui tombèrent et se perdirent entre les peaux.

Il y eut un instant effroyable de silence absolu. Puis la porte du wagon s’ouvrit violemment, et ils virent, éclairés par un flambeau fumant, des visages noircis maculés de sang.

« Salut à vous, marchand Tertujak, ricana d’une voix tonitruante l’homme de tête, un barbu à la stature de géant et au front marqué d’une balafre noueuse. Pardonnez-nous d’être contraints de venir vous importuner à une heure aussi tardive… »

Il bondit à l’intérieur, suivi par trois de ses acolytes. Son rictus railleur disparut comme s’il lui coûtait un effort excessif. Il gratifia le prisonnier d’un vague regard en passant, puis il pointa son doigt sur le marchand.

« Fouillez-le », ordonna-t-il.

Les hommes se ruèrent sur lui et se mirent à lacérer ses vêtements, à tirer dessus, à les réduire en lambeaux. Mais ils ne trouvèrent pas ce qu’ils cherchaient.

« Rien. »

Le meneur s’approcha du marchand et planta ses yeux dans les siens.

« Où est la clé de la voiture des tapis ? »

Tertujak déglutit.

« Je ne l’ai pas.

— Ne me raconte pas d’histoires, gros sac.

— C’est un de mes hommes qui l’a. »

Le barbu eut un éclat de rire sceptique.

« Un de tes hommes ?

— Oui. Un soldat en qui j’ai toute confiance. Je lui ai ordonné de prendre la fuite si jamais nous étions attaqués.

— Bon sang !

Il frappa Tertujak au visage de toutes ses forces, et sa tête vola de côté. Il en eut la lèvre entaillée mais n’émit pas un son.

Les autres commençaient à s’agiter.

« Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— On n’a qu’à emporter la voiture, proposa l’un d’eux, un homme courtaud avec sur le bras droit une plaque de sang séché qui ne semblait pas être le sien. On finira bien par l’ouvrir…

— Qu’est-ce que tu crois ? lui rétorqua le barbu. À ton avis, pourquoi est-ce qu’ils ont blindé la voiture ? Ça ne marchera pas. Il nous faut la clé. »

Les voleurs se consultèrent du regard. Du dehors parvenaient encore des bruits de combats isolés.

« On pourrait attendre l’aube et organiser une battue dans les environs, suggéra un autre. Un homme sans monture ne peut pas aller bien loin.

— Qui te dit qu’il n’a pas de monture ? lui demanda le courtaud.

— On l’aurait remarqué, quand même…

— Du calme ! » ordonna le meneur d’un geste sec de la main. Il se retourna vers le marchand. Le sang gouttait de sa lèvre. « Je ne crois pas à ton histoire, dit-il d’une voix basse et menaçante. Je ne crois pas qu’un marchand puisse se séparer de la clé qui donne accès à ses tapis. » Il sonda le visage de Tertujak. « Ouvre la bouche. »

Le marchand ne réagit pas.

« Je te dis d’ouvrir la bouche ! répéta le géant barbu.

— Pourquoi ?

— Parce que je crois que tu cherches à nous rouler. » Brusquement, ses mains saisirent violemment le menton du marchand et le forcèrent à ouvrir la bouche.

« Tu as des plaies récentes dans le gosier, déclara-t-il en regardant le marchand avec pitié. Ton histoire de soldat, je n’y crois pas. Tu sais ce que je crois ? Je crois que tu as avalé cette clé ! »

Les yeux du marchand s’écarquillèrent d’étrange manière. Il était incapable de prononcer un mot ; son regard à lui seul était un aveu.

« Eh bien ? susurra le voleur. Je n’ai pas raison ? »

La respiration de Tertujak se fit sifflante. Il s’étouffait.

« Si », lâcha-t-il.

En un éclair, les yeux du barbu perdirent toute lueur de compassion. Il passa la main dans son dos et tira de sa ceinture un couteau à la lame longue et acérée.

« Tu n’aurais pas dû faire ça, dit-il doucement. Tu n’aurais vraiment pas dû faire ça. »


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