CHAPITRE IX
LES DOIGTS DU FLÛTISTE
L’ÉTROITE RUELLE dormait encore. Une légère nappe de brouillard matinal planait entre les pignons des toits, se mêlant à la fumée froide qui s’échappait des cheminées où, au cours de la nuit, les feux s’étaient éteints ; lorsque les premiers rayons du soleil vinrent caresser les faîtes des petites maisons de guingois, tout apparut plongé dans une lumière intempestive, rêveuse et doucement vaporeuse. Par endroits, dans des coins sombres, des mendiants dormaient, couchés à même le sol telles des mottes de terre, enveloppés jusqu’à la tête dans des couvertures en lambeaux. Quelques rongeurs se frayaient difficilement un passage au milieu des ordures, suffisamment rassasiés pour contourner avec indulgence les dormeurs, et certains se risquèrent en fouinant jusqu’au mince filet d’eau qui gargouillait faiblement au milieu de la ruelle.
Soudain, ils se dispersèrent et regagnèrent précipitamment leurs repaires, comme tirés par des fils invisibles, effrayés par une forme emmitouflée qui, à bout de souffle, s’approchait d’un pas rapide et trébuchant, et se glissait d’ombre en ombre en se hâtant vers la maison d’Opur, le maître flûtiste. Puis on entendit deux coups sourds portés au heurtoir.
À l’étage, le vieil homme sortit instantanément d’un sommeil agité ; il fixa le plafond en se demandant si le bruit qu’il venait d’entendre était rêve ou réalité. C’est alors que l’on frappa une seconde fois. C’était donc bien réel. Il repoussa la couverture, glissa dans ses pantoufles, attrapa sa vieille robe de chambre râpée et l’enfila ; puis il se traîna jusqu’à la fenêtre et l’ouvrit. Il regarda dans la rue ; elle était vide, déserte, et puait la graisse rance comme chaque matin.
Un jeune garçon sortit timidement de l’ombre. Il leva les yeux vers Opur en rabattant sur ses épaules l’étoffe qui masquait son visage. Maître Opur vit alors des boucles blondes, des boucles qui encadraient un visage que le vieillard n’avait pas espéré revoir un jour.
« Toi ?
— Aidez-moi, maître, murmura le maigre jeune homme. Je me suis enfui. »
La joie soudaine qui avait envahi le cœur du vieillard fit place à une douloureuse désillusion. Durant une fraction de seconde, il avait cru que tout redeviendrait comme avant.
« Attends, dit-il. Je descends. »
Qu’avait-il fait ? Opur secoua tristement la tête tout en dévalant l’escalier. Il s’était attiré des ennuis, voilà ce qu’il avait fait. Cela finirait mal. Opur le savait, mais quelque chose en lui ne demandait qu’à croire le contraire.
Il repoussa le lourd verrou de la porte. L’adolescent se tenait là, tout tremblant, et le fixait de ses grands yeux bleus affolés où brillaient autrefois la confiance et l’enchantement. Son visage était marqué par la peur et les privations.
« Entre », dit le vieux maître flûtiste ; il ignorait encore s’il devait se réjouir ou prendre peur. Mais lorsque le jeune garçon, recroquevillé sous sa maigre couverture, fut entré dans l’étroit couloir obscur, il le prit simplement dans ses bras sans plus se poser de questions.
« Maître Opur, il faut que vous me cachiez, balbutia le garçon d’une voix tremblante. Ils sont à mes trousses. Ils me recherchent.
— Je t’aiderai, Piwano », murmura Opur en savourant la mélodie de ce nom qu’il n’avait plus prononcé depuis le jour où la Guilde avait décidé d’envoyer l’adolescent au service des navigateurs impériaux. Il avait fallu que ce soit lui, son meilleur élève, le joueur de flûte de trois le plus doué qui ait existé de mémoire d’homme.
« Je veux me remettre à la flûte de trois, maître. Serez-vous mon professeur ? »
Sa mâchoire tremblait. Il était à bout de forces.
Opur chercha à le tranquilliser en lui tapotant doucement le dos.
« Bien sûr, mon garçon. Mais d’abord il faut que tu dormes. Viens. »
Il décrocha et posa de côté le grand tableau qui cachait la porte donnant sur l’escalier de la cave. Piwano descendit derrière lui. Dans cette pièce souterraine, le sol était en terre battue et les murs grossièrement maçonnés. En faisant pivoter sur des gonds invisibles l’une des vieilles étagères poussiéreuses, on accédait à une seconde pièce dérobée où se trouvaient une paillasse, une lampe à huile et quelques provisions. Ce n’était pas la première fois de sa vie que le vieux sage cachait un fugitif.
Le garçon ne mit qu’un instant à s’endormir. Il dormait la bouche ouverte ; par moments, il cessait de respirer, puis se remettait à haleter. Une de ses mains, secouée de soubresauts, se crispait pour résister à une invisible attaque et se détendait à nouveau une fois le long spasme passé.
Finalement, Opur secoua la tête et poussa un soupir. Il prit précautionneusement la lampe à huile et la plaça dans un endroit sûr. Puis il laissa le dormeur seul, ferma la porte secrète et remonta. Pendant un instant, il se demanda s’il n’allait pas lui-même dormir encore un peu, mais il décida en fin de compte de rester éveillé.
Il prépara donc son petit-déjeuner à la lumière de l’aube et le mangea en silence ; il s’acquitta de quelques tâches ménagères puis monta dans sa salle de classe pour reprendre l’étude de ses vieilles partitions.
Sa première élève de la journée arriva peu avant midi. Elle se mit à jacasser sitôt qu’il eut entrouvert la porte :
« Je suis désolée, pour ce que je vous dois pour les cours. Je sais que je devrais vous payer aujourd’hui, et j’y ai bien pensé, la semaine dernière déjà, et puis tout le temps. Enfin, ce que je veux vous dire, c’est que ce n’est pas un oubli de ma part…
— Oui, oui, répondit Opur en hochant la tête avec irritation.
— Ce qu’il y a, c’est que je dois attendre mon frère. Il va arriver en ville d’un jour à l’autre ; en fait, il devrait déjà être là depuis belle lurette. Car il accompagne le marchand Tertujak, vous devez être au courant, et c’est toujours lui qui me donne l’argent dont j’ai besoin, quand il rentre d’une expédition. Et on les attend déjà, n’importe qui vous le dira…
— Ça va, ça va. »
Le maître flûtiste l’interrompit avec impatience en lui signifiant de monter l’escalier qui menait à la salle de cours.
« Tu me paieras la prochaine fois, voilà tout. Au travail, maintenant. »
Opur sentait l’inquiétude qui l’agitait. Il tâcha tant bien que mal de se ressaisir. Ils s’assirent l’un en face de l’autre sur des coussins, et, lorsque la jeune fille eut déballé sa flûte de trois et ses partitions, Opur lui ordonna de fermer les yeux et d’écouter attentivement sa propre respiration.
Le maître flûtiste fit de même. Il sentit la nervosité le quitter. Le recueillement intérieur était capital. Sans recueillement intérieur, il ne fallait pas espérer jouer d’un instrument aussi difficile que la flûte de trois.
Comme à son habitude, Opur commença par prendre sa propre flûte et par jouer un bref morceau. Puis il permit à son élève de rouvrir les yeux.
« Quand pourrai-je jouer un morceau comme celui-là, maître ? demanda-t-elle doucement.
— C’était le pau-lo-no, expliqua calmement Opur, le plus simple des morceaux classiques, le premier que tu joueras un jour. Mais, comme tous les morceaux de flûte qui nous ont été transmis, il est à plusieurs voix. Cela signifie que tu dois d’abord maîtriser le jeu à une seule voix. Écoutons ce que donnent tes exercices. »
Elle porta sa flûte à ses lèvres et joua. Après la prestation d’Opur, les sons produits paraissaient horriblement discordants et le vieux sage dut, comme bien souvent, faire preuve de toute la maîtrise dont il était capable pour ne pas laisser paraître sur son visage une grimace de douleur.
« Non, non, reprends le premier exercice. Tu dois surtout veiller à la pureté du timbre… »
La flûte de trois était constituée de trois flûtes distinctes de huit trous chacune, que l’on pouvait obturer du bout de chacun des doigts. Aussi les flûtes présentaient-elles une courbure caractéristique en S, afin de s’adapter aux mains du musicien et à toutes les longueurs de doigts. Chacune d’entre elles était façonnée dans un matériau particulier, l’une en bois, l’autre en os, la dernière en métal. Chacune avait son timbre propre et, prises toutes ensemble, leurs couleurs se fondaient en un son à nul autre pareil, un son inimitable qui de tous temps avait fait la réputation de cet instrument.
« Tu dois veiller à ce que le petit doigt reste souple, souple et agile. La configuration de la flûte et l’agencement des trous t’obligent à le tendre, mais il ne doit pas perdre son agilité… »
La flûte de trois exigeait avant tout de l’instrumentiste des doigts longs et agiles aux phalanges marquées. Un auriculaire tout en longueur, notamment, représentait un avantage considérable. L’art de la flûte de trois, à la différence de la flûte ordinaire, ne consistait pas uniquement à boucher ou libérer régulièrement les trous. Seuls les débutants jouaient ainsi, afin de se familiariser avec les bases de la technique et de la théorie. En revanche, ceux qui avaient déjà atteint une certaine maîtrise de l’instrument jouaient à plusieurs voix. Par un habile renflement des doigts, par une habile courbure, ils obtenaient sur chacune des flûtes un son différent ; ils pouvaient par exemple bomber légèrement les phalanges médianes de certains doigts, libérant ainsi les trous de la flûte centrale, tout en recouvrant ceux des deux flûtes extérieures.
« Bien. Essaie maintenant l’exercice numéro neuf. Il contient déjà, ici, quelques mesures à deux voix. Pour ce passage, c’est à toi de placer ton annulaire et ton auriculaire de façon qu’ils libèrent les deux flûtes extérieures tout en empêchant l’air de sortir de la flûte centrale. Vas-y. »
Il tentait de se maîtriser mais il manquait de patience aujourd’hui. Elle se donnait vraiment du mal et, même si, à un endroit, elle oublia de bomber suffisamment les doigts, elle exécuta certains passages de manière tout à fait acceptable.
« Arrête, arrête. Ce signe indique que ta langue doit recouvrir les embouchures de deux flûtes mais que tu ne souffles que dans une seule, jusqu’à cette mesure. Encore une fois, et fais attention à la différence. »
À la fin de l’heure de cours, elle était tout heureuse d’être parvenue à maîtriser quelque peu le nouvel exercice, et Opur se sentait soulagé que ce soit enfin terminé. Il réussit à la congédier en coupant court aux banalités d’usage.
Sitôt qu’elle fut partie, il s’empressa de descendre à la cave pour voir ce que devenait Piwano.
Le jeune garçon était assis sur la paillasse, le dos appuyé au mur, et dévorait avidement la nourriture qu’il avait dénichée dans la cachette. Apparemment, il n’était pas réveillé depuis longtemps, mais il avait l’air beaucoup mieux que le matin. Lorsque Opur ouvrit la porte secrète, l’adolescent lui adressa un sourire radieux.
« Raconte-moi tout, demanda le vieil homme. Dans l’ordre. »
Piwano posa sa tranche de pain et raconta. La rude formation qu’il avait dû suivre, le milieu rustre et vulgaire dans lequel il avait dû vivre à bord des vaisseaux impériaux. Les mondes inconnus et inhospitaliers, le dur labeur qui vous broie les os, les maladies, les attaques haineuses des autres navigants.
« Chaque fois que je prenais ma flûte, ils me mettaient à la porte et je me cachais dans les salles des machines pour jouer, rapporta-t-il, la voix tremblante. Et puis ils ont détruit ma flûte, et, quand j’ai essayé de m’en confectionner une autre, ils l’ont détruite aussi. »
En écoutant l’histoire du garçon, Opur eut la sensation qu’un étau d’acier se resserrait autour de sa poitrine.
« Tu cours un grave danger, Piwano, lâcha-t-il gravement. Tu étais au service de l’Empereur et tu t’es enfui. Ce délit est puni de mort !
— Maître, je ne peux pas être navigateur ! s’écria Piwano. Je ne peux pas vivre ainsi. Et si on ne m’autorise pas à vivre autrement, alors je préfère mourir. Ce n’est pas d’être au service de l’Empereur ; bien sûr, j’aime l’Empereur, mais… »
Il se tut.
« Mais tu aimes encore plus la flûte, n’est-ce pas ? »
Piwano acquiesça.
« Oui. »
Opur se tut et réfléchit. Il ne savait pas ce qui était juste et ce qui ne l’était pas. Il n’était qu’un vieil homme ; quoi qu’il pût arriver, il ne tremblait pas pour lui-même. Seul le sort de ce garçon le préoccupait.
Pour autant qu’il connût les lois des navigateurs impériaux, la désertion était lourde de conséquences. Même si Piwano décidait de se constituer prisonnier, il devrait s’attendre à une sévère sentence, vraisemblablement plusieurs années de travaux forcés sur une planète coupée du reste de l’univers. Et pour un garçon fragile et sensible comme lui, cela reviendrait à lui signifier son arrêt de mort.
« Maître, puis-je avoir une autre flûte ? » demanda Piwano.
Opur le regarda. Les yeux de l’adolescent brillaient toujours de cet éclat du don absolu et inconditionnel à quelque chose qui le dépassait, cet éclat que le vieux maître flûtiste avait décelé déjà dans les yeux de l’enfant de huit ans.
« Viens », dit-il.
Ils montèrent dans la salle de classe. Lorsqu’il se retrouva dans la vaste pièce où il avait passé le plus clair de son enfance, Piwano contempla chaque chose d’un regard ébloui ; c’était comme si une force invisible l’emplissait d’une vie nouvelle.
Opur se dirigea vers les fenêtres qui donnaient sur la ruelle et s’assura qu’aucun soldat de la Guilde n’était en vue. Puis il fit signe au garçon de s’approcher.
« Piwano, je suis prêt à te cacher des années s’il le faut, déclara-t-il gravement. Mais, même si tu as le sentiment que tout est calme dehors, jamais, à aucun moment, tu ne devras quitter la maison. La Guilde a des espions en civil et on ne sait jamais qui est à sa solde. Et tu devras, autant que possible, te tenir éloigné des fenêtres. Tu pourras jouer de la flûte en bas, dans ta cachette ; de la rue, on ne peut rien entendre, dans la journée tout au moins. Marché conclu ? »
Piwano acquiesça.
« Mais, au cas où tu serais malgré tout contraint de prendre la fuite, je vais te montrer un passage secret que de rares initiés sont seuls à connaître. »
Opur lui désigna du doigt un bâtiment qui ne faisait pas tout à fait face à la maison du maître flûtiste, coincé entre les étalages d’un vannier et la devanture d’une gargote sombre et crasseuse.
« C’est une blanchisserie. Précipite-toi dedans. De la rue, on remarque tout de suite la présence d’une grande cour derrière la maison ; on l’utilise pour faire sécher la lessive, et pratiquement toujours du linge y est étendu. Tu n’auras qu’à t’y faufiler, on ne te verra pas. Cette cour donne sur de nombreuses ruelles ; c’est à ces issues que tes poursuivants vont immédiatement penser. Mais toi, pendant ce temps, tu tourneras tout de suite à gauche et tu entreras dans la gargote par la porte de derrière. Là, il y a dans le sol une trappe qui donne sur la cave et, en bas, tu verras une étagère comme celle que j’ai chez moi ; tu la feras pivoter. Derrière, tu tomberas sur un très, très long boyau qui finit par déboucher dans les conduits souterrains d’évacuation des eaux, sous la ville haute. Donc, même en admettant qu’ils découvrent le passage secret, tu as mille et une possibilités de sortie. »
Piwano acquiesça de nouveau. Opur avait autrefois observé la capacité de l’adolescent à mémoriser d’un seul coup d’œil des partitions entières ; il était certain qu’il avait compris chacune de ses paroles et qu’il ne les oublierait pas.
Il se dirigea vers l’armoire où il gardait en sûreté ses partitions, ses livres et ses instruments. Après un court instant de réflexion, il prit un petit coffret tout raclé, l’ouvrit et en sortit une flûte de trois qu’il tendit à Piwano.
« C’est une flûte très, très ancienne que je conserve depuis des années en attendant le moment propice, expliqua-t-il. Et je crois que ce moment est arrivé. »
Piwano la tenait avec recueillement entre les mains, l’admirant sous tous les angles.
« Elle a quelque chose de différent, dit-il.
— Elle n’a pas de flûte en os mais une flûte en verre. » Opur referma l’étui vide et le posa de côté.
« Avec les années, le verre a pris un teint laiteux. Il faudra que tu trouves un peu tes marques, car une flûte de verre produit un son plus aigu qu’une flûte en os. »
Prudemment, Piwano mit l’instrument à ses lèvres et embrassa des doigts les trois flûtes entrelacées. Il joua quelques accords, stridents et discordants. Le vieil homme eut un sourire.
« Tu y arriveras. »
Dix jours plus tard, le vaisseau impérial reprit sa route. Durant tout le temps où il était resté, on avait vu le colosse d’argent se dresser au loin, sur le terrain de la zone portuaire au sol meurtri par les années et creusé de sillons. Mais ce matin-là le ciel se mit à gronder du chant des réacteurs, et Opur et Piwano regardèrent ensemble, de la fenêtre, l’étincelant fuselage de métal s’élever au-dessus des maisons, d’abord lourdement, avant de prendre de la vitesse et de l’altitude, jusqu’à n’être plus qu’un point minuscule qui se fondit dans le firmament. Le silence qui s’ensuivit fut comme une délivrance.
Opur mit l’adolescent en garde :
« Tu dois malgré tout rester prudent, Piwano. Ils sont partis et ne reviendront pas avant deux ans. Mais la Guilde, elle, continue de te rechercher, tu peux en être sûr. »
Les mois passèrent. Piwano ne tarda pas à retrouver sa virtuosité d’autrefois ; il restait assis dans sa cachette des heures entières, sans trêve et sans relâche, à jouer les morceaux classiques, à peaufiner sa technique et à s’essayer à des variations. Opur s’asseyait parfois près de lui, juste pour l’écouter ; de temps à autre, il leur arrivait également de jouer ensemble. De toute façon, le vieux maître n’avait pratiquement plus rien à lui apprendre.
Piwano rayonnait. Bientôt, il se risqua dans l’exécution des morceaux les plus difficiles, sur lesquels Opur lui-même avait toujours peiné. Et, à l’infinie stupéfaction du vieux maître, le garçon alla jusqu’à vaincre les difficultés du ha-kao-ta, l’un des morceaux classiques réputés injouables.
« Quels sont ces mots sous les notes ? demanda-t-il lorsque Opur lui présenta une vieille partition manuscrite.
— Des transcriptions d’une langue oubliée, lui répondit le maître. Les pièces classiques pour flûte de trois sont toutes très anciennes, bon nombre d’entre elles remontent à des centaines de milliers d’années voire plus. Certains maîtres flûtistes prétendent que la flûte de trois vit le jour avant les étoiles et que c’est son chant qui a créé le monde. Mais, bien sûr, ce ne sont que des histoires.
— Connaît-on le sens de ces mots ? »
Opur acquiesça.
« Viens avec moi. »
Ils quittèrent la cave et montèrent dans la salle de classe. Opur se dirigea vers une petite table placée sous la fenêtre qui donnait sur la ruelle ; il prit le coffret de bois finement ciselé qui y était posé, un coffret dont les sculptures s’étaient, avec les années, peu à peu estompées.
« Les morceaux de flûte dont nous avons hérité sont en réalité des histoires écrites dans une langue ancienne aujourd’hui oubliée. On ne s’exprime pas dans cette langue comme dans la nôtre ; les mots correspondent à des successions de sons sur la flûte de trois. Dans ce coffret, je garde en sûreté la clé qui permet de comprendre cette langue. C’est le secret des maîtres flûtistes. »
Il souleva le couvercle de la petite boîte. Sa propre flûte s’y trouvait ainsi qu’une liasse de vieux papiers, partitions et notes manuscrites, partiellement jaunis et craquelés.
Piwano prit les feuillets qu’Opur lui tendait et les étudia. Il hocha légèrement la tête lorsqu’il eut compris le principe : longueur des sons, rythme et accentuation répondaient à des nécessités musicales, tandis que les successions de sons et d’accords désignaient des mots et des concepts.
« J’ai réussi à déchiffrer une partie de ces histoires. Les morceaux classiques les plus anciens retracent un âge d’or englouti où l’on connaissait l’opulence et la félicité, et où régnaient des rois sages et bons. D’autres morceaux parlent d’une guerre terrible qui marqua le début d’un âge sombre et relatent le destin du dernier de ces rois, emprisonné depuis des milliers d’années dans son château, dans l’isolement le plus complet, avec pour seule occupation de pleurer son peuple. »
Il reposa les papiers et referma le couvercle.
« Avant de mourir, je te remettrai ce coffret, car je souhaite que ce soit toi qui prennes ma suite », déclara-t-il.
L’année s’acheva. Vint alors le temps des préparatifs pour le concert annuel des élèves. Opur se demanda si flûtistes et auditeurs (parents ou amis pour la plupart) formeraient jamais un cercle trop large pour qu’il puisse les accueillir tous dans sa salle de classe. Au cours des dernières années, cette manifestation semblait attirer un public de plus en plus restreint. Mais le concert était important car il offrait à ses élèves un but, et l’émulation qui s’instaurait entre eux leur donnait une occasion de mise en perspective.
Peu avant le concert, Piwano lui fit savoir que lui aussi voulait se produire.
« Non, lui répondit fermement Opur. C’est beaucoup trop risqué.
— Pourquoi ? insista Piwano, décidé à lui tenir tête. Vous croyez peut-être que la Guilde pourrait infiltrer un espion dans l’assistance ? Depuis le temps, vous connaissez tous ceux qui vont venir, non ?
— Si l’on entend quelqu’un jouer le ha-kao-ta, la nouvelle mettra combien de temps à se propager, à ton avis ? Sois donc un peu sérieux, Piwano. »
Piwano serra les poings.
« Maître, il faut que je joue. Je ne pourrai pas rester éternellement calfeutré dans la cave avec moi-même pour seul public. Il… il manque quelque chose, vous comprenez ? L’art ne devient art qu’à partir du moment où il touche d’autres personnes. Si je joue sans que nul ne m’entende, cela ne fait aucune différence que je joue ou non. »
En pensant à ce qui pourrait lui arriver, le maître flûtiste sentit monter en lui une vague de contrariété mêlée d’appréhension. Mais il connaissait assez l’adolescent pour savoir qu’il finirait toujours par faire ce qu’il pensait être juste, même si cela devait lui coûter la vie. Opur capitula.
« Bien, comme tu voudras. Mais à une seule condition : tu ne joueras pas de morceaux difficiles, rien qui serait susceptible d’attirer l’attention. Tu joueras les pièces faciles à plusieurs voix, celles que les autres maîtrisent aussi. Rien qui soit d’un niveau supérieur au shen-ta-no. »
Il était on ne peut plus sérieux. Il n’aurait pas hésité à menacer Piwano de le mettre dehors s’il n’acceptait pas ses conditions.
Mais l’adolescent acquiesça avec gratitude.
« C’est entendu, maître. »
Malgré tout, Opur vit se rapprocher l’échéance du concert avec un mauvais pressentiment. La tension qui l’agitait gagna également ses autres élèves et les rendit nerveux. Jamais auparavant les préparatifs nécessaires ne lui avaient autant pesé. Il remania un nombre incalculable de fois l’ordre de passage des musiciens et modifia non moins souvent l’attribution des places ; il décréta que les housses des coussins ne lui convenaient plus et en vint presque aux mains avec le cuisinier de la gargote chargé de s’occuper des rafraîchissements et d’une légère collation.
Le soir du concert arriva. Opur se posta à l’entrée pour accueillir personnellement chacun des visiteurs ; à l’étage supérieur, dans la salle de classe, l’une de ses élèves était chargée de leur indiquer leurs places. Tous avaient revêtu leurs vêtements les plus présentables mais, à vrai dire, pour les habitants de cette partie de la ville, les effets de toilette ne pouvaient qu’être modestes. Lorsqu’il était petit garçon, Opur avait eu l’occasion d’assister à un concert donné par son propre maître dans la ville haute ; parfois, il en venait à se soupçonner de chercher à copier, lors des concerts qu’il organisait lui-même, la splendeur dispendieuse de ce jour-là, tout en ne parvenant à réaliser qu’une parodie de fête.
Ainsi que le voulait la coutume, le maître flûtiste commença par dire quelques mots, retraçant les grandes lignes de l’année qui venait de s’écouler et donnant quelques précisions sur les pièces qui figuraient au programme. Puis il céda la place aux plus jeunes des débutants. Cette façon de procéder avait fait ses preuves ; les jeunes enfants étaient particulièrement sujets au trac, et il convenait de ne pas les laisser attendre trop longtemps.
Les débuts furent plutôt durs. Le premier élève oublia une reprise, perdit la mesure lorsqu’il s’en rendit compte et ne cessa dès lors d’accélérer pour en finir le plus vite possible. Il y eut quelques sourires indulgents, et il obtint tout de même les applaudissements du public quand il s’inclina pour saluer, le visage cramoisi. La deuxième élève, une femme d’un certain âge, surprit même Opur par l’inhabituelle fluidité de son exécution ; apparemment, cette fois, elle avait réellement travaillé. Au fur et à mesure, les prestations gagnèrent en souplesse, certaines furent même vraiment bonnes, et peu à peu Opur sentit fondre la tension qui ne l’avait pas quitté les jours précédents.
Puis Piwano commença de jouer.
Au moment précis où il porta la flûte de trois à ses lèvres et souffla la première note, une secousse parcourut l’assistance. D’un seul coup, l’atmosphère s’était chargée d’électricité. Les têtes se tendirent, les dos se redressèrent, comme tirés par des fils invisibles. À l’instant précis où le premier son s’échappa de sa flûte, l’évidence s’imposa : une étoile s’était levée. Les prestations précédentes n’étaient que grisaille, la sienne était pure couleur. Les prestations précédentes couronnaient des efforts soutenus, la sienne éclatait d’une perfection spontanée. C’était comme si une épaisse couche de nuages s’était déchirée, inondant la pièce d’un rai de lumière éclatante.
Piwano jouait le pau-no-kao, un morceau à plusieurs voix ne présentant pas de difficulté majeure et que l’un des autres élèves venait également de jouer. Il ne jouait rien de plus que ceux qui l’avaient précédé, mais quelle interprétation !
Même Opur, qui l’avait pourtant entendu exécuter des pièces infiniment plus difficiles et qui avait de lui l’opinion la plus haute qu’on pût imaginer, même Opur était comme ensorcelé. Ce fut une révélation. Avec ce morceau tout simple, le frêle adolescent aux cheveux blonds semblait sortir de lui-même, accéder, comme par un saut quantique, à un niveau de jeu encore jamais atteint. Avec ce morceau tout simple, il déclassait tous ceux qui l’entouraient, les remettait à leur place et signifiait une bonne fois pour toutes qui dans cette salle était un débutant et qui un maître. Personne après cela ne se rappellerait aucun des autres morceaux, mais tous se souviendraient du sien.
Ses doigts dansaient d’une flûte sur l’autre avec l’insouciance et la légèreté que certains mettent à respirer ou parler, à rire ou aimer. Il ne se contentait pas de jouer à plusieurs voix mais exploitait la différence de couleur de la même note sur la flûte de métal et celle de bois ; il permutait les sons entre les flûtes et créait ainsi des mouvements contraires et voilés ; il jouait de ce que la flûte de verre avait tendance, quand on soufflait trop fort, à grimper très haut dans les aigus, et parvenait ainsi à donner à certains passages un trait dramatique que nul autre avant lui n’avait si parfaitement réussi.
Les autres jouaient de la flûte de trois ; cet homme, lui, faisait corps avec elle, dans un dévouement parfait et un abandon total.
L’assistance, dans sa grande majorité, eût été incapable de dire ce qu’il faisait exactement, mais chacun sentait qu’il se passait ici quelque chose de fabuleux, qu’il lui était donné, dans cette petite salle pauvrement meublée, d’entrevoir les merveilles d’un monde tombé dans l’oubli. Dieu était là. Dieu s’était manifesté. Il dansait sur une musique que les hommes n’avaient plus entendu jouer ainsi depuis des millénaires, et chacun retenait son souffle.
Lorsque ce fut fini et que Piwano, le visage rayonnant, accueillit en souriant l’ovation qui lui était adressée, la peur s’empara d’Opur.
Ils vinrent deux jours plus tard, peu avant le lever du soleil. Ils firent irruption dans la maison sans prévenir, et, avant même qu’Opur ait eu le temps de se lever de sa couche, la maison tout entière était pleine de soldats, d’ordres cinglants et de bruits de bottes.
Un colosse à barbe noire, vêtu de l’uniforme de cuir propre à la patrouille de la Guilde, s’approcha du maître flûtiste.
« Êtes-vous Opur ? demanda-t-il d’un ton impérieux.
— Oui.
— On vous soupçonne de cacher un navigateur impérial en fuite. »
Bien que secoué de tremblements, il croisa le regard du soldat avec une audacieuse froideur.
« Je n’ai jamais entendu parlé de ce navigateur, déclara-t-il.
— Vraiment ? » Le barbu plissa un œil et de l’autre dévisagea Opur avec férocité. « Eh bien, c’est ce que nous allons voir. Mes hommes sont en train de fouiller la maison. »
Qu’aurait-il pu répondre à cela ? Opur mit toute son énergie et toute sa concentration à rester impassible et à paraître aussi indifférent que possible. Peut-être la chance serait-elle de leur côté.
Mais elle ne le fut pas. Deux soldats remontèrent l’escalier, poussant devant eux un Piwano effrayé, et ils le présentèrent à leur chef triomphant et hilare.
« Tiens donc, s’écria-t-il. Manœuvre Piwano, troisième groupe de chargement de la Kara. Tôt ou tard, nous finissons toujours par leur remettre la main dessus. Et ils le regrettent tous sans exception. »
Le maître flûtiste s’approcha du chef de la patrouille et tomba sur les genoux.
« Je vous en supplie, ayez pitié, implora-t-il. C’est un mauvais navigateur mais un bon flûtiste. La vie ne l’a pas doté des larges épaules d’un navigateur impérial mais des doigts d’un flûtiste… »
Le colosse jeta un regard méprisant sur le vieillard prostré à ses pieds.
« Si ses doigts de flûtiste l’empêchent de remplir correctement sa mission au service de l’Empereur, c’est notre devoir que de l’y aider », persifla-t-il en saisissant la main droite de Piwano et en la tirant sans ménagement vers la rampe de l’escalier. Il s’empara alors de son lourd gourdin de bois.
Un effroi subit parcourut Opur lorsqu’il comprit que l’homme avait l’intention de lui broyer les doigts. Sans réfléchir, il se redressa d’un bond et se précipita tête la première dans le ventre du soldat, de toutes ses forces décuplées par la peur qu’il éprouvait pour l’adolescent. L’autre, qui s’était attendu à tout mais certainement pas à ce que le vieillard s’en prenne physiquement à lui, se plia en deux, le souffle coupé, tituba et s’écroula par terre. Piwano était libre.
« Cours ! »
Piwano s’élança soudain avec l’agilité du vif-argent, une agilité qu’Opur n’avait encore jamais remarquée chez son rêveur de disciple, hormis dans son jeu. D’un bond téméraire, le jeune homme franchit la balustrade et sauta dans le vide avant qu’aucun des soldats n’ait eu le temps de réagir.
Opur se leva d’un trait, se précipita vers la fenêtre, l’ouvrit violemment et s’empara du coffret qui renfermait sa propre flûte. À cet instant précis, Piwano déboula dans la ruelle.
« Maître Piwano ! » cria le vieil homme en lui lançant le coffret.
Piwano s’arrêta, attrapa la petite boîte et adressa à son maître un dernier sourire radieux contre toute raison. Puis il courut à toutes jambes et disparut derrière la grande porte de la blanchisserie.
Les soldats étaient déjà à ses trousses. Arrivés devant l’échoppe, ils s’arrêtèrent, l’un d’eux aboya des ordres, et ils coururent chacun de leur côté pour boucler les ruelles voisines, espérant ainsi encercler le fugitif.
Opur sentit sur son épaule une lourde main de soldat. Il ferma les yeux, résigné. La lumière avait été préservée et transmise à la génération suivante. Il n’avait pu faire davantage.