CHAPITRE PREMIER



LES TISSEURS


NŒUD APRÈS NŒUD, jour après jour, une vie durant, les mains de l’exécutant répétaient sans cesse les mêmes gestes, nouant et renouant sans cesse les fins cheveux, des cheveux si fins et si ténus que ses doigts finissaient immanquablement par trembler et ses yeux par faiblir de s’être si intensément concentrés – et pourtant, l’avancée de l’ouvrage était à peine perceptible ; une bonne journée de travail avait comme maigre fruit un nouveau fragment de tapis dont la taille approximative n’excédait pas celle d’un ongle. Mais, malgré tout, l’homme se tenait là, accroupi, courbé au-dessus du châssis de bois craquant sur lequel son père et le père de son père s’étaient penchés avant lui, avec sous les yeux le verre grossissant hérité de ses ancêtres et rendu presque opaque d’avoir tant servi, les bras appuyés sur une planche polie calée sous sa poitrine, et ne guidant l’aiguille qu’au seul bout de ses doigts.

Tout à son ouvrage, il se tenait donc là, perpétuant nœud après nœud une tradition ancestrale, jusqu’au moment où il fut saisi par une sorte de transe et où un bien-être parfait l’envahit ; la douleur lancinante dans son dos s’évanouit et il cessa soudain de sentir le poids des années figées dans ses os. Il tendit l’oreille aux bruits de toutes sortes produits par cette maison que les pères de ses pères avaient bâtie. Il entendit le souffle continu du vent balayer le toit et s’engouffrer par les fenêtres ouvertes ; de la cuisine, au rez-de-chaussée, lui parvinrent le cliquetis de la vaisselle qu’on entrechoque et les bavardages de ses femmes et de ses filles. Tous ces bruits lui étaient familiers. Parmi eux il distingua la voix de la sage-femme qu’il hébergeait depuis quelques jours sous son toit, car Garliad, sa concubine, attendait sa délivrance. Le carillon grinçant et quelque peu étouffé de la porte d’entrée lui parvint aux oreilles ; ensuite il entendit qu’on ouvrait au visiteur et il perçut, dans les murmures qui montaient jusqu’à lui, l’excitation que cette arrivée provoquait. Ce devait être la femme venue livrer des vivres, des étoffes et diverses marchandises : elle avait promis de passer dans la journée.

Puis l’escalier craqua sous le poids d’un pas lourd. C’était certainement l’une des femmes qui montait à son atelier lui porter son déjeuner. À l’étage inférieur, elles étaient sans doute sur le point d’inviter la nouvelle venue à partager leur repas, espérant bien apprendre les derniers commérages et prêtes à se laisser convaincre d’acheter la première bricole venue. Il poussa un soupir, acheva le nœud qu’il avait entrepris, écarta le verre grossissant et se retourna.

Devant lui se tenait Garliad, qui arborait un ventre énorme et tenait à la main une assiette fumante ; elle attendait qu’il l’autorisât à entrer, ce qu’il fit d’un geste impatient de la main.

« Qu’est-ce qu’il leur prend de te laisser travailler dans ton état ? grogna-t-il. Tu as vraiment envie que ma fille vienne au monde dans un escalier ?

— Mais, Ostvan, répliqua Garliad, je me sens très bien aujourd’hui.

— Où est mon fils ? »

Elle hésita.

« Je ne sais pas.

— Tu ne sais pas ? Je vais te le dire, moi, où il est ! s’exclama-t-il, le souffle court. À la ville ! Dans cette école ! En train de se ruiner la vue et de se laisser embobiner par ces livres de malheur !

— Il a essayé de réparer le chauffage et il a dit qu’il allait chercher quelque chose. »

Ostvan se leva péniblement de son tabouret et lui prit l’assiette des mains.

« Maudit soit le jour où je lui ai permis de fréquenter cette école de la ville. Jusque-là Dieu ne s’était-il pas montré généreux envers moi ? Ne m’avait-il pas fait don de cinq filles et d’un seul fils, m’épargnant ainsi d’avoir à tuer un enfant ? Ne m’avait-il pas comblé en dotant mes femmes et mes filles de cheveux aux nuances si variées que je n’ai nul besoin de les teindre et que je puis, grâce à eux, tisser un tapis qui sera un jour digne de l’Empereur ? Mais alors pourquoi le Ciel ne permet-il pas que je fasse de mon fils un tisseur respectable, pourquoi ne puis-je espérer gagner ainsi ma place auprès de Dieu, pourquoi ne puis-je espérer l’aider un jour à nouer les fils du grand tapis de la vie ?

— Tu ne devrais pas t’en prendre au Ciel de la sorte, Ostvan.

— C’est à mon fils que je m’en prends, n’en ai-je pas le droit ? Et je comprends bien pourquoi sa mère évite de me monter les repas.

— Il faudrait que tu me donnes de l’argent pour payer…

— De l’argent ! Toujours de l’argent ! »

Ostvan posa son assiette sur le rebord de la fenêtre et traîna les pieds jusqu’à un coffre scellé et orné d’une photographie du tapis que son père avait tissé. Ce coffre renfermait le reste de l’argent qu’avait rapporté la vente du tapis et qu’Ostvan avait réparti dans de petites boîtes étiquetées, portant chacune la marque d’une année. Il en sortit une pièce de monnaie.

« Prends. Mais souviens-toi que ce que nous possédons là doit suffire pour le reste de notre existence.

— Oui, Ostvan.

— Et quand Abron rentrera, envoyez-le-moi immédiatement.

— Oui, Ostvan », répéta-t-elle en quittant l’atelier.

Tous ces soucis, toutes ces contrariétés, était-ce une vie ? Ostvan tira une chaise jusque devant la fenêtre et s’y assit pour prendre son repas. Son regard se perdit dans le paysage désertique, rocailleux et aride qui s’étendait à l’infini. Autrefois, il lui arrivait encore parfois d’y aller chercher certains minéraux indispensables à de secrètes préparations. À quelques reprises, il s’était également rendu en ville pour acheter des outils ou des substances chimiques. Mais depuis, il avait réuni tout ce dont il pourrait avoir besoin pour réaliser son tapis. Il y avait de grandes chances qu’il ne mît plus jamais le pied dehors. De surcroît, il n’était plus tout jeune ; il aurait bientôt achevé son œuvre, et il serait alors temps de penser à la mort.

Quelques heures plus tard, dans l’après-midi, des pas rapides dans l’escalier l’interrompirent dans son travail. C’était Abron.

« Tu désirais me parler, père ?

— Tu es allé à la ville ?

— Je suis allé acheter du charbon.

— Nous avons dans la cave de quoi nous chauffer pendant des générations.

— Je l’ignorais.

— Tu aurais pu me le demander, non ? Mais n’importe quel prétexte t’est bon pour te rendre à la ville. »

Abron s’approcha sans y avoir été invité.

« Je sais que cela te déplaît que j’aille si souvent en ville et que je lise des livres. Mais, père, c’est plus fort que moi, c’est tellement intéressant… tous ces autres mondes… Il y a tant à apprendre… tant de vies différentes de la nôtre…

— Garde tes boniments. Ta vie à toi est toute tracée. Je t’ai tout appris, tout ce qu’un tisseur doit savoir, tu n’as besoin de rien d’autre. Tu es capable de faire tous les styles de nœuds ; imprégner, teindre, je t’ai initié à toutes ces techniques, et tu connais les modèles que nous ont transmis nos ancêtres. Lorsque tu auras ébauché le canevas de ton propre tapis, tu te choisiras une femme qui te donnera beaucoup de filles aux chevelures variées. Et, le jour de vos noces, je détacherai mon tapis de ce châssis, je l’envelopperai, je te l’offrirai et tu le vendras à la ville aux marchands impériaux. C’est ce que j’ai fait avec le tapis de mon père, c’est ce que mon père a fait avant moi avec le tapis de son père, et celui-ci avec le tapis de son propre père, mon aïeul ; cette coutume se transmet de génération en génération depuis des milliers d’années. Je m’acquitte de ma dette envers toi, tu devras faire de même avec ton fils, lui-même à son tour avec le sien et ainsi de suite. Ainsi en a-t-il toujours été, ainsi en sera-t-il toujours, jusqu’à la fin des temps. »

Abron, cruellement touché par ces propos, laissa échapper un soupir.

« Oui, bien sûr, père, mais cette perspective ne m’enchante guère. À vrai dire, je préférerais renoncer à devenir tisseur.

— Je suis tisseur, donc tu seras tisseur aussi ! Ostvan, d’une main tremblante de rage, désigna le tapis inachevé. « Ce tapis représente le travail de toute une vie, tu entends, de toute ma vie, et c’est la somme que tu en retireras qui te fera vivre jusqu’à la fin de tes jours. Tu as une dette envers moi, Abron, et j’exige que tu t’en acquittes un jour auprès de ton fils. Et plaise à Dieu qu’il ne te cause pas autant de soucis que tu m’en causes ! »

Abron n’osa pas regarder son père en face lorsqu’il rétorqua :

« Certaines rumeurs courent, en ville… On parle d’une rébellion, d’une possible abdication de l’Empereur… Qui paiera les tapis si l’Empereur n’est plus là ?

— Les étoiles s’éteindront avant que la gloire de l’Empereur ne pâlisse ! s’écria Ostvan d’une voix retentissante. Aurais-tu donc oublié cet adage ? Tu l’as pourtant souvent entendu de ma bouche, et la première fois tu étais tout juste en âge de prendre place à mes côtés pour me regarder travailler ! Crois-tu peut-être qu’un simple mortel puisse comme cela, par caprice, bouleverser l’ordre du monde que Dieu lui-même a voulu ?

— Non, père, murmura Abron. Bien sûr que non. » Ostvan le dévisagea.

« Maintenant va travailler à l’ébauche de ton tapis.

— Oui, père. »

Tard dans la soirée, Garliad fut saisie des premières douleurs. Les femmes l’accompagnèrent dans la pièce qu’elles avaient apprêtée en prévision de l’accouchement ; Ostvan et Abron restèrent dans la cuisine.

Ostvan alla chercher deux gobelets, une bouteille de vin, et ils burent en silence. Par moments leur parvenaient de la pièce voisine les cris et les gémissements de Garliad, puis la maison retombait dans le silence. La nuit promettait d’être longue.

Lorsque son père se leva pour aller chercher une seconde bouteille de vin, Abron demanda :

« Que se passera-t-il si c’est un garçon ?

— Tu le sais aussi bien que moi, répliqua Ostvan d’une voix caverneuse.

— Et que feras-tu ?

— Selon une loi immuable, un tisseur n’a droit qu’à un seul fils, car le tapis d’un tisseur ne peut nourrir qu’une seule famille. » Ostvan désigna une vieille épée toute tachée qui pendait au mur. « Voilà ce dont ton grand-père s’est servi pour tuer mes deux frères le jour de leur naissance. »

Abron se tut.

« Tu affirmes que c’est Dieu qui a voulu cet ordre du monde, s’exclama-t-il soudain avec violence. Ce doit être là un dieu bien cruel, ne trouves-tu pas ?

— Abron ! gronda Ostvan.

— Je ne veux rien avoir à faire avec ton dieu ! s’écria le jeune homme en s’élançant hors de la cuisine.

— Abron ! Reste ici ! »

Mais il monta précipitamment l’escalier qui menait aux chambres et ne réapparut pas.

Ostvan attendit donc seul, mais il laissa son verre de côté. Les heures passèrent et ses pensées s’assombrirent. Finalement s’élevèrent dans le silence les cris d’un nouveau-né mêlés à ceux de l’accouchée, et Ostvan entendit les lamentations et les pleurs des femmes. Il se leva à grand-peine, comme si chaque mouvement le faisait souffrir. Il décrocha l’épée du mur et la posa sur la table. Puis il attendit, debout, patiemment résigné, jusqu’à ce que la sage-femme sorte de la chambre, le nouveau-né dans les bras.

« C’est un garçon, dit-elle, impassible. Allez-vous le tuer, maître ? »

Ostvan contempla le visage rose et fripé de l’enfant.

« Non, dit-il. Il vivra. Je veux qu’il s’appelle Ostvan, tout comme moi. Je lui apprendrai l’art de tisser des tapis de cheveux, et, si je ne devais pas vivre assez longtemps, un autre se chargera de parfaire son éducation. Ramène-le auprès de sa mère et répète-lui ce que je viens de te dire.

— Oui, maître », répondit la sage-femme en sortant avec l’enfant.

Alors Ostvan s’empara de l’épée sur la table, monta l’escalier qui menait aux chambres et tua son fils Abron.


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