CHAPITRE X



L’ARCHIVISTE DE L’EMPEREUR


AUTREFOIS, ceci avait été son empire. Autrefois, du temps où l’Empereur vivait encore. À l’époque, le silence régnait entre ces murs, dans les immenses salles de marbre qui renfermaient les témoignages de l’histoire glorieuse de l’Empire, et rien n’avait troublé ce silence hormis le bruissement de ses pas sur le sol et le souffle de sa propre respiration. C’est ici qu’il avait vécu, jour après jour, année après année, c’est ici qu’il était devenu vieux, au service de l’Empereur.

Quelles heures merveilleuses il avait passées toutes les fois où l’Empereur était venu en personne chez lui, dans les archives dont cet être divin lui avait confié la garde ! Un même rituel rythmait ces visites : il ordonnait que l’on ouvre les immenses portes de fer et que l’on inonde les lieux de lumière en allumant chacune des lampes ; il se postait alors sur la dernière marche, au pied de l’escalier semi-circulaire, et attendait que la voiture de l’Empereur fasse son entrée. Puis il regagnait le vestibule et, modestement, se plaçait légèrement en retrait, près d’une des colonnes, les yeux respectueusement baissés, et nulle récompense n’avait plus de prix que le majestueux signe de tête dont le gratifiait l’Empereur en passant devant lui. Un signe de tête certes discret mais que tous pouvaient voir. Un signe de tête qui lui était adressé à lui, le bossu. À lui, Emparak, son plus fidèle serviteur. À lui qui connaissait l'Empire mieux que tout autre mortel.

Mais ensuite les nouveaux seigneurs étaient arrivés, lui avaient ôté ses droits et l'avaient ravalé au rang de vulgaire domestique, d'intendant en charge d'un héritage déplaisant, tout juste bon à polir le précieux marbre, à nettoyer les surfaces de verre et à changer les luminaires usagés. Comme il les haïssait ! Délégués au Conseil provisoire pour l'étude des archives impériales, ils pouvaient aller et venir comme bon leur semblait, fouiller dans chaque dossier, dans chaque armoire, et profaner de leurs braillements et de leurs jacassements un silence millénaire. Ils n'avaient aucun sens du sacré. Et lorsqu'ils s'adressaient à lui, ils le faisaient toujours sur un ton qui signifiait très clairement qu'eux-mêmes étaient jeunes, beaux et puissants, tandis que lui ne serait jamais qu'un vieil homme laid et sans droits.

Bien sûr, qu'on lui ait mis deux femmes sous le nez n'était pas le fruit du hasard. Ils cherchaient à l'humilier. Ces femmes étaient habillées à la dernière mode, celle des rebelles, qui dévoilait beaucoup et suggérait encore davantage, et elles s'arrangeaient toujours pour le serrer de suffisamment près pour que même lui, malgré la myopie de ses yeux fatigués, ne pût s'empêcher de voir les courbes attirantes de leurs corps qui ne demandaient qu'à être saisis et restaient pourtant inaccessibles à un vieil infirme bossu.

Ils venaient d'arriver, comme à leur habitude sans s'être annoncés, et avaient investi la grande salle de lecture au cœur des archives. Emparak se tenait dans le vestibule, dissimulé dans l'ombre des colonnes, et il les observait. La femme rousse était assise au milieu. Rhuna Orlona Pernautan. Ces rebelles ! Quels grands airs ils se donnaient avec leurs trois noms ! Près d'elle était assise la blonde aux cheveux infiniment longs ; pour autant qu'il sût, c'était son assistante. Lamita Terget Utmanasalem. Et elles avaient amené un homme qu'Emparak n'avait encore jamais rencontré. Mais il le connaissait par les documents officiels. Borlid Ewo Kenneken, membre du Conseil pour l'administration de l'héritage impérial.

« Nous sommes très en retard ! s'écria la femme rousse. Il arrive dans deux heures, et nous n'avons même pas l'ombre d'un concept. Qu'est-ce que vous suggérez ? »

L'homme ouvrit un grand sac et en sortit une pile de dossiers.

« Il faudra bien que ça aille. De toute façon, ça n'a pas besoin d'être parfait. Il attend juste un rapport clair et concis qui puisse lui servir de base de décision.

— Combien de temps pourra-t-il nous consacrer ? demanda la femme blonde.

— Une heure grand maximum, répondit l'homme. Nous devrons nous limiter à l'essentiel. »

Emparak n'ignorait pas qu'ils le tenaient pour un vieillard sénile et simple d'esprit. Chaque geste, chaque parole qu'ils lui adressaient ne laissait planer aucun doute à ce sujet. Eh bien, ils n'avaient qu'à le croire. Son heure viendrait.

Oh, il savait très exactement à quoi ressemblait l'Empire aujourd'hui. Rien n'échappait à l'archiviste de l'Empereur. Il avait ses propres sources, ses propres canaux par lesquels affluait tout ce qu'il devait savoir. Cela, au moins, on n'avait pu l'en dessaisir.

« Que sait-il des prémices de l'expédition Gheera ?

— Il est au courant de la découverte des cartes stellaires sur Eswerlund. Il faisait partie des membres du Conseil qui ont voté pour l'expédition.

— Bien. Cela signifie qu'on peut se dispenser de cette partie. Que sait-il des rapports publiés jusqu'à présent ?

— Pour ainsi dire rien. » La jeune femme blonde chercha du regard le soutien de sa collègue. « À ma connaissance.

— À la mienne également, répondit cette dernière. Le mieux, c'est que nous présentions brièvement la chronologie des événements, un résumé de… disons un quart d'heure. Ensuite, il aura le temps de poser des questions…

— Auxquelles, naturellement, il serait bon que nous soyons préparés, ajouta l'homme.

— Oui.

— Si nous commencions ? proposa la rousse. Lamita, tu n'as qu'à tenir la liste des questions qui pourraient nous venir sur des points précis. »

Emparak regarda la jeune femme blonde s'emparer d'un bloc et d'un stylo ; ses cheveux se rabattaient sur ses yeux chaque fois qu'elle se penchait pour prendre des notes. Elle lui plaisait, bien sûr, et autrefois il aurait… Mais elle était si jeune. Si ignorante. Elle était assise au milieu de dizaines de milliers d'années d'une histoire grandiose mais n'en percevait rien. Et cela, il ne le pardonnerait jamais à personne.

Ignoraient-ils qu'autrefois c'est lui qui avait siégé là ? Emparak revit les images défiler devant ses yeux comme si, depuis cette époque, le temps avait cessé de s'écouler. L'Empereur était assis là, à cette même table ovale, et étudiait des documents que son archiviste lui avait apportés. Personne d'autre n'était présent. Emparak se tenait avec humilité dans l'ombre des immenses colonnes qui longeaient la galerie ; pointées vers le ciel, elles soutenaient la coupole de verre qui déversait une clarté blafarde et plongeait le décor dans une faible lueur aux relents d'éternité. L'Empereur tournait les pages avec cette inimitable grâce, fruit d'un pouvoir empreint de sagesse. Il lisait, silencieux et attentif. Par dix portes hautes et sombres, la salle rayonnait sur autant de couloirs aux parois couvertes de livres, de banques de données et de boîtes d'archives. Sur chacune des parois, entre les portes, était accroché un portrait de l'un des dix prédécesseurs de l'Empereur. On n'avait pas prévu d'endroit pour accrocher le sien car il avait dit qu'il régnerait jusqu'à la fin des temps…

Et aujourd'hui pourtant, cette fin des temps était venue. Ces jeunes gens, avec leur affairement bruyant et superficiel, en étaient le symbole vivant. Rien, ils ne comprenaient rien. Et se croyaient tellement importants. Mus par un orgueil démesuré, ils avaient osé détrôner l'empereur-dieu, ils avaient même osé le tuer. À cette pensée, Emparak sentit son cœur s'emballer de colère.

Il savait à quoi l'Empire ressemblait jadis, et il savait à quoi il ressemblait aujourd'hui. Ils n'étaient pas à la hauteur de la tâche, non, bien sûr. Les hommes mouraient à nouveau de faim, et des épidémies sévissaient, des épidémies dont on avait oublié le nom durant des milliers d'années. Partout, le peuple s'agitait ; des guerres sanglantes faisaient rage dans de nombreuses contrées ; c'était la fin. Ils dépeçaient le corps de l'Empire, l'éventraient à vif et le déchiquetaient en grossiers lambeaux de chair. Et à chaque instant ils se croyaient importants et prétendaient agir au nom de la « liberté ».

L'homme s'adossa dans son siège et appuya la tête sur ses mains, posées l'une contre l'autre en éventail.

« Bien, par quoi commençons-nous ? Je suggère que nous parlions d'abord du vaisseau expéditionnaire qui a trouvé les premiers indices au sujet des tapis en cheveux. Ce vaisseau s'appelait le Kalyt 9, et l'homme à qui nous devons ces indices, Nillian Jegetar Cuain.

— Le nom a-t-il de l'importance ?

— En soi, non. Mais j'ai entendu dire que c'est un parent éloigné du conseiller ; peut-être serait-il pertinent de mentionner son nom.

— Bien. Que lui est-il arrivé ?

— Il a disparu. Selon les dires de son équipier, il a contrevenu à un ordre formel et s'est posé sur la planète G-101/2 dans le secteur HA/31. Il nous a envoyé plusieurs messages radio et quelques photos, mais aucune des tapis de cheveux. Nillian a découvert ces tapis, mais il a disparu aussitôt après.

— N'a-t-on pas entamé des recherches pour le retrouver ?

— Il y a eu cafouillage, des ordres se sont croisés. Son équipier l'a laissé tomber pour rejoindre la base ; il s'est écoulé des semaines avant qu'un vaisseau de sauvetage n'arrive sur place, et il n'a trouvé aucune trace de Nillian. »

La jeune femme rousse se mit à tambouriner impatiemment sur la table de la pointe de son stylo. Emparak sursauta en l'entendant ; à ses oreilles, ce bruit avait quelque chose de presque obscène. Cette table avait subi les morsures du temps avant même que ne soit colonisé le monde dont venait cette femme.

« Je ne sais pas si nous avons intérêt à trop nous étendre là-dessus, fit-elle. De toute façon, il y aura certainement une nouvelle enquête. C'est une histoire malheureuse mais, finalement, elle n'a rien de capital. Le seul point important, c'est que ce Nillian a découvert les tapis de cheveux et qu'on a ensuite entrepris de creuser ce phénomène.

— Exact. Il importe davantage de présenter ce que sont ces tapis et ce qu'ils signifient. Ce sont de très grands ouvrages, tissés extrêmement serrés à partir de cheveux humains. Ceux qui les produisent se font appeler des tisseurs de tapis en cheveux. Ils utilisent exclusivement les cheveux de leurs femmes et de leurs filles, et l'ensemble du processus est si extraordinairement complexe qu'un tisseur, pour achever un seul tapis, doit y consacrer toute sa vie. »

La blonde leva brièvement la main.

« Pouvons-nous montrer un exemplaire de ce genre de tapis ? lança-t-elle.

— Malheureusement pas, répondit l'homme. Nous en avons bien sûr demandé un, et on nous a assuré que nous l'aurions, mais, jusqu'à ce matin, rien. J'avais espéré que les archives…

— Non, répliqua immédiatement la blonde. Nous avons cherché. Il n'y a rien de tel dans les archives. »

Dans son coin tranquille près des colonnes, Emparak eut un sourire. Niveau 2, allée L, secteur 967. Évidemment que les archives possédaient un tapis de cheveux. Les archives avaient tout. Il suffisait de savoir où chercher.

L'homme consulta sa montre.

« Bien, poursuivons. Nous devons donc expliquer ce que sont ces tapis, ainsi que les énormes dépenses que leur production recouvre. Comme le détaille le rapport sociologique, la population de cette planète n'a pratiquement aucune autre activité. »

La femme rousse acquiesça.

« Oui. C'est important.

— Et que deviennent tous ces tapis ? demanda la blonde.

— C'est un autre point capital que nous devons souligner. L'ensemble de la réalisation des tapis répond à des motivations religieuses, au sens de l'ancienne religion d'État : l'Empereur perçu comme dieu, comme le créateur et le gardien de l'univers, etc.

— Tu veux dire cet empereur ?

— Oui. Cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Ils ont même des photos de lui. Ce qui prouve, entre parenthèses, que la partie habitée de la galaxie Gheera a bel et bien, un jour, fait partie de l'Empire. Les structures religieuses et politiques ont une architecture analogue à celle observée dans les régions connues de l'Empire, et la langue répandue dans les mondes de Gheera correspond à un dialecte de notre paisi tel qu'il était parlé, selon nos linguistes, il y a environ quatre-vingt mille ans.

— Cela nous donnerait un point de repère pour déterminer à quel moment le contact entre Gheera et le reste de l'Empire a été rompu.

— Exactement. De surcroît, on a pu déceler sur bon nombre de ces mondes des traces d'explosions nucléaires très anciennes, entre autres des éléments désintégrés à longue durée de vie, qui incitent à imaginer des conflits armés. Pour ce qui est de leur datation, on les fait remonter elles aussi à plus de quatre-vingt mille ans.

— Ce qui renforce la théorie.

— Mais quel rapport avec les tapis de cheveux ? insista la jeune femme blonde.

— En confectionnant ces tapis, les tisseurs servent l'Empereur. Ils les croient destinés à orner son palais. »

Silence déconcerté.

« Son palais ?

— Oui.

— Mais il n'y a rien dans le palais qui ressemble de près ou de loin à un tapis de cheveux.

— Précisément. C'est là le mystère.

— Mais… »

La jeune femme blonde se mit à faire les comptes.

« Cela doit pourtant faire un sacré nombre de tapis. Une planète entière, population estimée à…

— Ce sont des sommes phénoménales, coupa l'homme. Ne te fatigue pas, cela vaut mieux. Les habitants de G-101/2 se croient les seuls à produire ces tapis. Ils savent que l'Empire englobe une quantité de mondes, mais ils pensent que les autres livrent d'autres produits destinés au palais de l'Empereur. Division interplanétaire du travail, en quelque sorte. » Il se plongea dans la contemplation de ses ongles. « Bon, peu de temps après, l'expédition Gheera a découvert un deuxième monde dont la population, elle aussi, produit des tapis en cheveux et se croit, elle aussi, la seule à le faire.

— Deux mondes ? » s'étonnèrent les femmes.

L'homme les dévisagea à tour de rôle, savourant visiblement l'impatiente curiosité qu'il lisait en elles.

« Sur le dernier rapport de l'expédition, poursuivit-il en se délectant de chacune de ses paroles, il apparaît qu'à ce jour on a trouvé huit mille trois cent quarante-sept planètes productrices de tapis.

— Huit mille… ?

— Et ce chiffre n'a vraisemblablement rien de définitif. » L'homme tapa violemment de la main sur la table. « C'est le point que nous devons éclaircir. Là, il se passe quelque chose, et nous ignorons quoi. »

Moi, je le sais, pensa Emparak avec une intense satisfaction. Les archives le savent, elles aussi. Et, si tu savais chercher, toi aussi tu le saurais…

La femme blonde se leva d'un bond, se dirigea droit sur le bossu qui se retrouva presque nez à nez avec son imposante poitrine.

Emparak, maintenant nous avons deux indices, dit-elle en le regardant. Quatre-vingt mille ans. La galaxie Gheera. Pouvons-nous trouver quelque chose là-dessus dans les archives ?

— La galaxie Gheera ? » croassa Emparak.

Elle l'avait effrayé en s'approchant si brutalement de lui, et la proximité de son corps séduisant réveilla en lui une vague de désirs oubliés qui, l'espace d'un instant, le submergea et le laissa sans voix.

« Laisse-le, Lamita ! lui cria la sorcière rousse en arrière-plan. J'ai déjà essayé plus d'une fois. Il n'en a aucune idée, et ces archives sont un chaos sans nom, sans le moindre classement méthodique. »

La jeune femme haussa les épaules et regagna sa place. Emparak, bouillant de colère, regardait fixement la rousse. Elle osait. Par centaines, par milliers, ils se montraient incapables de recueillir l'héritage d'un homme comme l'Empereur, mais elle osait traiter les archives de chaos. Et ce que ce soi-disant conseiller provisoire organisait là dehors, elle appelait cela comment ? La perte absolue de repères pour ces hommes dont ils avaient détruit la vie, la décadence des mœurs, la dépravation galopante, quel mot avait-elle pour cela ? Comment entendait-elle nommer le résultat de leur cuisant échec ?

« Mais concrètement, à Gheera, que se passe-t-il avec les tapis ? demanda la rousse. Il faut quand même bien les entasser quelque part.

— Le transport des tapis est assuré par une grande flotte constituée de navires certes anciens mais en règle générale suffisamment spacieux, reprit l'homme. C'est une caste particulière qui en a la charge, la caste des navigateurs impériaux. Ce sont eux sans doute qui préservent l'héritage technologique, tandis que sur les planètes elles-mêmes on ne trouve que des cultures post-atomiques primitives.

— Et où transportent-ils les tapis ?

— L'expédition a pu les suivre jusqu'à une gigantesque station spatiale, en orbite autour d'une étoile double sans planète. D'ailleurs, l'un de ces deux astres est en fait un trou noir. Je ne sais pas si cela joue un rôle.

— Que sait-on de cette station spatiale ?

— Rien, si ce n'est qu'elle est extrêmement bien surveillée et puissamment armée. L'un de nos vaisseaux, le croiseur léger Evluut, a été attaqué et sérieusement endommagé lors d'une tentative d'approche. »

Évidemment. Emparak ne parvenait toujours pas à comprendre comment les rebelles, ces lâches imbus d'eux-mêmes et suffisants, avaient réussi à renverser l'Empereur immortel et tout-puissant et à s'approprier l'Empire. Les rebelles étaient incapables de se battre ! Pour ce qui était de mentir, de tromper, de se cacher et d'ourdir de perfides intrigues, là, ils étaient champions, mais pour le combat… Aussi longtemps qu'il vivrait, il ne réussirait jamais à saisir comment ils étaient parvenus à maîtriser l'immense et invincible machinerie militaire de l'Empereur. Eux qui auraient dû s'y mettre au minimum à dix pour maîtriser un seul soldat impérial.

« Bien. » La rousse referma sa mallette pour clore provisoirement la discussion. « Il est temps de nous préparer. Je crois qu'il serait bon d'installer un projecteur et de garder les tableaux à portée de main, au cas où l'un d'entre nous souhaiterait faire quelques rappels historiques. » Elle se tourna vers le vieil archiviste.

« Emparak, nous avons besoin de ton aide ! »

Il savait très exactement en quoi consistait cette aide. Il devrait aller chercher le projecteur et l'installer. Rien de plus. Alors qu'il aurait pu, en un instant, répondre à toutes les questions et éclaircir tous les mystères. Si seulement ils s'étaient donné la peine d'être un peu plus aimables avec lui, un peu plus obligeants, un peu plus reconnaissants…

Mais il n'avait pas l'intention d'acheter leur reconnaissance. Qu'ils se débrouillent. L'Empereur avait toujours su ce qu'il faisait ; dans ce cas précis, il avait certainement aussi ses raisons, et ce n'était pas à lui de les remettre en cause.

Emparak quitta d'un pas traînant la salle de lecture, se retrouva dans la galerie et tourna à droite. Pourquoi se presser ?

Contrairement aux trois jeunes gens, il savait exactement ce qu'il convenait de faire.

Il descendit le large escalier qui menait dans les parties souterraines des archives. Ici, la lumière était tamisée et le regard ne portait pas très loin. Les jeunes femmes séjournaient volontiers en haut, sous la coupole, entre les rayonnages qui s'étendaient à perte de vue. Il ne les avait vues que très rarement en bas. Il était probable qu'elles s'y sentaient plutôt mal ; il pouvait même le comprendre. Ici, en bas, on n'échappait pas au souffle de l'Histoire. Ici, en bas, se trouvaient classés des artefacts incroyables, des témoins d'événements inimaginables, des documents d'une valeur inestimable. Ici, en bas, on saisissait le temps à pleines mains.

Il ouvrit la porte de la remise, au pied de l'escalier. Quatre-vingt mille ans. Les ignorants. Ils en parlaient à la légère, comme d'une bagatelle. Ils en parlaient sans le moindre respect, sans la moindre frayeur face à l'abîme. Quatre-vingt mille ans. Un laps de temps durant lequel des empires immenses pouvaient naître, s'effondrer et retomber dans l'oubli. Durant cette période, combien de générations s'en venaient, s'en retournaient, vivaient leur vie, espéraient et souffraient, accomplissaient des choses qui sombraient ensuite à nouveau dans l'impitoyable malstrom du temps ? Quatre-vingt mille ans. Ils disaient cela sur le même ton que pour parler de quatre-vingts minutes.

Et pourtant ce n'était là qu'une infime partie de l'histoire incommensurable de l'Empire. Emparak, plongé dans ses pensées, remonta lentement l'escalier en traînant l'appareil de projection. Peut-être serait-il bon de leur donner quand même un indice. Pas grand-chose, juste un minuscule fil de la trame. Une piste. Juste pour leur montrer qu'il en savait plus qu'ils ne croyaient. Juste pour qu'ils entrevoient la grandeur de cet homme qu'ils avaient abattu comme un chien. Jamais le puissant Empire n'aurait pu subsister aussi longtemps sans cet homme, sans le onzième empereur, qui avait atteint l'immortalité. Oui, se dit Emparak. Juste une piste pour leur permettre de trouver le reste d'eux-mêmes. Bouffis d'un orgueil démentiel, ils ne pourraient en accepter davantage.

« Il devrait arriver d'un moment à l'autre, dit la jeune femme rousse, les yeux continuellement rivés à sa montre, tandis que les autres rangeaient les papiers.

— Au fait, comment faut-il s'adresser à lui ?

— Son titre, c'est membre du Conseil », répondit la jeune femme blonde.

Emparak posa le projecteur sur la table et en retira l'étui de protection.

« Il n'aime pas les titres, objecta l'homme. Ce qu'il préfère, c'est qu'on l'appelle par son nom, Jubad. »

En entendant ce nom, Emparak sentit tous ses membres se glacer jusqu'aux bouts des doigts. Berenko Kebar Jubad ! L'homme qui avait tué l'Empereur !

Il osait. Le meurtrier de l'Empereur osait pénétrer dans les lieux qui conservaient la gloire de l'Empire. Quel affront ! Non, c'était même pire : cela révélait un manque total de réflexion. Cet homme médiocre, borné, n'était absolument pas en mesure de saisir la signification de son acte, la portée symbolique de cette visite. Il venait simplement écouter un stupide petit rapport de la bouche de stupides petites personnes.

Soit. Lui, Emparak, assisterait à la scène et se tairait. Il avait été l'archiviste de l'Empereur et le resterait jusqu'à son dernier souffle. Il avait été sur le point de faire le jeu de ces vantards de parvenus et il en avait honte. Jamais. Jamais plus. Il se tairait, il se tairait et polirait le marbre millénaire jusqu'à ce qu'un jour le chiffon lui tombe des mains.

La femme rousse se dirigea vers le commutateur situé dans le vestibule et commanda l'ouverture d'un battant de la porte. D'un seul battant. Emparak hocha la tête, satisfait. Ils n'entendaient rien au style, à l'entrée en scène. Ils n'avaient aucune grandeur.

Toute la scène de l'accueil du chef rebelle fit à Emparak l'effet d'une grotesque parodie. Une petite voiture s'avança, Jubad en descendit. C'était un homme courtaud, aux cheveux gris, aux mouvements saccadés et nerveux ; il marchait légèrement courbé, comme écrasé par le poids des responsabilités. Il monta précipitamment les marches, tel un pantin frétillant, et, sans même prêter attention à l'atmosphère somptueuse du vestibule, il se rua vers la rousse et se fit conduire à la salle de lecture.

Emparak s'installa à sa place habituelle, près des colonnes, et regarda Jubad écouter le rapport des trois autres. On racontait qu'il souffrait d'une maladie chronique et peut-être incurable. En voyant l'expression de son visage marqué de douleurs contenues, Emparak était tenté de le croire. C'était peut-être une coïncidence. Mais peut-être était-ce aussi le châtiment du destin.

« On ne sait donc pas où sont finalement stockés les tapis de cheveux ? conclut Jubad au terme de l'exposé.

— Non.

— À l'intérieur de la station spatiale ?

— Elle n'est pas assez grande pour cela, répondit l'homme. Il suffit d'estimer le volume de l'ensemble des tapis produits et de le comparer à celui de la station pour se rendre compte que c'est sans aucune commune mesure.

— Peut-être les tapis n'ont-ils pas été conservés du tout, objecta la femme blonde. Peut-être les détruit-on.

— C'est possible », dit Jubad d'un ton distrait. On voyait bien que de tout autres pensées le préoccupaient. « Ce que je redoute, c'est que quelque part dans l'univers il puisse exister un palais impérial que nul n'a découvert et dans lequel se seraient entassées entre-temps des montagnes de tapis. Et si un tel palais existe, qui sait ce qu'il renferme : peut-être des armées oubliées, plongées depuis des millénaires dans un sommeil profond ? »

La rousse acquiesça.

« Peut-être un clone de l'Empereur, immortel lui aussi ?

— Exactement, approuva gravement Jubad. Nous ignorons comment l'Empereur est parvenu à échapper au vieillissement et à survivre durant ce règne interminable. Il y a tant de choses que nous ignorons, et il nous faut absolument porter un intérêt plus qu'académique à bon nombre de ces secrets encore obscurs, car ils pourraient receler du danger. »

Emparak dut admettre malgré lui que ce Jubad manifestait une intelligence étonnamment vive. Une partie de la grandeur de l'Empereur semblait avoir déteint sur son vainqueur. Et il avait raison sur un point : concernant l'immortalité de l'Empereur, même les archives ne savaient rien.

Jubad feuilleta distraitement les dossiers ; les autres le fixaient patiemment, sans un mot. Il s'arrêta sur l'un des documents, le parcourut et le tendit ensuite à l'homme.

« Qu'est-ce que cela veut dire ?

— On n'a pas trouvé l'étoile Gheer, expliqua l'homme. La flotte expéditionnaire avait d'abord reçu l'instruction de vérifier l'exactitude des cartes stellaires que l'on avait découvertes. Certaines des étoiles enregistrées ne portaient pas de numéro mais des noms ; l'étoile Gheer en faisait partie. Mais on ne l'a pas trouvée.

— Comment cela, pas trouvée ? »

L'homme haussa les épaules.

« Elle n'était pas là, c'est tout. Le soleil et ses planètes. Balayés de l'univers.

— Est-il possible que ce soit en rapport avec la guerre présumée d'il y a quatre-vingt mille ans ?

— Ce qui frappe, c'est la dénomination. Gheer. Gheera. Peut-être Gheer était-elle le monde central d'un empire qu'on appelait Gheera et qu'elle fut, pour cette raison, détruite durant cette guerre. »

Jubad tourna son regard vers la femme rousse. Les yeux du chef rebelle brillaient d'effroi, d'un effroi impassible.

« La flotte impériale était-elle en mesure… de détruire tout un système stellaire ? »

Oui, pensa Emparak. Elle l'avait assez souvent prouvé.

« Oui », répondit la rousse.

Jubad replongea dans ses pensées. Il fixait les documents comme s'il avait pu leur arracher leur secret.

« L'un des deux astres autour desquels tourne cette station spatiale est un trou noir ? demanda-t-il soudain.

— Oui.

— Depuis combien de temps ? »

Les femmes et l'homme, pris de court, ne surent que répondre.

« Aucune idée.

— C'est pourtant une configuration plutôt dangereuse, non ? L'endroit le plus risqué pour installer une station spatiale. Rayonnement violent et continuel, danger permanent d'être avalé par l'horizon… » Jubad dévisagea les jeunes gens tour à tour. « Que disent les anciennes cartes stellaires ?

— Oh ! »

La blonde se pencha sur sa base de données portable et tapota quelques touches.

« Elles ne mentionnent aucun trou noir. Elles précisent juste l'emplacement de la géante rouge, ici. Même pas une étoile double.

— Mais c'est capital ! » Jubad se leva. « Je plaiderai devant le Conseil pour qu'on envoie une flotte de combat vers Gheera avec pour ordre de prendre d'assaut la station spatiale et de l'occuper. Nous devons dissiper le mystère des tapis en cheveux, et je suis persuadé que la station spatiale en est la clé. » Il eut un signe de tête explicite. « Je vous remercie. »

Sur ces mots, il quitta précipitamment la salle, s'engouffra dans sa voiture et disparut.

Avec un soupir de soulagement, l'homme se relâcha dans son fauteuil et s'étira.

« Eh bien ? s'écria-t-il. Ça s'est bien passé, non ? »

La rousse, visiblement mécontente, fixait la table devant elle. « Cette histoire d'étoile double, c'était vraiment affligeant. Ça aurait dû nous sauter aux yeux.

— Ah, Rhuna, l'éternelle perfectionniste ! s'écria la jeune femme blonde. Tu n'es jamais satisfaite. On va agir, c'est tout ce que nous voulions, non ?

— Le pire aurait été qu'il dise : Affaire stérile, on rappelle l'expédition Gheera, lâcha l'homme.

— Et peut-être n'était-ce pas plus mal qu'il tire lui-même les conclusions, renchérit la blonde. Il y a puisé davantage de conviction que si nous lui avions mâché le travail.

— C'est vrai aussi. »

La rousse sourit et se mit à rassembler ses dossiers.

« Bon, d'accord, les enfants, il n'y a pas de raison de faire grise mine. On remballe les affaires, puis on décide où aller fêter ça. »

La blonde fit un signe à Emparak.

« Vous pouvez remporter le projecteur. Merci beaucoup. » Pourquoi le remerciait-elle ? Et pourquoi le fixait-elle avec cette insistance si étrange ?

Emparak se tut. Il prit l'étui de protection et se traîna vers la table pour le remettre sur l'appareil. Les trois jeunes gens s'éloignèrent, sacs et mallettes sous le bras, sans daigner l'honorer d'une parole supplémentaire.

« Tu verras, pour ces tapis, on aura le fin mot de l'histoire… »

Ce fut la dernière phrase qu'Emparak entendit. Elle continua de planer quelques instants comme si elle cherchait un écho venu des profondeurs insondables des archives.

Emparak les regarda s'éloigner ; son visage avait perdu toute expression. Dans son esprit, il vit l'armoire des archives qui renfermait toutes les réponses et qui aurait répondu à toutes les questions.

Vous n'avez qu'à chercher, pensa-t-il en refermant la porte de fer. Cognez-vous la tête contre les murs. Vous croyez avoir découvert un grand secret. Vous ne savez rien. Vous n'avez même pas encore effleuré l'histoire de l'Empire.


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