CHAPITRE XVI



LE RETOUR


À QUOI BON tout cela ? Il l'ignorait. Après toutes ces années, après tous ces événements sanglants et ces découvertes macabres, après tous ces cauchemars…

« Commandant Wasra ? »

Il leva les yeux avec irritation. C'était Jegulkin, le navigateur, et on pouvait lire sur son visage qu'il regrettait de devoir le déranger.

« Oui ?

— Nous atteignons la planète G-101/2. Vous avez des directives particulières ? »

Wasra n'eut pas besoin de réfléchir. Durant les mois précédents, ils s'étaient si souvent posés sur des planètes comme celle-ci, ils avaient si souvent annoncé la chute de l'Empire qu'il se sentait parfois comme dans un cauchemar interminable où il était condamné, jusqu'à la fin des temps, à devoir prononcer les mêmes mots et faire les mêmes gestes. Non, pensa-t-il soudain, cette fois c'était différent ; pour cette planète-ci, il avait des ordres précis. Et ce serait loin de leur faciliter la tâche.

« Pas de directives particulières. Nous cherchons le port et nous y atterrissons.

— À vos ordres, commandant. »

Wasra regarda le grand écran principal qui montrait l'espace tel qu'il serait également apparu à un œil dénué de protection. Une petite tache d'un éclat mat se rapprochait : la seconde planète du soleil G-101. Ici aussi vivaient des tisseurs de tapis en cheveux, comme sur des milliers d'autres planètes. Des planètes qui paraissaient toutes se ressembler.

En arrière-plan, les étoiles luisaient faiblement, d'une lumière froide et engourdie ; chacune était un autre soleil ou une autre galaxie. D'humeur sombre, Wasra se demanda s'ils réussiraient jamais à en finir vraiment avec l'Empire, s'ils se débarrasseraient jamais définitivement de l'héritage des empereurs. Il avait tellement l'impression d'une entreprise vouée à l'échec ! Qui pourrait jamais dire avec certitude que derrière un de ces points lumineux ne se cachait pas une autre province de l'Empire qu'ils n'avaient pas encore décelée ? Que jamais plus aucune porte ne s'ouvrirait devant eux, dévoilant elle aussi un terrible secret ?

Il aperçut son reflet dans le revêtement d'un appareil et, comme si souvent ces dernières semaines, il s'étonna que son visage paraisse toujours aussi jeune. Il avait le sentiment que l'uniforme gris de commandant était taillé dans une étoffe plus lourde que celles qu'il avait portées jusque-là, et l'insigne de son rang lui semblait peser chaque jour davantage. Lorsqu'il s'était joint à l'expédition dirigée par le général Karswant, il venait d'atteindre sa majorité ; c'était un jeune soldat qui voulait faire ses preuves et connaître le frisson de l'aventure. Mais aujourd'hui, après seulement trois années passées dans cette province immense, il se sentait extrêmement vieux, aussi vieux que l'Empereur lui-même, et il ne pouvait comprendre que cela ne se lise pas sur son visage.

À ce qui lui semblait, ils avaient déjà effectué des milliers d'atterrissages comme celui-ci, et il n'y avait aucune raison apparente pour que cela s'arrête un jour.

Et pourtant… cette planète avait tout de même quelque chose de particulier. D'une certaine façon, c'est ici que tout avait commencé. Par le passé, le vaisseau Salkantar s'était déjà posé sur ce monde, au terme d'une folle équipée de plusieurs semaines épuisantes, avec pour tout secours quelques mauvaises cartes hors d'usage. À l'époque, Wasra n'était encore qu'un membre d'équipage comme les autres, et nul n'avait deviné qu'ils allaient devoir mener des combats sanglants avec les troupes impériales qui ignoraient tout de la mort de l'Empereur et de la chute de l'Empire. À l'époque, on avait cru que l'expédition touchait pour ainsi dire à son terme. On s'était apprêté pour le retour, on avait pris des mesures pour effectuer le grand saut dans le néant qui séparait les galaxies. Wasra avait dirigé des travaux de déblaiement sur le pont numéro trois, et, si quelqu'un lui avait dit que, deux ans plus tard, c'était lui qui exercerait le commandement à bord du Salkantar, il lui aurait ri au nez. Et pourtant c'est ce qui s'était passé, et ces deux années avaient impitoyablement transformé l'adolescent qu'il était en homme. Tout avait commencé ici, sur cette planète dont le disque clair, d'une désolante couleur de sable, grossissait et s'arrondissait lentement ; à sa surface, on voyait se dessiner les premiers contours.

La discussion que Wasra avait eue avec le général Karswant datait déjà de plusieurs semaines, mais il s'en souvenait comme si c'était hier. Le vieillard hargneux, à la fois craint et aimé de tous, lui avait montré une photo. « Nillian Jegetar Cuain, avait-il dit d'une voix empreinte d'une tristesse inexpliquée. Sans cet homme, cela fait presque trois ans que nous serions rentrés chez nous. Je voudrais que vous découvriez ce qu'il est devenu. »

Contrevenant à un ordre formel, cet homme s'était posé sur G-101/2 et il avait découvert les tapis de cheveux. Dans un premier temps, Wasra avait refusé de croire les rumeurs qui avaient filtré dans les cantonnements de l'équipage, tellement elles lui paraissaient absurdes ; mais par la suite le rapport de Nillian avait été confirmé dans ses moindres détails. D'après ce qu'avait communiqué le quartier général de l'expédition, ces tapis étaient des ouvrages tissés extrêmement finement à partir de cheveux humains, si finement qu'un tisseur ne pouvait en achever qu'un seul durant toute sa vie. Mais cela n'aurait pas justifié plus qu'une simple mention dans le rapport de l'expédition si ces tapis n'avaient été réalisés pour un motif inattendu : à ce que racontaient les tisseurs, ils étaient destinés au palais de l'Empereur, et les tisser était pour eux une mission sacrée. Cela avait de quoi surprendre : quiconque avait jamais pénétré dans le palais pouvait jurer que les lieux recelaient certes les choses les plus étranges, mais aucun de ces fameux tapis.

Dès lors, la flotte expéditionnaire fut aux aguets, et au bout de quelques mois, effectivement, un grand transbordeur apparut, dans un état de délabrement pitoyable ; il se posa sur la planète pour la quitter à nouveau quelque deux semaines plus tard. On suivit le vaisseau, on perdit une fois encore sa trace, mais on trouva en revanche une autre planète sur laquelle on produisait également des tapis en cheveux, dans le même dessein religieux. Puis on en trouva une autre, et encore une autre, des dizaines, bientôt des centaines. Alors, les vaisseaux expéditionnaires se déployèrent et mirent à jour toujours plus de mondes où l'on tissait des tapis en cheveux ; on envoya des hordes de robots de reconnaissance automatiques qui, eux aussi, firent des découvertes identiques. Et, lorsque dix mille de ces mondes eurent été trouvés, on arrêta les recherches bien qu'il fût plus que probable que la liste était encore longue…

Les réacteurs se mirent en action, et leur grondement sourd fit trembler le sol sous leurs pieds. Wasra saisit le micro du livre de bord.

« Nous atterrirons dans quelques instants sur la seconde planète du soleil G-101, secteur 2014-BQA-57, périmètre 36-01. Heure standard 9-1-178005, dernières mesures 2-12. Croiseur léger Salkantar, commandant Jenokur Taban Wasra. »

Le terrain d'atterrissage fut bientôt en vue. C'était une immense étendue fortifiée au sol creusé de sillons et brûlé par des moteurs très anciens. Un vieil astroport, âgé de plusieurs milliers d'années. Chacune de ces planètes possédait un de ces ports qui se ressemblaient tous. Autour de la zone d'atterrissage s'étendait toujours une vieille ville, et toutes les routes de cette planète semblaient converger vers cette ville. Et, d'après ce qu'on avait appris entre-temps, cette impression correspondait bien à la réalité.

Le ronflement des réacteurs changea de timbre.

« Phase d'atterrissage », annonça le pilote.

Avec un choc retentissant, qui glaçait d'effroi tous ceux qui voyageaient pour la première fois à bord d'un vaisseau interstellaire, le Salkantar se posa. Mais les hommes et les femmes de l'équipage y étaient tellement habitués qu'ils ne le percevaient même plus.


Les portes de l'immense sas s'ouvrirent lentement devant eux, et la rampe d'accès descendit en bourdonnant vers le sol raviné. Des odeurs pénétrèrent dans le vaisseau, des odeurs lourdes et nauséabondes d'excréments, de putréfaction, de poussière, de sueur et de pauvreté qui semblaient se fixer dans les narines en une couche velue. Tout en remettant en place le minuscule micro contre sa gorge, Wasra se demanda à nouveau pourquoi ces mondes avaient tous la même odeur ; à chaque atterrissage, c'était une des questions qui lui traversaient l'esprit. Nulle part, dans cette galaxie abandonnée de Dieu, il ne paraissait y avoir de réponses ; seules les questions étaient infinies.

Il faisait une chaleur torride. L'étendue immense, grise et poussiéreuse du terrain d'atterrissage miroitait sous un soleil de feu blafard. De la ville s'approcha un groupe de vieillards, d'un pas à la fois rapide et étrangement humble. Ils portaient de lourdes tuniques sombres qui, dans cette fournaise, devaient les mettre à la torture.

Wasra s'avança dans l'ouverture du sas et attendit qu'ils aient atteint le pied de la rampe.

Il avait remarqué les regards attentifs avec lesquels ils examinaient en s'approchant le vaisseau qui, à l'évidence, devait être très différent de tous ceux qu'ils avaient vus jusqu'alors. Ils le passèrent donc en revue, d'un œil craintif et incertain, et finalement l'un des hommes s'inclina et dit :

« Nous vous saluons, navigateurs. Avec votre permission, nous vous attendions plus tôt… »

Toujours la même crainte. Où qu'ils aillent, ils retrouvaient partout ce trouble inavoué dû au fait que le transport des tapis, qui durant des millénaires s'était répété sans incident, avait finalement cessé. Même les salutations se ressemblaient à un point tel que c'en était lassant.

Tout était tellement semblable : les grands ports délabrés, les villes misérables et puantes tapies tout autour, et les vieillards dans leurs tuniques sombres et râpées, qui ne voulaient pas comprendre, qui vous parlaient de l'Empereur, de son Empire et d'autres planètes sur lesquelles on faisait fermenter du vin ou cuire du pain pour la table du souverain, de planètes qui tissaient des vêtements pour lui, cultivaient des fleurs ou dressaient des oiseaux chantants pour ses jardins… Mais on n'avait rien trouvé de tout cela ; juste des milliers de mondes sur lesquels on tissait des tapis, rien que des tapis, un flot débordant et continu de tapis en cheveux humains qui s'écoulait depuis des millénaires à travers la galaxie…

Wasra brancha le micro pour amplifier sa voix et la diffuser dans les haut-parleurs extérieurs.

« Vous attendiez les navigateurs impériaux, déclara-t-il, suivant une formule qu'il avait souvent employée et qui avait fait ses preuves. Nous n'en sommes pas. Nous sommes venus vous dire qu'il n'y a plus de navigateurs impériaux, qu'il n'y a plus d'empereur non plus et que vous pouvez arrêter de tisser des tapis en cheveux. »

Depuis le temps, il prenait très facilement l'intonation de l'ancien paisi que l'on parlait dans tous les mondes de cette galaxie, et parfois cela l'effrayait presque. Cela lui vaudrait certainement, à lui comme à son équipage, des regards en coin lorsqu'ils rentreraient chez eux.

Les vieillards, tous de hauts dignitaires de la Guilde des tisseurs, le dévisagèrent avec des regards horrifiés. Wasra fit un signe de tête à la responsable du groupe d'information, et aussitôt des hommes et des femmes descendirent la rampe, portant de vieux appareils de projection et des dossiers usés contenant des photos. Ils avaient l'air épuisés et marchaient comme des somnambules. Le commandant savait qu'ils s'efforçaient de ne pas faire la somme des planètes de ce type qu'il leur restait à visiter.

Une chose au moins les empêchait de sombrer complètement dans la routine : à l'annonce de la chute de l'Empire, les réactions obtenues jusque-là avaient été des plus diverses. Sur certaines planètes, on s'était réjoui de s'affranchir de la corvée que représentait le tissage des tapis. Sur d'autres, en revanche, on les avait traités d'hérétiques, on leur avait jeté des pierres, on les avait insultés et chassés. Ils avaient eu affaire à des dignitaires de la Guilde qui, par des voies obscures, avaient déjà eu vent de la mort de l'Empereur mais qui les avaient suppliés de n'en rien dire à la population, car ils craignaient de perdre leur position dans la société. Au bout du compte, pensa Wasra, ils ne pouvaient aucunement influer sur ce qui se passait effectivement après leur départ. Sur bien des mondes, il faudrait sans doute encore des siècles avant que l'ère ancienne ne touche réellement à sa fin.

Subitement, il se rappela la mission que lui avait confiée le général. Il souffla bruyamment, contrarié de l'avoir presque oubliée, et il sortit son communicateur.

« Ici votre commandant. Chef de section Stribat, au rapport dans la soute. »

Il ne fallut que quelques instants pour que pénètre dans le sas un homme grand et sec. Il salua nonchalamment.

« Commandant ? »

Wasra leva les yeux avec irritation.

« Arrête donc », grogna-t-il. À leurs débuts, Stribat et lui avaient servi ensemble à bord du Salkantar. À présent, Stribat avait sous ses ordres les véhicules au sol et les fantassins. Il n'avait pas fait une grande carrière. Les grandes carrières, c'était bon pour les fous, songea Wasra sombrement. « Tu te souviens qu'on est déjà venus sur cette planète ? »

Surpris, Stribat écarquilla les yeux.

« Vraiment ? Cela fait des semaines que j'ai l'étrange impression que nous nous posons toujours sur la même…

— C'est absurde. On est déjà venus ici, mais c'était il y a trois ans. Le Salkantar avait reçu pour mission de rechercher l'un des navires Kalyt en difficulté.

— Et comme on n'avait pas de point d'immersion, on a sauté pendant des semaines d'un soleil à l'autre jusqu'au moment de trouver le bon. » Stribat hocha la tête en réfléchissant. « Je n'oublierai jamais à quel point je me sentais mal, à l'époque, avec tous ces vols supraluminiques si rapprochés… Nillian, c'était son nom, n'est-ce pas ? L'un des pilotes du Kalyt. Il s'est posé, il a découvert les tapis et il a ensuite disparu sans laisser de trace. Oh… ? »

Wasra vit une lueur naître dans les yeux de son interlocuteur : il avait compris. Le commandant se contenta de hocher la tête.

« Nous devons découvrir ce qu'il est devenu. Équipe les véhicules blindés ; nous allons en ville à la Maison de la Guilde. »


Peu après, trois véhicules chenillés et lourdement blindés pénétrèrent dans le sas à grand bruit de ferraille. Leurs moteurs émettaient des vrombissements sourds et puissants, et à devoir trop s'attarder auprès d'eux on en concevait des douleurs au creux de l'estomac.

La porte latérale de la voiture de tête s'ouvrit et Wasra y monta. Les dignitaires de la Guilde sur le terrain d'atterrissage reculèrent respectueusement lorsque les trois blindés dévalèrent la rampe l'un à la suite de l'autre.

« La différence, elle est là, dit Wasra en s'adressant à Stribat et pourtant à personne de précis. Pour l'Empereur, une vie humaine ne valait rien, moins que rien. Et que se passe-t-il aujourd'hui ? Le général Karswant attend à bord du Trikood, tout est prêt pour notre vol de retour, pour que nous fassions un rapport sur notre expédition devant le Conseil ; mais non, il refuse de partir tant qu'il ne saura pas ce qu'est devenu un seul homme, ce Nillian. C'est agréable de savoir ça. Cela me rend, comment dire… » Il cherchait le mot précis.

« Fier, lui souffla Stribat.

— Fier, oui. Ça me rend fier. »

Lorsqu'ils furent sur le sol, le commandant fit brièvement arrêter le véhicule.

« Nous allons prendre un des dignitaires avec nous ; il nous conduira jusqu'à la Maison de la Guilde. »

Il repoussa la porte latérale et fit signe à l'un des vieillards qui se tenait justement là. L'homme de la Guilde s'approcha sans hésiter et monta avec empressement dans le blindé.

« Je suis tellement content que vous soyez enfin là, pérora-t-il tandis que la petite colonne se remettait en branle. Vous devez savoir que tout retard des navigateurs impériaux nous place dans une situation inconfortable, car dans l'intervalle nos entrepôts débordent de tapis… Oh, cela nous est déjà arrivé une fois, je me souviens, j'étais encore enfant à l'époque. Les navigateurs avaient mis quatre ans avant de revenir. La situation était critique et ce fut une rude épreuve pour nous. Et vous devez savoir qu'à l'époque la Guilde disposait encore d'entrepôts bien plus grands qu'aujourd'hui. Aujourd'hui, tout est plus difficile qu'autrefois… »

Wasra regardait le vieil homme voûté dans sa tunique râpée. Ses yeux presque aveugles aux reflets argentés se posaient de-ci de-là à l'intérieur du véhicule, et il babillait comme un enfant agité.

« Dites-moi, l'interrompit-il, comment vous appelez-vous ? » Le vieillard esquissa une révérence.

« Lenteiman, navigateur.

— Lenteiman, avez-vous entendu ce que mes hommes vous ont expliqué tout à l'heure ? »

Le dignitaire de la Guilde haussa les sourcils en cherchant d'un air incertain l'endroit d'où lui parlait le commandant. Sa mâchoire se mit à pendre mollement, découvrant une rangée de chicots noirâtres. Il ne semblait même pas avoir compris ce dont il était question.

« Lenteiman, nous ne sommes pas des navigateurs impériaux. Et c'est inutile que vous les attendiez, car ils ne reviendront plus jamais, ni dans quatre ans ni dans quatre siècles. »

Je n'en mettrais pourtant pas ma main au feu, pensa Wasra.

« Il est également inutile que vous continuiez de tisser des tapis pour l'Empereur, car l'Empereur est mort. L'Empire n'existe plus. »

Le vieillard se tut un instant, comme s'il avait besoin de laisser son cerveau s'imprégner de ce qu'il venait d'entendre. Puis il fut pris d'un petit rire gloussant. Il tourna la tête vers le soleil pâle qui luisait dans le ciel.

« Mais le soleil continue de briller, non ? Vous autres navigateurs, vous êtes un peuple étrange et vous avez de drôles de coutumes. Chez nous, ce serait de l'hérésie que de dire ce que vous dites, et vous feriez mieux de conseiller à vos hommes de tenir leur langue quand vous serez en ville. Et pourtant on vous passera sans doute beaucoup de choses, car tout le monde est content que vous soyez enfin là. »

Il gloussa de nouveau.

Wasra et Stribat échangèrent des regards déconcertés.

« J'ai parfois le sentiment, murmura Stribat, que Denkalsar était un optimiste. »

Denkalsar était presque une figure mythologique ; à ce que l'on racontait, un homme portant ce nom avait réellement vécu quelque cent ans plus tôt, et il avait aussi réellement écrit ce livre dont le titre avait donné son nom au mouvement rebelle : Le Vent silencieux. Depuis la chute de l'Empereur, lire Denkalsar était quand même quelque peu passé de mode et Wasra s'étonna que Stribat le connaisse.

« Lenteiman, demanda-t-il, que faites-vous habituellement des hérétiques ? »

De ses mains décharnées, le vieil homme fit un large geste vague.

« Nous les pendons, bien sûr, comme l'ordonne la loi.

— Vous arrive-t-il parfois de simplement les incarcérer ?

— Dans des cas d'hérésie bénigne, oui. Mais c'est rare.

— Et vous tenez des registres sur les procès et les pendaisons ?

— Que croyez-vous ? Naturellement, et tous ces livres sont consignés ainsi que le veut la loi impériale.

— Dans la Maison de la Guilde ?

— Oui. »

Wasra acquiesça, satisfait. Il commençait à savourer le grondement et les secousses des moteurs qui faisaient vibrer chaque fibre de son corps ; cela se muait peu à peu en un sentiment de suprématie invincible. Il arrivait avec trois blindés, des soldats et des armes d'une supériorité inaccessible par rapport à tout ce qu'on trouvait sur cette planète. Il allait pénétrer sans discussion dans le bâtiment qui représentait le cœur de cette culture, où il pourrait faire et faire faire ce qui lui plairait. Cette perspective l'enchantait. Il parcourut du regard la ligne brun clair de huttes et de maisons basses vers laquelle ils se dirigeaient, et il savoura son appartenance au camp des vainqueurs.


Ils atteignirent la Maison de la Guilde qui se dressait, massive, et imposait le respect. Ses murs gris-brun, inclinés comme ceux d'une soute à charbon, n'avaient pas de fenêtres mais seulement quelques étroites ouvertures en forme de meurtrières. Dans l'ombre de la Maison s'étendait une grande place qui offrait à la vue un tableau étrange, comme si un marché annuel s'était tenu là, attendant en vain depuis des mois des visiteurs ; tous les exposants semblaient avoir sombré dans une espèce de demi-sommeil. C'était un véritable imbroglio de voitures de toutes sortes : certaines spacieuses, d'autres petites, certaines somptueusement parées, d'autres laides et blindées, certaines croulant sous le poids des années, d'autres dépourvues de bâches. Et partout des troupeaux de grandes bêtes de trait au poil embroussaillé qui regardaient dans le vide, tandis que les cochers somnolaient sur leur siège. C'étaient les caravanes des marchands de tapis en cheveux qui se rassemblaient ici pour livrer les tapis à la Guilde. L'arrivée des engins blindés mit assurément de l'animation ; les têtes se redressèrent, les fouets cinglèrent, et peu à peu les voitures s'écartèrent pour libérer l'accès au portail de la Maison de la Guilde.

Les battants étaient grands ouverts. Wasra ordonna tout de même au chauffeur de s'arrêter. Il entrerait accompagné de Stribat, du dignitaire de la Guilde et d'une troupe d'hommes en armes ; les autres monteraient la garde près des véhicules.

« Il est sage de s'arrêter ici, croassa Lenteiman, car dans la cour intérieure il n'y a plus de place. Vous savez bien, les tapis…

— Lenteiman, menez-nous auprès du doyen de la Guilde », ordonna Wasra.

Le vieillard acquiesça avec empressement.

« Il vous attend sans doute déjà avec impatience, navigateurs. »

On ouvrit la porte de la voiture blindée, et une puanteur insoutenable d'excréments de bestiaux pénétra dedans. Avant de descendre, Wasra attendit que la troupe qui devait les escorter se soit rassemblée. Lorsqu'il posa le pied sur le sol poussiéreux – et donc lorsque, réellement, il mit pour la première fois le pied sur cette planète –, il ressentit jusque dans sa chair les regards que lui lançaient les hommes et les femmes massés sur la place. Il évita de regarder autour de lui. Stribat vint se placer à ses côtés ; le vieil homme l'imita et, d'un hochement de tête, le commandant enjoignit à l'escorte de se mettre en marche.

Ils franchirent le portail. Tout autour régnait un silence angoissant, peu naturel. Wasra eut l'impression d'entendre quelqu'un dans la foule chuchoter à l'oreille de son voisin qu'ils ne ressemblaient pas à des navigateurs impériaux. Les vieillards de la Guilde avaient beau avoir l'esprit obtus et refuser, de toutes les fibres de leur être, de voir la vérité en face, les hommes du peuple, eux, pressentaient toujours avec une extrême acuité ce qui se passait et ce que leur apparition signifiait.

Derrière le portail, il y avait une petite cour. Ici aussi, on l'appelait sans doute la Cour des Décomptes, pensa Wasra en apercevant la voiture de transport blindée que quelques hommes étaient en train de décharger. Ils sortaient respectueusement les tapis les uns après les autres et les entassaient devant un homme qui portait la tenue de maître de la Guilde et qui, en se donnant de grands airs, comparait très précisément chaque ouvrage avec les descriptifs inscrits sur les formulaires de chargement. Il ne jeta qu'un regard rapide et dédaigneux à la troupe qui s'approchait. Mais soudain il remarqua la présence de Lenteiman ; il s'empressa alors de faire une profonde révérence, imité par ses compagnons. Seul le marchand, un homme massif qui suivait toute la procédure d'un œil morne, ne bougea pas.

Au spectacle des tapis qui s'élevaient à peu près à hauteur de genou, Wasra frissonna. La vue d'un seul tapis était déjà oppressante si l'on savait comment il avait été confectionné : un tisseur y avait travaillé toute sa vie, en utilisant exclusivement les cheveux de ses femmes ; il avait passé sa jeunesse à dresser le canevas et à déterminer les motifs qu'il mettrait le reste de son existence à réaliser ; il commençait par en tisser les grandes lignes, dans une teinte déterminée par les cheveux de sa première femme, et ensuite, lorsqu'il avait des filles ou des concubines, il complétait l'ensemble de nuances différentes ; finalement, le dos voûté, les doigts raidis par l'âge et les yeux presque aveugles, il bordait le pourtour du tapis de poils bouclés qu'il prélevait sous les aisselles de ses femmes…

Un seul tapis était déjà une vision saisissante. Une pile entière, c'était monstrueux.

Ils passèrent une autre porte et débouchèrent sur un couloir sombre et court, si large qu'il ressemblait à un vestibule bas de plafond. Les soldats de l'escorte regardèrent autour d'eux avec méfiance, et Wasra nota leur attitude avec satisfaction.

Ils atteignirent la cour intérieure et comprirent alors pourquoi il faisait si sombre dans le passage : dans la cour s'entassaient des montagnes de tapis. Wasra s'était attendu à pareil spectacle, et pourtant il en eut le souffle coupé. Les tapis s'amoncelaient en des tas soigneusement formés, couche après couche, et d'une taille supérieure à celle d'un homme ; ces piles étaient placées les unes auprès des autres, d'un angle de la cour à l'autre. Trois années de l'exploitation d'une planète. Mieux valait ne pas y penser si l'on ne voulait pas perdre la raison.

Il s'approcha de l'un des tas et essaya de compter. Il devait y avoir deux cents tapis par pile au minimum. Il estima les dimensions de la cour et se livra à un bref calcul de tête. Cinquante mille tapis. Il sentit un malaise l'envahir et la panique menaça de le submerger.

« Le doyen, dit-il au dignitaire, d'une voix plus ferme et plus menaçante que voulu. Où pouvons-nous le trouver ?

— Suivez-moi, navigateurs. »

Avec une agilité étonnante, Lenteiman se faufila dans le passage vacant entre les piles de tapis et le mur. Wasra fit signe à l'escorte et tous suivirent le vieil homme. Il sentait sourdre en lui un désir difficilement contrôlable de frapper tout ce qui l'entourait, de renverser les montagnes de tapis, de rouer de coups le dignitaire. Folie, quelle folie ! Ils avaient combattu et vaincu, ils avaient mis en pièces tout ce qui pouvait l'être dans l'Empire, et pourtant cela ne voulait pas finir, cela continuait, encore et encore. À chaque pas qu'il faisait, quelque part dans la galaxie on détachait un tapis de son châssis, comme avant. Chaque fois qu'il respirait, quelque part on tuait un nouveau-né parce qu'un tisseur n'avait droit qu'à un seul fils. Quelque part, sur l'une des nombreuses planètes qu'ils n'avaient pas encore visitées ou même sur l'une de celles qu'ils avaient visitées mais où on ne les avait pas crus. Il semblait impossible de tarir le flot des tapis.

Plus ils avançaient, plus l'odeur qui en émanait se fit pénétrante : une odeur lourde et rance qui ressemblait à de la graisse pourrie et à des ordures en fermentation. Wasra savait que ce n'étaient pas les cheveux qui empestaient ainsi mais les solutions dont les tisseurs imprégnaient les tapis pour qu'ils se conservent très longtemps.

Ils atteignirent enfin une large brèche obscure dans le mur. Un escalier de quelques marches semblait mener à un étage supérieur. Lenteiman leur fit comprendre de ne pas faire de bruit, et il ouvrit le chemin, respectueusement, comme s'il pénétrait dans un lieu saint.

La salle dans laquelle il les mena était vaste et sombre, uniquement éclairée par les braises rougeoyantes d'un feu qui se consumait dans une vasque métallique au milieu de la pièce. Le plafond peu élevé les obligeait à maintenir la tête humblement penchée, tandis que la chaleur oppressante et la fumée âcre leur faisaient couler la sueur sur le front. Wasra chercha nerveusement des doigts l'arme qu'il portait à la ceinture, juste pour sentir qu'elle était bien là.

Lenteiman s'inclina vers le feu qui brûlait faiblement.

« Votre Révérence. C'est Lenteiman qui vous salue. Je vous amène le commandant du vaisseau impérial. Il souhaiterait vous parler. »

À ces mots, ils entendirent un bruissement et un mouvement indistinct près du feu. Alors seulement Wasra remarqua près du trépied métallique une sorte de couche qui n'était pas sans rappeler un berceau d'enfant, et entre les couvertures et les fourrures apparurent le crâne et le bras droit d'un homme sans âge. Lorsqu'il ouvrit les yeux, Wasra y vit briller, dans le reflet des braises, deux pupilles aveugles à l'éclat argenté.

« Quel rare honneur… » murmura le vieillard. Il parlait d'une voix grêle et lointaine, comme s'il s'adressait à eux d'un autre monde. « Je vous salue, navigateurs impériaux. Je m'appelle Ouam. Nous vous attendons depuis longtemps. »

Wasra échangea avec Stribat un regard inquiet. Il décida de ne pas perdre de temps à expliquer au doyen de la Guilde qu'ils n'étaient aucunement des impériaux mais des rebelles. En tout cas, pas tant qu'ils n'auraient pas accompli leur mission. Il s'éclaircit la voix.

« Je vous salue, révérend Ouam. Je m'appelle Wasra. J'ai demandé à vous parler car j'ai une question importante à vous poser. »

Ouam semblait faire davantage attention à l'intonation de la voix étrangère qu'à la signification des mots.

« Posez-la-moi.

— Je suis à la recherche d'un homme nommé Nillian. J'aimerais que vous me disiez si quelqu'un répondant à ce nom a été condamné ou exécuté pour hérésie durant les trois dernières années.

— Nillian ? » En réfléchissant, le doyen remua doucement son crâne desséché. « Il faut que je consulte les registres. Dinio ? »

Wasra sentit une question lui brûler les lèvres : qu'est-ce que ce vieillard aveugle pouvait bien espérer apprendre d'un livre ? C'est alors qu'un autre visage surgit de l'ombre de la couche. C'était celui d'un jeune garçon. Il toisa les visiteurs d'un regard froid et peu amène ; puis il se pencha vers le vieil homme qui lui murmura quelque chose à l'oreille. Il acquiesça avec empressement, presque comme un chien, s'élança et disparut par une porte quelque part au fond de la salle.

Il revint aussitôt, un gros in-folio sous le bras, et s'agenouilla par terre près du feu pour étudier le registre. Cela ne lui prit que quelques instants. Il s'inclina à nouveau au-dessus de la couche et échangea à voix basse quelques mots avec le vieil homme. Ouam sourit d'un sourire fantomatique, d'un sourire de tête de mort.

« Ce nom n'est pas consigné dans nos registres, dit-il alors.

— Son nom complet est Nillian Jegetar Cuain, insista Wasra. Peut-être est-il enregistré sous un autre nom. »

Le doyen haussa les sourcils.

« Trois noms ?

— Oui.

— Quel homme étrange. Je me souviendrais de lui. Dinio ? »

Le garçon consulta une fois encore les notes. À la façon qu'il eut cette fois de murmurer, il avait manifestement plus à dire.

« Les deux autres noms ne sont pas consignés non plus, expliqua Ouam. Durant les trois dernières années, il n'y a eu en tout et pour tout qu'une seule exécution pour sacrilège.

— Quel était le nom de cet homme ?

— C'était une femme. »

Wasra réfléchit.

« Quand on exécute quelqu'un pour sacrilège ou pour hérésie dans une autre ville de la planète, en êtes-vous informé ?

— Parfois. Pas toujours.

— Et qu'en est-il de vos geôles ? Vous avez des prisonniers ? »

Ouam acquiesça.

« Oui, nous en avons un.

— Un homme ?

— Oui.

— Je veux le voir », dit Wasra. Il se retint d'ajouter qu'il était prêt à réduire toute la Maison en cendres pour obtenir ce qu'il voulait.

Mais les menaces ne furent pas nécessaires. Ouam acquiesça, bien disposé :

« Dinio va vous y conduire. »

Les geôles se situaient dans la partie la plus isolée de la Maison. Ils descendirent de sinistres escaliers étroits ; Dinio ouvrait la marche, serrant contre lui comme un trésor le registre des exécutions et des arrestations. Sur les murs s'émiettait un enduit couvert de taches brunâtres, et plus ils s'enfonçaient dans les sous-sols, plus les relents d'urine, de pourriture et de maladie se faisaient âcres. À un moment donné, le jeune garçon prit une torche et l'embrasa ; Stribat avait déjà allumé la lampe qu'il tenait devant sa poitrine.

Ils atteignirent finalement une première grande grille gardée par un geôlier blafard et bouffi. Il les regarda d'un œil terne et, si cette visite en nombre le surprit, il n'en laissa rien paraître.

Dinio lui ordonna de les laisser accéder aux geôles et Wasra plaça deux soldats de l'escorte pour monter la garde près de la grille ouverte.

Ils pénétrèrent dans un couloir sombre, éclairé par les seules torches qui brûlaient à l'entrée. De part et d'autre, les portes qui donnaient sur des cellules inoccupées étaient ouvertes. Stribat approcha sa lampe. Dans chaque cellule était accrochée une grande photographie en couleur de l'Empereur. On enchaînait les prisonniers au mur opposé, mettant ainsi le portrait hors de portée, et on leur refusait même la grâce d'une obscurité parfaite : les grilles des conduits d'aération laissaient passer dans la cellule juste ce qu'il fallait de lumière pour que les détenus ne puissent faire autrement que de voir en permanence l'image de l'Empereur.

Dinio et le geôlier adipeux, dont l'odeur était plus fétide que celle de la paille pourrie qui recouvrait le sol, s'étaient arrêtés devant la seule cellule occupée. Stribat approcha sa lampe de la lucarne dans la porte. Ils virent, recroquevillée sur le sol, une silhouette sombre, les cheveux longs, les bras enchaînés au mur.

« Ouvrez, ordonna Wasra, furibond. Et détachez-le. »

En entendant la clé tourner dans la serrure, l'homme se réveilla. Lorsque la porte s'ouvrit, il s'était assis. Il les regarda sans un mot. Ses blancs cheveux brillaient comme l'argent, et à la lueur de la lampe, il s'avéra que le prisonnier était beaucoup trop âgé pour être Nillian.

« Détachez-le », répéta Wasra.

Le geôlier hésita. Lorsque Dinio acquiesça seulement, il sortit ses clés et ôta les menottes du vieil homme.

« Qui êtes-vous ? » demanda Wasra.

L'homme le regarda. En dépit de ce dénuement, il irradiait une dignité et un calme paisibles. Il lui fallut quelques tentatives pour parvenir à prononcer un mot ; selon toute évidence, cela faisait des années qu'il n'avait plus parlé.

« Je m'appelle Opur, dit-il. J'étais autrefois maître flûtiste. »

À ces mots, il regarda tristement ses mains qui ressemblaient à des moignons bizarres. On avait dû lui briser tous les doigts et, faute d'attelles et de traitement, les fractures s'étaient plus ou moins ressoudées d'elles-mêmes.

« Qu'a-t-il fait ? » voulut savoir Wasra en s'adressant au geôlier.

Ce dernier le regarda d'un air abruti, et le jeune garçon, d'une voix méprisante et froide, répondit à sa place :

« Il a caché un déserteur chez lui.

— Un déserteur ?

— Un navigateur impérial. Un manutentionnaire du Kara, le dernier vaisseau qui ait atterri ici. »

Ce devait être le vaisseau qu'ils avaient suivi tout d'abord, trois ans auparavant. Ils avaient finalement perdu sa trace et découvert un autre monde sur lequel les hommes tissaient des tapis en cheveux et se croyaient les seuls à le faire.

« Qu'est devenu le déserteur ? »

Dinio resta de marbre.

« Il est toujours en fuite. »

Wasra regarda le jeune garçon un moment en se demandant quel poste il pouvait bien occuper. Puis il décida que cela ne l'intéressait pas vraiment et se tourna vers le prisonnier. Avec Stribat, il l'aida à se lever et déclara :

« Vous êtes libre.

— Non, certainement pas ! protesta Dinio, très en colère.

— Il est libre ! » répéta Wasra d'un ton tranchant, et il lança au jeune garçon un regard si menaçant que celui-ci recula. « Encore un mot et je te mets à genoux pour t'écraser la tête. »

Il plaça Opur sous la garde de deux hommes de son escorte et leur ordonna de le conduire au vaisseau pour qu'on le soigne et qu'on le mène ensuite là où bon lui semblerait. Au cas où il ne se sentirait pas en sécurité sur cette planète, Wasra était décidé à le prendre avec lui jusqu'au prochain monde de tisseurs où ils feraient escale.

Dinio, la rage au ventre, regarda les soldats et le maître flûtiste s'éloigner, mais il n'osa plus rien dire. Au lieu de quoi, il ne cessa de passer son registre d'un bras à l'autre comme s'il ne savait qu'en faire ; pour finir, il le pressa contre sa poitrine comme un bouclier. Ce faisant, quelque chose de blanc s'échappa des pages et glissa doucement à terre.

Wasra le vit et le ramassa. C'était une petite photographie de l'Empereur.

De l'Empereur mort.

Sidéré, le commandant regarda la photo.

Il connaissait cette image. Il avait exactement la même dans sa poche. Tous les membres de la flotte rebelle avaient sur eux une photographie de l'Empereur défunt, au cas où ils se retrouveraient dans la situation de devoir prouver que l'Empereur avait réellement été renversé et qu'il était bien mort.

« Où as-tu trouvé ça ? » demanda-t-il au jeune garçon.

Dinio prit son visage le plus entêté, serra son livre encore plus fort contre lui et se tut.

« Ça devait appartenir à Nillian », dit Wasra en s'adressant à Stribat ; il plaça la face blanche de la photographie dans la lumière de la lampe que Stribat portait autour du cou. « C'est bien ça. Tu vois ? »

L'inscription s'était estompée, presque effacée ; elle était si pâle qu'on la voyait à peine, mais, avec un peu d'imagination, on pouvait, à un endroit, reconnaître la syllabe Nill. Wasra regarda Dinio d'un œil traversé d'éclairs si noirs qu'il en aurait abattu des arbres ou fendu des crânes d'enfants.

« Où as-tu trouvé ça ? »

Dinio déglutit, mal à l'aise ; il finit par grogner :

« Je ne sais pas. Ça appartient à Ouam.

— Tu ne vas quand même pas me faire croire qu'Ouam l'a rapportée d'une promenade !

— Je ne sais pas où il l'a trouvée ! »

Wasra et Stribat échangèrent un regard, et en un instant ce fut presque comme autrefois, lorsque chacun savait ce que l'autre pensait.

« Cela m'intéresse, dit alors le commandant, de savoir ce qu'Ouam aura à nous raconter là-dessus. »

Sur le chemin du retour, ils entendirent des bruits inquiétants, des plaintes résonner dans les sombres couloirs de la Maison de la Guilde, et mécaniquement ils pressèrent le pas. Lorsque, cette fois hâtivement et non plus avec déférence, ils montèrent l'escalier qui menait aux appartements du doyen, fumée et lumière tamisée avaient disparu. L'air était désormais pur et la lumière éclatante.

La salle était comme transformée. Un homme passait lentement d'une fenêtre à l'autre et ouvrait les volets, et à chaque fois de nouvelles cascades de lumière éblouissante l'inondaient. Par les fenêtres ouvertes, on apercevait les tapis comme autant de vagues déferlant sur les appuis scellés dans le mur.

Le feu dans le trépied métallique était éteint, et Ouam était étendu sur sa couche, mort, ses yeux aveugles à jamais clos, ses mains décharnées jointes sur la poitrine. La couche était plus petite que dans le souvenir de Wasra, et pourtant le cadavre osseux et sans âge du doyen y semblait à peine plus grand que le corps d'un enfant.

Derrière les deux pilotes, des hommes de la Guilde montèrent l'escalier en traînant les pieds. Ils contournèrent les deux étrangers avec indifférence, s'agenouillèrent auprès de la couche du défunt et, d'une voix contenue, entonnèrent des lamentations. Dehors s'élevèrent en écho d'autres plaintes qui, par les fenêtres ouvertes, vinrent se mêler aux premières et se répandirent dans toute la Maison, dans toute la ville. L'homme qui avait ouvert les volets, dissipant ainsi la fumée et la puanteur accumulées durant de nombreuses années, se joignit lui aussi aux pleurs et offrit aux rebelles le spectacle d'un homme capable de passer en un clin d'œil d'un empressement affairé à un chagrin inconsolable.

Soudain, il y eut des pas précipités, effrénés dans l'escalier. Wasra sursauta et se retourna d'un mouvement brusque. C'était Dinio. Il se précipita dans la salle à bout de souffle, fou de désespoir. Sans regarder à droite ni à gauche, il s'élança vers la couche du mort, s'effondra par terre et éclata en sanglots amers.

C'étaient en ces lieux les seuls gémissements qui paraissaient vraiment sincères.

Wasra regarda une fois encore la photographie qu'il tenait à la main, puis il la remit dans sa poche. Il échangea un regard avec Stribat et, de nouveau, ils se comprirent sans avoir besoin de parler.


Quand ils se retrouvèrent devant la Maison de la Guilde, le soleil se couchait, rougeoyant comme du métal fondu. Dans cette lumière, les deux véhicules blindés sur la place scintillaient telles des pierres précieuses. Les psalmodies rituelles des maîtres de la Guilde, chantées d'une voix plaintive et gémissante, conféraient à la scène un aspect onirique.

« C'est la photo de Nillian, n'est-ce pas ? demanda Stribat.

— Oui.

— Ce qui veut dire qu'il est venu ici. »

Wasra observa les marchands qui fermaient leurs échoppes pour la nuit et jetaient de temps à autre des regards songeurs en direction de la Maison de la Guilde.

« Je ne sais pas si c'est ce que ça veut dire.

— Peut-être qu'il s'en est sorti, peut-être qu'il a rencontré une gentille fille et que, depuis, il vit heureux quelque part sur cette planète, poursuivit Stribat en réfléchissant à voix haute.

— Oui, peut-être.

— Trois ans… Il a eu le temps d'avoir deux enfants, depuis. Qui sait ? Peut-être qu'il s'est lui-même lancé dans la réalisation d'un tapis ? »

Il est mort, se disait Wasra, ne te fais pas d'idées. Ils l'ont tué et enterré parce qu'il a dit quelque chose contre l'Empereur. L'Empereur immortel. Bon sang ! Il ne leur avait fallu que vingt-quatre heures pour provoquer sa chute, mais depuis vingt ans, chaque jour, ils devaient reprendre le combat à zéro pour le vaincre.

« Le canot d'atterrissage ! s'écria Stribat en le tirant avec excitation par la manche. Wasra ! Qu'est devenu le canot ?

— Quel canot ?

— Ce Nillian doit avoir atterri à bord d'un canot. Et on peut retrouver sa trace !

— Cela fait longtemps qu'on l'a retrouvé ; à l'époque déjà, objecta Wasra. Et on a envoyé des espions déguisés qui se sont renseignés. Nillian avait été arrêté pour hérésie et un marchand l'avait emmené à la ville portuaire. Alors on a fait des recherches en ville, mais Nillian n'est jamais arrivé jusqu'ici. »

Wasra avait étudié les rapports de l'époque. Ils étaient plutôt maigres et n'avaient pas été faits très consciencieusement. À les en croire, le simple fait de découvrir l'emplacement de la ville près de laquelle s'était posé Nillian avait déjà nécessité des efforts considérables… On avait regardé les tapis comme une aimable curiosité, et, pour le reste, chacun se voyait très bien prendre le chemin du retour. Tous s'accordaient alors pour dire : Il avait reçu l'ordre de ne pas atterrir, il n'en a fait qu'à sa tête. Qu'il se débrouille maintenant.

« Ça n'aurait pas été utile que l'équipier de Nillian nous accompagne ?

— Si, bien sûr », fit Wasra. Il sentit une vague d'épuisement le gagner ; il le savait, c'était plus qu'un phénomène purement physique. Cela ne finirait jamais. Rien ne finirait jamais. « Seulement, il est mort. Il faisait partie des volontaires qui ont lancé la première attaque sur la station portail et un de leurs robots de combat volants l'a atteint. »

Stribat émit un son inarticulé qui devait exprimer quelque chose comme de l'admiration.

« Comment un pilote Kalyt en vient-il à s'enrôler volontairement pour un premier assaut ? » Comme Wasra ne répondait pas, il continua de grogner pendant un moment ainsi qu'il le faisait parfois quand il réfléchissait. « Et comment le général a-t-il pu l'accepter ? »

Wasra ne prêta pas attention à ses murmures. Perdu dans ses pensées, il imaginait l'imposant fuselage du Salkantar qui s'élevait puissamment au loin dans les airs ; sa masse sombre se dessinait contre le soleil couchant, et une ligne argentée étincelante en traçait le contour. Comme tous les vaisseaux interstellaires, son domaine, c'était l'espace ; posé à la surface d'une planète, il avait l'air d'un corps étranger.

Et pourtant, pensa le commandant avec mauvaise humeur, le Salkantar resterait encore longtemps cloué ici. Le général Karswant ne repartirait pas pour le monde central avant que lui, Wasra, n'ait appris quelque chose sur le sort de Nillian. Et tant que le général n'aurait pas remis son rapport au Conseil des rebelles, celui-ci ne pourrait décider ce qu'il convenait de faire. Et tant qu'aucune décision n'aurait été prise, le flot de tapis continuerait, leur infligeant partout cette vision obscène de montagnes de tapis entassés les uns sur les autres par centaines.

Stribat eut un vague pressentiment.

« Est-ce que cela veut dire que nous allons devoir fouiller toute la planète ? demanda-t-il.

— Tu as une meilleure idée ?

— Non, mais est-ce que la dépense n'est pas disproportionnée ? Je veux dire, si Nillian est en vie, il aura très certainement réussi à se faufiler jusqu'ici, dans la ville portuaire. Or nous y sommes ; s'il est vivant, c'est ici qu'on a une chance de le trouver. Mais s'il est mort, alors, à coup sûr, il ne sera pas la seule victime de l'expédition.

— Il a découvert le phénomène des tapis.

— Oui, et après ? »

Stribat examina du coin de l'œil le visage du commandant comme pour être sûr de pouvoir se risquer à lui demander ce qu'il avait en tête.

« Je ne voudrais pas blesser ton orgueil, Wasra, mais serait-il impossible que les motifs du général Karswant ne soient pas aussi nobles que tu veux bien le croire ? »

Wasra dressa l'oreille.

« Que veux-tu dire ?

— Il cherche peut-être surtout à rendre service à un membre bien précis du Conseil.

— À un membre bien précis du Conseil ?

— Berenko Kebar Jubad. »

Wasra regarda attentivement son camarade tout en cherchant à comprendre ce qu'il essayait de lui dire. Jubad… C'était lui qui autrefois, lors de l'assaut du Palais des Étoiles, avait affronté l'Empereur et l'avait tué en duel, et depuis ce temps il jouissait d'une renommée presque légendaire.

« Quel rapport avec Jubad ?

— Le père de Jubad, dit lentement Stribat, s'appelait Uban Jegetar Berenko… »

Wasra vacilla sous le choc. La mâchoire lui en tomba.

« Jegetar ! répéta-t-il avec effort. Nillian Jegetar Cuain. Nillian et Jubad sont parents…

— Ça m'en a tout l'air.

— Et tu penses que c'est pour ça que Karswant attend… » Stribat se contenta de hausser les épaules.

Wasra releva la tête et fixa le ciel qui s'assombrissait. À son zénith apparaissaient les premières étoiles. Les étoiles qui appartenaient à l'Empereur. Cela ne finirait jamais. L'Empereur était-il mort ? Ou était-on déjà en train de faire de son vainqueur le prochain empereur ?

« Retournons au vaisseau », lança-t-il soudain. Il eut brusquement le sentiment de ne pouvoir tenir une seconde de plus ici, précisément ici, devant le portail de la Cour des Décomptes. « Immédiatement. »

Stribat fit un bref signe aux soldats de l'escorte ; les moteurs des deux véhicules blindés démarrèrent au quart de tour, de leur vrombissement sourd et trépidant. Les bêtes de trait qu'on avait déharnachées et qui s'étaient couchées les unes près des autres pour dormir sursautèrent, dressèrent la tête et se tournèrent dans leur direction.

Quand la voiture se mit en branle, tous ceux qui se trouvaient sur la place s'écartèrent avec empressement. Ils suivirent les traces laissées par le troisième véhicule qui avait déjà rejoint le vaisseau, y conduisant l'homme qu'ils avaient libéré. Le maître flûtiste. Les pensées de Wasra s'arrêtèrent un instant sur ce terme, et il tenta d'imaginer ce que cela pouvait bien recouvrir. Puis, lorsque les vibrations du siège se propagèrent dans son corps, il se rappela le sentiment qu'il avait éprouvé en pénétrant dans la ville, ce sentiment de force et de supériorité qu'il avait savouré. Le pouvoir et ses tentations… Apparemment, ils n'en tireraient jamais aucune leçon, même après deux cent cinquante mille ans de domination impériale.

Il se pencha et s'empara du micro de l'unité de communication. Quand il eut établi le contact avec le radio de service à bord du Salkantar, il lui ordonna :

« Envoyez un message au Trikood, à l'attention du général Jerom Karswant. Texte : Nillian Jegetar Cuain est mort, c'est une quasi-certitude. Tous les indices donnent à penser qu'il a été victime d'une justice sommaire pour motif religieux. Bon vol de retour et meilleures salutations au monde central. Signé commandant Wasra, et cætera.

— Je l'envoie tout de suite ? demanda le radio.

— Oui, tout de suite. »

Lorsqu'il se recala dans son fauteuil, il eut le sentiment de n'en avoir fait qu'à sa tête, de s'être montré indocile, et ce n'était pas une sensation désagréable. Une sorte de feu glacé courait dans ses veines. Demain, il déploierait dans toute la ville le groupe d'information pour expliquer au peuple ce qui se passait dans cette galaxie. Et pour lui faire comprendre que l'Empereur était mort. Il était tellement impatient de se poser sur la prochaine de ces maudites planètes et de lancer la vérité à la face de ses habitants !

Il remarqua que Stribat l'observait du coin de l'œil avec un sourire qui s'insinuait très doucement sur ses lèvres. Peut-être que ce Nillian finirait par réapparaître un jour, qui pouvait le savoir ? Mais en ce moment, ce qui importait, c'était que Karswant reprenne enfin le chemin du monde central et qu'il fasse son rapport au Conseil. Que les choses se mettent en marche. S'ils lui retiraient un jour le grade de commandant, cela ne changerait rien au fait qu'il avait agi comme il estimait devoir le faire.

Wasra sourit, et ce sourire était celui d'un homme libre.


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