CHAPITRE XVII



LA VENGEANCE ÉTERNELLE


SEPT LUNES brillaient dans le ciel. La nuit était claire et dégagée ; la voûte céleste s'arrondissait tel un cristal d'un noir bleuté au-dessus d'un paysage irréel.

Comment imaginer qu'un jour ce monde tout entier n'avait eu d'autre objet que de servir l'amusement et la distraction d'un seul homme ? À l'exception, bien sûr, des dispositifs de défense et des geôles souterraines. Le soir, Lamita se tenait souvent ici, sur le petit balcon de sa chambre, et elle essayait de comprendre.

Au-delà des murs du palais, la mer s'étirait à perte de vue, calme et argentée dans la clarté des lunes. De douces collines boisées offraient leurs rondeurs à l'horizon, un horizon si lointain que, de nuit, on ne pouvait situer la frontière entre la terre et l'eau. La planète tout entière formait un seul parc dont les plans avaient été artistiquement tracés. Lamita savait qu'il y avait, outre l'immense palais, une myriade de domaines et de châteaux de dimensions plus modestes où l'Empereur s'adonnait à ses plaisirs.

Mais tout cela faisait depuis longtemps partie du passé. Désormais, c'était le Conseil des rebelles qui siégeait dans la grande salle du trône, et les innombrables collaborateurs du gouvernement provisoire peuplaient le gigantesque Palais des Étoiles. Le choix de l'ancien monde central comme siège du gouvernement était loin de faire l'unanimité. On soupçonnait ses membres, dans cet environnement paradisiaque, de rester trop éloignés des véritables problèmes que rencontrait la population sur les autres mondes pour pouvoir prendre des décisions appropriées. Mais les raisons qui avaient poussé le Conseil provisoire à se maintenir temporairement ici étaient d'ordre pratique : c'est en effet ici que convergeaient de manière singulière toutes les installations de communication.

Un harmonieux timbre de cloche résonna. C'était la communication longue distance qu'elle attendait. Lamita quitta précipitamment le balcon et se dirigea vers l'appareil multifonctions près de son lit. Sur l'écran, le symbole du réseau intergalactique était allumé.

« Communication établie avec Itkatan, l'informa une voix mélodieuse mais manifestement artificielle. Votre correspondante est Pheera Dor Terget. »

Elle appuya sur la touche adéquate.

« Bonjour, mère. Ici ta fille Lamita. »

L'écran resta sombre. Une fois de plus, pas de communication visuelle. Ces derniers temps, apparemment, seules les autres galaxies obtenaient les communications visuelles.

« Lamita, mon trésor ! » La voix de sa mère avait sur certains mots une résonance métallique désagréable. « Comment vas-tu ?

— Comment veux-tu que ça aille, ici ? Bien, évidemment.

— Ah, oui. Vous et votre île de félicité. Chez nous, on s'estime déjà heureux que l'alimentation en eau fonctionne à nouveau et que les combats dans le secteur nord aient cessé. Ils ont peut-être fini par s'entre-tuer ; ça ne serait pas trop tôt, et personne n'en ferait un drame.

— Du nouveau pour père ?

— Il va bien. On lui a prescrit de nouveaux médicaments et son état s'est stabilisé. S'il avait cinq ans de moins, on pourrait opérer ; c'est ce que le médecin a dit récemment. Enfin, il faudra bien que ça aille… » Elle poussa un soupir. Un soupir qui parcourut plus de trente mille années-lumière. « Parle-moi de toi, mon enfant. Quoi de neuf ?

Lamita haussa les épaules.

« Demain, je suis invitée à participer à une grande session du Conseil. En tant qu'observatrice. Le commandant de l'expédition Gheera est de retour et il présentera son rapport.

— Gheera ? Ce n'est pas cette province de l'Empire dont on ne savait même pas qu'elle existait ?

— Si. Elle a disparu pendant quatre-vingt mille ans et les hommes là-bas, durant tout ce temps, n'ont semble-t-il rien fait d'autre que de fabriquer des tapis avec des cheveux de femmes. Et, quelles que soient les autres coutumes étranges que l'expédition aura découvertes, ajouta Lamita d'un ton sarcastique, on attendra de moi que j'en trouve la signification.

— Tu ne travailles plus avec Rhuna ?

— Rhuna a été nommée nouveau gouverneur de Lukdaria. Elle est partie hier. Maintenant, je suis seule responsable des archives impériales.

— Gouverneur ? » La jalousie pointait nettement dans la voix de sa mère. « C'est incroyable. À l'époque où nous avons attaqué le palais impérial, elle avait, disons… l'âge de faire ses premiers pas. Et aujourd'hui elle fait une grande carrière. »

Lamita prit une profonde inspiration.

« Mère, tu pourrais dire la même chose de moi. En ce temps-là, j'avais quatre ans. »

Les vieux rebelles semblaient se faire mal à l'idée que, puisque l'Empereur immortel ne régnait plus, à l'avenir une génération succéderait à l'autre.

Silence interstellaire. Chaque seconde coûtait une petite fortune.

« Oui, c'est sans doute le cours naturel des choses, soupira finalement sa mère. Alors maintenant, te voici donc toute seule dans ton musée.

— Ce n'est pas un musée, ce sont des archives », rectifia Lamita. Elle sentait le dénigrement latent dans les paroles de sa mère et cela l'agaçait bien qu'elle se soit promis de ne plus se laisser provoquer. « Quoi qu'il en soit, c'est vraiment ridicule. Deux cent cinquante mille ans d'histoire de l'Empire, et moi toute seule au beau milieu… Pourtant, dans ces archives, on pourrait trouver les réponses à des questions que nous ne sommes même pas posées jusque-là… »

Sa mère avait l'art de la mettre hors d'elle en faisant mine de ne pas entendre la moitié de ce qu'elle lui disait.

« Et sinon ? Dans la vie, tu es seule aussi ?

— Mère ! »

Encore la même rengaine. Un autre million d'années s'écouleraient sans doute avant que les parents ne cessent de dicter leur conduite à leurs enfants durant toute leur vie.

« Je te demande seulement si…

— Et tu connais ma réponse. Si un jour je devais attendre un enfant, je te tiendrais au courant. Mais jusque-là mes relations avec les hommes ne regardent que moi. Compris ?

— Ma petite fille, je n'ai nullement l'intention de m'immiscer dans ta vie ; simplement, cela me rassurerait de savoir que tu n'es pas seule et que…

— Mère ? Ça t'ennuierait qu'on change de sujet ? »


Le Conseil provisoire avait exceptionnellement invité de nombreux observateurs à cette session. Cela n'avait rien de surprenant, étant donné qu'il s'agissait tout de même du premier rapport portant sur le bilan d'une mission spectaculaire menée dans la province redécouverte de l'Empire. Le Conseil siégeait dans l'ancienne salle du trône qui, ainsi qu'il seyait au centre cérémoniel de l'Empire, était de dimensions et d'un faste époustouflants ; cet afflux de visiteurs ne présentait donc aucun problème.

Lamita se faufila difficilement entre deux vieillards membres du Conseil, à la recherche de la place qu'on lui avait attribuée. Sûrement dans une rangée du fond. Des bribes de phrases saisies au passage rendaient compte de l'atmosphère qui régnait.

« … en ce moment vraiment d'autres soucis que de nous occuper d'un culte obscur pratiqué dans une galaxie oubliée.

— Je considère cela comme une manœuvre de Jubad et de Karswant pour asseoir leur influence au Conseil et… »

Dans les derniers rangs, aucune place à nom. Elle tenait son invitation serrée dans la main. Son manque de confiance en elle devant tous ces vieux héros de la rébellion l'agaçait.

Elle découvrit avec effroi l'étiquette à son nom tout devant, juste derrière le demi-cercle formé par les tables où les conseillers avaient pris place. On semblait vraiment tenir à ce qu'elle se fasse une opinion. Elle s'assit discrètement et regarda autour d'elle. Au milieu du demi-cercle, devant l'appareil de projection, il y avait une grande table. En face d'elle, légèrement en diagonale, elle découvrit Borlid Ewo Kenneken avec qui elle travaillait depuis quelque temps dans l'affaire Gheera. Il faisait partie du Conseil pour l'administration de l'héritage impérial, et en ce qui concernait les archives, à de nombreux points de vue, il était en quelque sorte son supérieur hiérarchique. Il lui fit un signe de tête souriant, et une fois encore Lamita s'aperçut que le regard de l'homme avait beaucoup de mal à se détacher de son visage.

Un coup de gong annonça l'ouverture imminente de la session. Lamita contempla avec fascination l'énorme disque de taille humaine, très richement ornementé. Un jour, le siège du gouvernement serait transféré ailleurs, et le vieux palais impérial resterait un musée, le musée le plus envoûtant de l'univers.

Elle remarqua la silhouette trapue d'un général en grande tenue qui faisait son entrée en compagnie de quelques officiers. L'homme, râblé, avait l'air hargneux et d'une confiance en soi inébranlable. Ce devait être Jerom Karswant, celui qui commandait l'expédition Gheera. Il posa une poignée de supports de données sur la tablette près de l'installation de projection, les ordonna avec soin et s'assit ensuite dans son fauteuil.

Second coup de gong. En observant que Borlid regardait à nouveau dans sa direction, Lamita se sentit furieuse d'avoir choisi une robe qui mettait sa poitrine en valeur. Par chance, le président du Conseil provisoire se leva pour ouvrir la séance et donner la parole au général Karswant, et, comme toute l'assistance, Borlid porta son attention sur eux.

Karswant se leva. Le visage courroucé, il parcourut l'assistance d'un œil alerte et brillant.

« Je veux tout d'abord vous montrer ce dont il s'agit », déclara-t-il en faisant signe à deux de ses compagnons. Ceux-ci ramassèrent sur le sol un long rouleau de la taille d'un homme, le posèrent sur la table et l'y étalèrent précautionneusement.

« Messieurs les conseillers, mesdames et messieurs, voici un tapis de cheveux ! »

Les spectateurs tendirent le cou.

« Le mieux, c'est que vous veniez tous brièvement à cette table pour admirer de près cette étonnante œuvre d'art. Ce tapis est entièrement tissé de cheveux humains, et les nœuds sont si incroyablement fins et serrés que la réalisation de cet ouvrage représente le travail de toute une vie. »

Les premiers curieux se levèrent en hésitant, passèrent entre les rangs et s'approchèrent pour examiner le tapis et le toucher finalement du bout des doigts. Le reste de l'assistance suivit leur exemple, dans un vacarme de chaises déplacées, et en très peu de temps la session fut le théâtre d'une agitation confuse.

Lorsque Lamita réussit à caresser de la main la surface du tapis, elle fut saisie d'un étonnement empreint de respect. À première vue, il ressemblait à une fourrure, mais on sentait au toucher que les fibres en étaient plus drues et plus serrées. Des cheveux noirs, blonds, bruns et roux avaient été travaillés en une multitude de motifs géométriques. Elle avait vu des reproductions photographiques de tapis de ce type dans les rapports d'expédition, mais en avoir un directement sous les yeux était une expérience saisissante. On sentait véritablement l'intensité de la passion et de la concentration avec lesquelles cette fabuleuse œuvre d'art avait été créée.

Soudain, dans la bousculade générale, Borlid se retrouva comme par hasard à ses côtés. Le tapis ne semblait pas l'intéresser particulièrement.

« Quand on en aura fini, lui chuchota-t-il, pourrai-je t'inviter à dîner ? »

Lamita respira profondément.

« Borlid, je suis désolée. Pour le moment, je ne peux pas te donner de réponse, je n'ai pas la tête à ça.

— Et après la session ? Tu auras la tête à ça ?

— Je ne sais pas. Je ne pense pas. Et puis je suis certaine que j'aurais mauvaise conscience d'accepter une invitation de ta part. Tu risques d'entretenir de faux espoirs.

— Oh ? fit-il avec une surprise feinte. Est-ce que je me serais mal exprimé ? Il ne s'agissait pas d'une demande en mariage mais d'un simple dîner…

— Borlid, s'il te plaît, pas maintenant ! » le somma-t-elle avant de regagner sa place.

Comment pouvait-il être aussi sûr de lui ? Jusque-là, elle avait trouvé en lui un collègue agréable, mais, quand il se croyait irrésistible, il se montrait tout simplement rustre et grossier. Il semblait ne pas vouloir comprendre qu'elle n'attendait rien de lui. À ses yeux, il se comportait de manière si puérile qu'elle aurait eu l'impression d'abuser d'un enfant.

Peu à peu, l'auditoire retrouva son calme. Lorsque chacun eut regagné sa place, le général poursuivit son exposé. Lamita l'écouta d'une oreille distraite. La majeure partie de ce qu'il disait, elle le savait déjà : la façon dont les tapis avaient été découverts, les détails sur le culte dont ils continuaient d'être l'objet sur les mondes de Gheera, les voies commerciales et les vaisseaux qui prenaient finalement les tapis à leur bord et les transportaient vers une destination restée tout d'abord inconnue.

« Nous avons pu suivre leur trace jusqu'à une grande station spatiale en orbite autour d'une étoile double formée d'une géante rouge et d'un trou noir. D'après nos observations, qui devaient se confirmer par la suite, cette station était en quelque sorte une plate-forme de transbordement. Mais, quand nous nous en sommes approchés, nous avons été victimes d'une attaque si violente et si soudaine que nous avons été forcés, dans un premier temps, de battre en retraite. »

Bien sûr, selon les critères communément admis, Borlid était séduisant. Et, à ce qu'on racontait, il avait su en jouer pour s'offrir les charmes de presque tous les membres féminins de l'administration du palais. Lamita sonda ses sentiments. Ce n'était décidément pas pour cela qu'elle le repoussait. C'était plus pour… son manque de maturité. En tant qu'homme, elle le trouvait plat, immature, inintéressant.

« On ne doit pas oublier qu'à ce moment-là nous n'étions qu'une petite flotte expéditionnaire, composée en tout et pour tout d'un croiseur lourd, de trois croiseurs légers et de vingt-cinq corvettes. Nous avons donc attendu l'arrivée des unités de combat votées par le Conseil ; puis nous avons attaqué la station et nous l'avons finalement maîtrisée. Les pertes à déplorer dans notre camp furent relativement minimes. Il fut établi par la suite que le trou noir était en réalité le champ d'accès à un gigantesque tunnel dimensionnel, suffisamment grand pour être emprunté par d'immenses transbordeurs. C'est dans ce tunnel que se trouvait, et cela depuis des dizaines de milliers d'années, l'intégralité des tapis produits à Gheera. »

Lamita savait bien qu'elle était jolie avec sa fine silhouette, ses longs cheveux blonds et ses jambes interminables. Il n'y avait pas un homme qui ne se retournât sur son passage. Si elle était seule depuis si longtemps, cela ne pouvait tenir à son physique. Elle se demanda ce qui, alors, n'allait pas chez elle.

« Nous avons capturé un transbordeur qui sortait du tunnel. Il était chargé de conteneurs vides, très certainement prévus pour le transport des tapis. Après mûre réflexion et l'examen minutieux de toutes les données, nous avons pris le risque, escortés par une unité complète de combat, de nous aventurer dans le tunnel. Et nous avons découvert un système stellaire dont tout le monde pensait qu'il n'existait plus, puisqu'on ne l'avait pas trouvé là où, selon les cartes stellaires, il aurait dû se situer. Nous avons trouvé la planète Gheer. »

Borlid était oublié. Ici, c'est l'Histoire qui était en jeu. On supposait que Gheer avait été autrefois le centre d'un grand royaume, celui de Gheera, avant que les flottes impériales ne fondent sur lui et ne s'en emparent pour l'annexer à l'Empire. Et, par la suite, pour une raison inconnue, l'isoler et l'oublier à nouveau.

« Le système de Gheer se trouvait dans une énorme bulle dimensionnelle à laquelle accédait uniquement le tunnel que nous avions emprunté. C'était la raison pour laquelle nous ne l'avions pas trouvé à la position indiquée par les cartes. Jusque-là, nous avions cru que ce système avait été détruit, mais en réalité on l'avait extrait de notre univers au moyen de cette bulle dimensionnelle ; on l'avait pour ainsi dire isolé dans un univers nain créé spécialement à cet effet et totalement dépourvu d'étoiles, à l'exception du soleil de Gheer. La bulle était maintenue grâce à des dispositifs installés sur la planète la plus proche du soleil, ce qui leur permettait d'y puiser directement leurs énormes besoins d'énergie. Ces installations elles aussi étaient gardées par des vaisseaux de combat lourdement armés et extrêmement mobiles qui nous attaquèrent dès que nous pénétrâmes dans la bulle. Comme ils nous coupaient la retraite, nous nous sommes nous aussi lancés à l'assaut : nous avons pris pour cibles les générateurs qui maintenaient la bulle et nous en avons détruit tellement que le système s'est retrouvé propulsé dans l'univers normal. Il est revenu à sa position initiale, et, avec le concours prêté par les unités de combat restantes, nous avons finalement réussi à neutraliser les forces ennemies et à nous emparer de la planète Gheer. »

Karswant s'arrêta. Pour la première fois, il semblait chercher ses mots.

« J'ai déjà vu beaucoup de choses étranges dans ma vie, reprit-il d'une voix hésitante, et la plupart de ceux qui me connaissent disent de moi que je ne me laisse pas facilement démonter. Mais Gheer… »

L'image projetée sur l'écran montrait une planète d'un gris presque uniforme, pour ainsi dire sans océan. Seules les régions polaires présentaient de maigres zones colorées.

« Nous avons trouvé quelques millions d'autochtones qui réussissaient tant bien que mal à survivre dans des conditions pitoyables et primitives. Et nous avons trouvé environ cent mille hommes qui se prenaient pour des troupes de l'Empereur et menaient une impitoyable guerre d'extermination contre les populations indigènes. Ils progressaient pas à pas, tuant, incendiant, massacrant, faisant irrésistiblement reculer la frontière. À l'heure actuelle, à peine un quart de la surface reste habité par les autochtones, et ces terres recouvrent essentiellement les régions inhospitalières situées aux pôles.

— Nous espérons que vous avez mis fin à cette guerre inhumaine, demanda l'un des conseillers d'une voix tonitruante.

— Bien entendu, répondit le général. Nous avons réussi à stopper une attaque qui venait juste d'être lancée. »

Une conseillère leva la main.

« Général, vous disiez qu'au fil des ans les autochtones se sont retrouvés refoulés sur un quart de la superficie totale de la planète. Qu'en est-il des trois quarts restants ? »

Karswant baissa la tête.

« La surface “libérée” par les troupes représente environ les deux tiers des terres fermes, et… »

Il s'arrêta de nouveau et scruta lentement l'assistance, comme s'il attendait que quelqu'un dans la salle lui vînt en aide. Lorsqu'il reprit finalement la parole, sa voix avait perdu sa rudesse toute militaire ; à présent, c'était l'homme Jerom Karswant qui semblait s'exprimer.

« Je reconnais avoir redouté ce moment. Comment dois-je décrire ce que j'ai vu ? Je donnerais tout au monde pour le savoir. Comment dois-je le décrire pour que vous me croyiez ? Je n'ai même pas cru mes meilleurs commandants, des hommes à qui j'aurais confié ma vie sans la moindre hésitation ; il a fallu que je me pose sur cette planète pour m'en rendre compte par moi-même. Et ce que j'ai vu de mes propres yeux, je n'ai pas voulu le croire non plus… » Il eut un geste vague de la main. « Durant tout le voyage de retour, nous sommes restés assis ensemble à remâcher chaque détail, encore et encore, mais nous ne sommes arrivés à aucune conclusion. Si tout cela a un sens, j'aimerais qu'on m'en donne la clé. C'est la seule chose que j'espère encore de la vie. Une raison qui explique ce qui se passe sur la planète Gheer. »

À ces mots, il remit le projecteur en marche et le film commença de défiler.

« Chaque pouce de terrain que les troupes impériales avaient gagné sur les autochtones en les massacrant ou en les chassant était aussitôt aplani et solidement fortifié par un personnel technique composé d'environ cinq cent mille hommes, et, lorsque les unités de combat reprenaient leur progression, la surface ainsi conquise était recouverte de tapis. Ainsi, au cours des millénaires, les soldats impériaux ont tapissé de ces œuvres les deux tiers de la surface totale de la planète. »

Rompant un silence éberlué, un des conseillers se racla la gorge et demanda :

« Êtes-vous en train d'insinuer, général, que tous les tapis ont été fabriqués pour recouvrir une planète ?

— Quand on survole Gheer, c'est l'image qui s'offre à vous. Partout, absolument partout, cette planète n'est plus qu'une immense étendue de tapis collés les uns aux autres, sans le moindre interstice qui laisserait apparaître le sol d'origine. Des vastes plaines aux vallées profondes, en passant par les hautes montagnes, les plages, les collines, les coteaux, tout, tout est recouvert de tapis. »

L'assistance, fascinée, suivait sur l'écran les images qui confirmaient les dires du général.

« Mais c'est complètement fou ! finit par s'écrier quelqu'un. Quel sens cela peut-il avoir ? »

Karswant haussa les épaules, ne sachant que répondre.

« Nous l'ignorons. Et nous n'avons pas le début d'une explication. »

Les participants se lancèrent dans une discussion animée que le président du Conseil provisoire interrompit d'un geste impérieux de la main.

« Vous avez raison, général Karswant, j'ai peine à croire tout cela, dit-il. C'est sans conteste la chose la plus invraisemblable que j'ai jamais entendue. » Il se tut un moment. On pouvait lire sur son visage qu'il avait du mal à garder le fil de ce qu'il voulait dire. « Il est de toute façon impossible que nous nous rendions tous sur Gheera, même si, je vous l'avoue, ce n'est pas l'envie qui m'en manque. Nous essayerons donc simplement de vous croire, général. »

Il se tut à nouveau et parcourut l'assistance d'un œil hagard. Il avait l'air sous le choc. Tous dans l'auditoire avaient l'air sous le choc.

« Quelle que soit l'explication à cette énormité, poursuivit-il, s'efforçant visiblement de reprendre plus ou moins le contrôle de la situation, nous ne pourrons sans doute en trouver la clé que dans l'Histoire. Je suis content que notre ravissante Lamita Terget Utmanasalen soit présente aujourd'hui. Elle est l'une des meilleures historiennes que nous ayons et elle a charge des archives impériales. Peut-être en sait-elle plus que nous ? »

À l'énoncé de son nom, Lamita s'était levée et se tournait de tous les côtés, nerveuse de se retrouver si inopinément au centre des regards.

« Je suis désolée de ne rien pouvoir répondre à cela, dit-elle lorsque le président lui eut fait signe. Jusqu'à présent, nous n'avons pas trouvé dans les archives le moindre indice sur ces tapis. Cela ne veut pas dire qu'il n'y en a pas ; mais le système de classement reste plutôt énigmatique à nos yeux, et la masse de documents qui recouvrent l'ensemble de la période impériale est proprement gigantesque…

— Lamita, je vous décharge de toutes vos autres tâches, l'interrompit le président. Jusqu'à nouvel ordre, occupez-vous exclusivement de cette affaire. »

Merci bien, pensa Lamita, irritée, en se rasseyant. Me débattre toute seule avec les archives. Des collaborateurs, voilà ce qu'il aurait dû m'accorder.

« Nos réflexions, poursuivit aussitôt le vieux conseiller, devraient se concentrer sur le présent et sur l'avenir. Il importe désormais d'éduquer la population de Gheera, d'éradiquer sa foi en l'Empereur et d'établir un nouvel ordre politique. Je pense qu'en prenant exemple sur notre expérience dans les provinces de Baquion et de Tempesh-Kutaraan nous pourrions parvenir à transformer Gheera en une fédération indépendante… »

Lamita n'écouta que distraitement la discussion politique qui s'ensuivit. La politique contemporaine ne l'intéressait pas. Seuls l'intéressaient les millénaires, les événements et les évolutions historiques qui faisaient partie du passé. Elle explora mentalement les archives, tentant pour la millième fois de sonder le secret de leur classement ; mais aucune idée nouvelle ne lui vint. Elle fut contente quand la session s'acheva enfin.

Borlid l'intercepta avant qu'elle n'ait pu quitter la salle.

« Lamita, il faut que je te parle un instant. »

Elle croisa les bras, se protégeant de ses dossiers serrés contre sa poitrine.

« Je t'écoute.

— Cela fait des semaines que tu m'évites. J'aimerais savoir pourquoi.

— Je t'évite ?

— Oui. Je te demande si tu veux dîner avec moi et tu… » Elle soupira.

« Borlid, arrêtons de nous mentir. Tu attends plus de moi qu'un simple dîner. Et je ne suis pas d'accord. Donc accepter ton invitation serait malhonnête de ma part. Et bien peu enthousiaste.

— Aucune chance ?

— Non. »

Vanité masculine blessée. Terrible !

« Il y a donc un homme dans ta vie ?

— Même si c'est le cas, Borlid, c'est mon affaire et ça ne te regarde pas. »


Elle était étendue sur le dos et fixait le plafond peint au-dessus de son lit. La brise nocturne jouait délicatement dans le mobile accroché dans l'embrasure de la porte qui donnait sur le balcon, produisant ainsi de doux sons langoureux. Dans la clarté de la lune, le mobile jetait des ombres sur la couverture du lit ; le reste de la chambre était plongé dans l'obscurité.

« J'ai repoussé l'un des hommes les plus séduisants du palais, dit-elle à voix haute. Et maintenant me voilà toute seule dans mon lit, et je ne sais pas ce que je vais devenir. »

Léger éclat de rire distant de dix-sept mille années-lumière. « Puisque tu l'as repoussé, c'est qu'il n'était pas assez séduisant, petite sœur.

— Oui, c'est vrai. Je le trouve puéril et superficiel.

— Mais tu viens de dire que c'était l'un des hommes les plus séduisants…

— Oui, enfin, beaucoup de femmes le trouvent attirant. »

Nouvel éclat de rire.

« J'ai l'impression, sœur chérie, que tu continues de croire qu'il te faut devenir comme les autres. En réalité, il faut que tu marques ta différence. Que tu trouves ta singularité. Tu es née parmi les rebelles, mais cela ne veut pas dire grand-chose. Ta propre rébellion, il faut encore que tu la découvres. »

Lamita fronça le nez en essayant d'approfondir le sens de cette remarque. Sa sœur aînée adorait proférer des sentences mystérieuses et laisser ses interlocuteurs s'en dépêtrer. Elle s'entêta :

« Sarna, qu'est-ce qui ne va pas chez moi ? Pourquoi suis-je toute seule ?

— Qu'est-ce qui te gêne dans le fait d'être seule ?

— C'est ennuyeux. Insatisfaisant.

— Angoissant ? insista Sarna.

— Aussi, dut-elle reconnaître de mauvaise grâce.

— Cela fait combien de temps que tu n'as pas été avec un homme ?

— Longtemps. C'en est presque devenu irréel. Et en plus c'était horrible. J'avais l'impression d'être une bonne d'enfants.

— Mais tu l'as dit toi-même, c'est de l'histoire ancienne, l'affaire est classée. C'est donc ailleurs qu'il faut chercher. Lamita… quel est l'homme dans ton entourage qui t'attire ?

— Aucun, riposta Lamita d'une voix qui claqua comme un coup de feu.

— Réfléchis encore. »

Lamita passa rapidement en revue tous les hommes jeunes et acceptables qu'elle était amenée à côtoyer.

« C'est tout de suite réfléchi. Il n'y en a vraiment aucun.

— Tu ne me feras pas avaler ça. Crois-en mon expérience : c'est impossible, ne serait-ce que d'un point de vue strictement hormonal. » Lamita dut bien admettre que l'expérience de sa sœur en la matière était immense ; si elle avait choisi de s'adresser à elle, c'était aussi pour cela. « Je suis certaine qu'il y en a un. Il y a un homme qui t'attire ; en sa présence, une chaleur humide se diffuse entre tes cuisses. Tu n'oses pas te l'avouer, c'est tout. Peut-être qu'il est marié, ou très laid ; en tout cas, quelle qu'en soit la raison, tu l'as rayé de ta conscience. Mais il est là. C'est pourquoi aucun autre ne t'intéresse. » Pause. « Alors, ça te met sur la voie ? »

Perdue dans ses pensées, Lamita écarta une mèche de son front. Oui, elle avait mis le doigt sur quelque chose. Elle sentait dans ses souvenirs comme un point de résistance, une tache aveugle, une barrière qu'elle s'était construite elle-même. Si elle mettait un instant de côté tous ses tabous, alors venait… Non. C'était hors de question. Que dirait-on d'elle si…

Ce que diraient les autres. Voilà, c'était là toute l'explication. Attitude étonnante pour une femme qui se prenait pour une rebelle, non ? Elle se mit presque en colère contre elle-même mais se sentit pourtant fière de s'être démasquée.

« Oui, il y a effectivement un homme… commença-t-elle d'une voix hésitante.

— Tu vois bien ! lui répondit Sarna d'une voix très satisfaite.

— Mais ça ne marchera pas. Pas avec lui.

— Pourquoi pas ? insista sa sœur avec un plaisir non dissimulé.

— Il est beaucoup plus âgé que moi.

— Ça doit être l'héritage familial. Notre père aussi n'était plus de toute première fraîcheur quand il a rencontré Mère.

— Et c'est un partisan impénitent de l'Empereur.

— Discussions animées garanties ! commenta Sarna d'un ton joyeux. Autre chose ? »

Lamita réfléchit.

« Non, soupira-t-elle finalement. Mais maintenant je ne sais vraiment pas ce que je dois faire.

— Non ? s'amusa sa sœur. Je parie que tu le sais parfaitement. »


Elle se sentait fermement résolue à agir, à être courageuse et à ne pas se laisser impressionner par les obstacles. Elle connaissait cet état d'esprit, et elle savait aussi qu'il importait d'en profiter avant qu'il ne se dissipe.

Dormir était exclu. Elle se changea rapidement et appela les archives impériales. L'archiviste mit peu de temps à décrocher.

« Je sais qu'il est tard, mais cela vous gênerait que je passe aux archives ce soir ? » demanda-t-elle.

Il haussa juste un sourcil.

« Le Conseil vous a mandatée. Vous pouvez aller et venir quand bon vous semble.

— Oui, répondit Lamita d'une voix nerveuse. Je voulais juste vous prévenir. J'arrive.

— Oui », dit Emparak l'archiviste avant de raccrocher.

Le portail des archives était ouvert lorsqu'elle arriva. Lamita resta quelques instants, indécise, dans le vestibule violemment éclairé. Elle regarda autour d'elle. Tout était désert et abandonné, personne en vue. Elle aperçut aussi de la lumière provenant de la grande coupole. Elle alla dans la salle de lecture centrale et déposa son porte-documents sur la table ovale à laquelle autrefois l'Empereur lui-même s'était assis. L'écho du moindre son résonnait trop bruyamment et renforçait le sentiment de solitude.

Elle s'engagea dans un des couloirs qui rayonnaient depuis la salle et sortit un vieil in-folio d'une étagère. Lorsqu'elle revint à la table, elle découvrit l'archiviste. Comme toujours, il attendait, immobile dans la pénombre des colonnes du vestibule qui menait à la salle de lecture.

Lamita posa lentement le gros volume sur la table.

« J'espère que je ne vous dérange pas, dit-elle, rompant le silence.

— Non », fit Emparak.

Elle hésita.

« Où habitez-vous au juste ? »

Si jamais la question l'étonna, il n'en laissa rien paraître.

« J'ai un petit appartement au premier sous-sol. »

L'archiviste parlait d'une voix peu engageante. Elle savait qu'il avait connu l'Empereur et qu'il avait travaillé avec lui. Et chaque fois que, jusque-là, elle avait eu affaire à lui, il ne lui avait pas échappé qu'il leur était hostile, à elle comme à quiconque avait à voir de près ou de loin avec la rébellion. Elle l'examina. C'était un homme courtaud, à peine plus grand qu'elle, aux cheveux épais et d'un gris argenté ; son dos était quelque peu bossu, ce qui l'obligeait à se tenir légèrement courbé. Sa prestance n'en était pas moins digne, et il irradiait une maturité paisible.

« Vivre ici doit être quelque chose de singulier, dit-elle d'un air songeur. Au milieu de dizaines de milliers d'années d'une histoire grandiose… »

À ces mots, Emparak tressaillit. Elle le remarqua et, quand elle croisa son regard, elle y lut de la surprise.

« Au moment de la chute de l'Empire, j'étais encore une enfant de cinq ou six ans tout au plus », poursuivit-elle. Pour la première fois, elle eut le sentiment qu'il l'écoutait réellement. « J'ai grandi dans un monde en perpétuel bouleversement. Je voyais autour de moi des choses s'effondrer ; c'est alors que j'ai commencé à m'intéresser à ce que c'était avant. C'est sans doute ce qui a motivé mon choix d'étudier l'histoire. Et durant toutes mes études je n'ai rêvé que d'une chose : me retrouver un jour ici, dans les archives impériales. Les fouilles, les recherches, les études sur le terrain : tout cela ne m'a jamais attirée. Les questions étaient là, dehors, mais c'est ici, j'en étais persuadée, que se trouvent les réponses. Chercher ne m'intéressait pas, je voulais savoir. » Elle le regarda. « Et maintenant je suis ici. »

Il avait fait un pas en avant, sans doute sans s'en apercevoir, sortant ainsi de l'ombre. Il la dévisageait attentivement, comme s'il la voyait pour la première fois. Lamita attendit patiemment.

« Pourquoi me racontez-vous cela ? » demanda-t-il. Sa voix trahissait un violent tourment intérieur.

Lamita s'approcha prudemment de lui. Elle prit une profonde inspiration, lentement, cherchant à sentir en elle le courage qui lui avait jusque-là donné des ailes.

« Je suis venue pour découvrir ce qu'il y a entre nous, dit-elle doucement.

— Entre… nous ?

— Entre vous, Emparak, et moi. Il y a quelque chose. Une vibration. Un lien. Un champ électrique. Je le sens, et je suis certaine que vous le sentez aussi. » À présent, elle lui faisait face et la tension entre eux s'était encore accrue. « Je vous ai tout de suite remarqué, Emparak, la première fois que je vous ai vu ici, près de ces colonnes. Il a fallu attendre aujourd'hui pour que je me l'avoue, mais votre présence éveille des désirs en moi ; un désir d'une puissance que je n'ai encore jamais connue. Je suis venue y succomber. »

Le souffle d'Emparak se fit haletant. Ses yeux affolés couraient le sol et les murs ; il n'osait plus la regarder qu'à la dérobée.

« Je vous en prie, ne jouez pas avec moi.

— Je ne joue pas, Emparak.

— Vous êtes une… une femme magnifique, Lamita. Vous pouvez avoir tous les hommes que vous voulez. Pour quelle raison voudriez-vous vous donner à un infirme comme moi ? »

Soudain, Lamita ressentit la douleur de l'archiviste comme si elle avait été la sienne, dans la région du cœur.

« Je ne trouve pas que vous soyez infirme. Je vois bien que votre dos est voûté, mais qu'est-ce que ça peut faire ?

— Je suis infirme, insista-t-il. Un vieil homme infirme.

— Mais un homme. »

Il se tut. Il lui tournait le dos et fixait le sol de marbre.

« Je suis venue pour que vous me disiez ce que vous ressentez, Emparak », reprit-elle enfin doucement. Après tout, ce n'était peut-être pas une bonne idée. « Je peux m'en aller, si vous préférez. »

Il murmura quelque chose qu'elle ne comprit pas.

Elle tendit la main et lui toucha l'avant-bras.

« Voulez-vous que je m'en aille ? » demanda-t-elle, pleine d'appréhension.

Il tourna la tête.

« Non. Ne partez pas. » Il ne savait toujours pas où poser son regard, mais sa main avait subitement saisi la sienne et la tenait fermement. Tout d'un coup, une cascade de mots jaillit de sa bouche. « Je suis un vieux fou… Tout cela est si… Je n'espérais plus avoir la chance, encore une fois dans ma vie, de… Et une femme comme vous ! Je ne sais vraiment pas quoi faire maintenant. »

Lamita ne put s'empêcher de sourire.

« Je parie que vous le savez parfaitement. »

Elle s'était attendue à devoir affronter une montagne de sentiments d'infériorité accumulés pendant toute une vie et elle s'y était préparée. Mais, lorsque Emparak la prit dans ses bras et l'embrassa, elle se sentit liée à lui en une osmose parfaite. C'était stupéfiant. Elle se fondit dans son étreinte. C'était comme si son corps avait toujours attendu que cet homme le touche.

« Puis-je vous montrer où j'habite ? » finit-il par demander après ce que Lamita vécut comme des heures.

Elle acquiesça d'un air rêveur.

« Oui, dit-elle dans un soupir. Je vous en prie. »

« Je n'arrive toujours pas à le croire, dit Emparak dans l'obscurité. Et je ne sais pas si j'y réussirai jamais.

— Rassure-toi, grogna Lamita d'un ton ensommeillé, j'ai moi aussi du mal à le croire.

— Tu as connu beaucoup d'hommes ? » demanda-t-il. La jalousie pointait dans sa voix, c'en était presque amusant.

« Pas autant que la plupart des gens le supposent, sourit-elle. Mais assez pour constater que je me lasse très vite de ces hommes qui pensent que l'époque la plus importante de l'histoire est celle qui a commencé avec leur propre naissance. » Elle se retourna et se blottit contre sa poitrine. « Par chance, tes expériences dans le domaine semblent compenser la faible dextérité dont je peux faire preuve. Je parie que tu n'as pas toujours mené une vie aussi monacale que ton appartement le laisse supposer. »

Emparak eut un sourire, elle l'entendit au son de sa voix.

« Autrefois, j'occupais une position importante, et cela a beaucoup pesé dans la balance. J'étais discret, mais je crois que tout le monde savait que je poursuivais de mes assiduités toutes les femmes du palais… Puis le grand bouleversement s'est produit. Vous autres rebelles, vous, m'avez horriblement dégradé ; vous m'avez fait sentir votre pouvoir et vous n'avez cessé de me faire savoir que j'avais choisi le mauvais camp, celui des vaincus. Vous m'avez tout de même gardé, car vous ignoriez si vous n'auriez pas encore besoin de moi un jour, mais je n'étais plus qu'un vieux domestique. Alors je me suis complètement retiré.

— Je l'ai remarqué », murmura Lamita. Quelque chose en elle lui disait que la conversation était en train de glisser sur un terrain dangereux, mais elle décida de courir le risque. « Je crois que tu es toujours un partisan de l'Empereur. »

En une fraction de seconde, elle le sentit se refermer sur lui-même.

« Qu'est-ce que cela signifierait pour toi ? »

Cette repartie résonnait d'une fierté inflexible. De fierté, mais aussi de crainte. D'une grande crainte.

« Tant que tu restes aussi mon partisan, cela m'est égal », dit-elle doucement. Bonne réponse. Elle sentit son soulagement. Quelle que fût son angoisse, il n'aurait pas été prêt à se renier, pas même pour elle. Lamita en fut impressionnée.

« En vérité, je n'ai jamais été un partisan de l'Empereur au sens commun du terme, dit-il d'un air pensif. Les hommes qui le vénéraient et le priaient ne le connaissaient pas ; ils le connaissaient uniquement par l'image qu'ils se faisaient de lui. Mais moi je le connaissais pour m'être trouvé souvent face à face avec lui. » Il se tut un moment et Lamita sentit réellement les souvenirs se réveiller en lui. « Sa présence vous submergeait bien davantage que toutes les légendes que ses prêtres ont pu créer. C'était une personnalité d'un charisme incommensurable. Vous autres rebelles, vous simplifiez les choses : l'Empereur ne se laisse pas évaluer selon les mesures communément admises. Il se situerait plutôt à l'échelle d'un phénomène naturel. N'oublie pas une chose : il était immortel, il avait dans les cent mille ans, et nul ne sait ce que cela peut signifier. Non, je ne suis pas un admirateur aveugle, je suis un chercheur. Je tente de comprendre et toute réponse facile, rapide, toute faite me répugne. »

Lamita s'était redressée. Elle alluma la lumière près du lit. Elle regarda Emparak comme si elle le voyait pour la première fois, et, d'une certaine façon, c'était vrai. Le vieillard acerbe au regard morne avait disparu. L'homme couché près d'elle était parfaitement éveillé, plein de vie, et elle commençait d'entrevoir en lui une parenté spirituelle qu'elle n'avait encore jamais connue avec personne.

« Je ressens exactement la même chose », dit-elle. Elle eut soudain envie de le séduire une seconde fois sur-le-champ.

Cependant, Emparak rabattit la couverture, se leva et entreprit de s'habiller.

« Viens avec moi, dit-il, je veux te montrer quelque chose. »


« Les archives sont aussi anciennes que l'Empire, et au fil du temps les critères de classification ont été modifiés plus d'un millier de fois. Aujourd'hui, le système de rangement reflète cette complexité. Quand on ne le connaît pas, il est absolument impossible de le percer à jour. » La voix d'Emparak résonnait dans les sombres et étroits couloirs latéraux, et son écho leur revenait aux oreilles tandis qu'ils s'enfonçaient, niveau après niveau, dans les profondeurs secrètes des archives. Ici bas, seuls les couloirs principaux étaient faiblement éclairés, et chacun était libre d'imaginer ce qu'il voulait dans les ombres projetées par les armoires, les vitrines et toutes les mystérieuses pièces de butin. À un moment, Lamita avait pris la main de l'archiviste et ne l'avait plus lâchée.

« Niveau deux », dit Emparak lorsqu'ils eurent descendu le large escalier de pierre suivant. Il lui montra un petit panneau discrètement placé, sur lequel un chiffre avait été peint dans un style très ancien.

« C'est le niveau deux en partant du bas ? demanda Lamita.

— Non. C'est sans rapport. Les archives ont été aménagées, remaniées, étendues et restructurées un nombre incalculable de fois. » Il eut un rire moqueur. « Sous nos pieds s'étagent encore quatre cents autres niveaux. Aucun rebelle n'est jamais descendu aussi loin. »

Ils suivirent un large couloir. Ils arrivèrent à un panneau marqué de la lettre L dont la graphie rappelait celle en vigueur au temps du troisième empereur. Ils bifurquèrent alors dans une galerie latérale plus étroite. Ils longèrent des armoires, des artefacts, des appareils et des œuvres d'art, tous plus mystérieux les uns que les autres, et Lamita eut l'impression que cela durait une éternité. Le style des chiffres indiqués sur les panneaux retraçait cent mille ans d'évolution sémiotique. Ils arrivèrent enfin au nombre 967, dont la graphie correspondait à celle qui avait cours depuis quatre-vingt mille ans.

Emparak ouvrit une grande armoire à un seul battant. Il le rabattit autant qu'il le put et alluma ensuite le plafonnier.

Sur le versant du battant était accroché un tapis de cheveux.

Au bout d'un instant, Lamita s'aperçut qu'elle en était restée bouche bée et elle serra les lèvres.

« Donc si, fit-elle. Les archives savent bien quelque chose sur les tapis de cheveux.

— Les archives savent tout sur les tapis de cheveux.

— Et tu n'en as jamais rien dit.

— Non. »

Lamita sentit un ricanement niais glousser en elle comme des bulles dans de l'eau qui arrive à ébullition, et elle ne put le contenir. Elle rejeta la tête en arrière et rit à gorge déployée, d'un rire qui résonna partout autour. À travers un voile de larmes, elle vit Emparak la regarder en souriant d'aise.

« Archiviste, dit-elle en reprenant son souffle et en essayant vainement de prendre une voix sévère, vous allez me révéler immédiatement tout ce que vous savez sur cette affaire. Si vous refusez, je vous attache au lit et vous y resterez tant que vous n'aurez pas parlé.

— Oh, fit Emparak. En fait, j'avais justement l'intention de te raconter toute l'histoire, mais à présent je suis vraiment tenté de me taire… »

Il sortit une grande carte stellaire enveloppée dans un étui conçu pour résister aux altérations du temps.

« Autrefois, Gheera fut un royaume florissant dont l'histoire originelle se perd dans la nuit des temps, à l'instar de presque tous les anciens empires de l'humanité. C'est le dixième empereur – donc le prédécesseur du dernier – qui découvrit et conquit ce royaume, pour la seule raison qu'il existait et que l'empereur entendait le dominer. Une guerre éclata. Elle dura longtemps et fit de nombreuses victimes ; mais jamais Gheera n'eut de chance véritable contre la flotte de combat impériale, et elle finit donc par se soumettre. »

Emparak montra du doigt une rangée de boîtes de données archaïques.

« Le roi de Gheera s'appelait Pantap. La première fois que l'empereur et lui se trouvèrent confrontés, c'était sur Gheer, après la défaite du royaume. L'empereur exigea que Pantap eût un geste de soumission public et solennel. » Emparak regarda Lamita. « Tu veux emporter le matériel en haut ?

— Comment ? Ah oui, le matériel, acquiesça-t-elle, oui, bien sûr. »

Emparak disparut dans une allée transversale et revint avec un caisson léger fait de câbles et monté sur roulettes. Il y déposa la carte et les boîtes de données.

« Gheer devait être, à l'époque, un monde magnifique et plein de vie, poursuivit-il en sortant une pochette très ancienne. Ce rapport la décrit et parle d'elle comme d'un joyau de l'univers ; il fait l'éloge de ses innombrables trésors artistiques, de la sagesse de ses habitants et de la beauté de ses paysages. »

Emparak lui tendit la serviette. Lamita la prit précautionneusement et la mit avec le reste dans le caisson.

« Savais-tu que toute sa vie le dixième empereur a souffert de calvitie ? » » demanda l'archiviste.

Surprise, Lamita haussa les sourcils.

« Eh bien, c'est que je n'ai pas vu les bonnes photos.

— Il portait bien sûr des implants, mais il fallait les lui renouveler au bout de quelques mois car son organisme ne les supportait pas. C'était une réaction allergique qui l'a poursuivi durant toute sa vie ; il est possible que cela ait eu un rapport avec son traitement de longévité, mais nous n'en sommes pas sûrs. Ce dont nous sommes sûrs, en revanche, c'est que pour lui ce léger défaut était un outrage, un affront du sort qui l'empêchait d'atteindre la perfection à laquelle il aspirait. »

Lamita inspira sans bruit.

« Oh ! » fit-elle d'une voix entendue. Elle commençait à percevoir confusément les fils de la trame.

« Les espions du roi Pantap avaient découvert ce point sensible de l'empereur, poursuivit Emparak. Et pour d'obscures raisons Pantap, qui était à l'évidence un homme fier et colérique, ne trouva rien de plus ingénieux que de faire appel à ses dernières forces pour remuer le couteau dans la plaie. Lorsque l'empereur se présenta pour prendre acte de la soumission du roi, Pantap – qui par ailleurs arborait une chevelure et une barbe splendides – lui dit mot pour mot : “Ton pouvoir est peut-être assez grand pour nous mettre à genoux, mais il ne l'est pas assez pour faire pousser des cheveux sur ton crâne, empereur chauve.”

— Ce n'était sans doute pas une bonne idée…

— Non. C'était vraisemblablement la pire qu'un homme ait jamais eue.

— Que s'est-il passé ?

— Le dixième empereur avait déjà la réputation de s'emballer facilement et d'être vindicatif. Quand il entendit cela, il entra dans une fureur noire. Il jura à Pantap qu'il regretterait ces paroles comme encore jamais personne n'avait regretté d'avoir outragé un ennemi. “Mon pouvoir est assez grand, répliqua-t-il, pour faire que l'on recouvre l'ensemble de cette planète avec les cheveux de tes sujets, et je te forcerai à admirer le spectacle !” »

Lamita jeta sur le vieil archiviste un regard terrifié. Elle eut le sentiment qu'un abîme venait de s'ouvrir sous ses pieds.

« Est-ce que cela signifie que l'histoire des tapis de cheveux… est l'histoire d'une vengeance ?

— Oui. Rien d'autre. »

Elle mit une main devant sa bouche.

« Mais c'est de la folie ! »

Emparak acquiesça.

« Oui. Mais la véritable folie réside moins dans l'idée en soi que dans les conséquences que sa mise en œuvre a impliquées de manière inexorable. Comme d'habitude, l'empereur envoya ses prêtres propager le culte de l'empereur divin et l'imposer en dépit des vraisemblables résistances ; et dans le même temps il leur ordonna d'instaurer le culte des tapis en cheveux, ce qui comprenait tous les éléments logistiques complexes, l'existence des castes, le système des impôts et ainsi de suite. Parmi ce qu'il restait des forces armées de Gheera, on recruta les navigateurs qui avaient pour mission de transporter sur Gheer les tapis collectés sur les planètes isolées. Quant à l'ensemble du système solaire de Gheer, il fut enfermé dans une bulle dimensionnelle, ce qui le coupa artificiellement de l'univers normal et rendit toute fuite et toute intervention extérieure impossibles. On sélectionna des individus particulièrement brutaux pour constituer les troupes qui reçurent pour mission de réduire la culture des habitants à un état primitif et d'amorcer ensuite leur lente campagne d'anéantissement. Ils commencèrent par raffermir le sol tout autour du palais et ils le recouvrirent des premiers tapis en cheveux.

— Et le roi ? demanda Lamita. Qu'a-t-on fait de Pantap ?

— Sur injonction de l'empereur, Pantap fut enchaîné sur son trône et relié à un système destiné à le maintenir en vie, au moins pour des milliers d'années. L'empereur voulait qu'il regarde, impuissant, ce qu'il infligeait à son peuple. Au début, par les fenêtres de la salle du trône, Pantap a sûrement vu le terrain dans un premier temps aplani, convoi après convoi, puis recouvert de tapis. Par la suite, les équipes se mirent à filmer toutes leurs activités, leurs combats et leurs conquêtes meurtriers ainsi que leurs travaux de construction, et toutes ces images furent transmises par radio et diffusées sur des écrans que l'on avait installés devant le roi impuissant. »

Lamita était horrifiée.

« Cela signifie-t-il qu'il est possible que Pantap vive toujours ?

— Ce n'est pas à exclure, reconnut l'archiviste, même si je n'y crois guère car les techniques de maintien en vie n'étaient pas encore très perfectionnées à l'époque. En tout cas le palais, lui, doit toujours être là, quelque part sur Gheer, perdu au beau milieu d'une région immense où les tout premiers tapis sont partis en poussière depuis bien longtemps. Manifestement, l'expédition Gheera ne l'a pas trouvé, sans quoi elle aurait également découvert Pantap ou ses restes. »

La jeune historienne secoua la tête.

« La question doit être élucidée. Il faut que le Conseil soit mis au courant ; il faut renvoyer quelqu'un… » Elle regarda Emparak. « Et tout cela a fonctionné durant tout ce temps ?

— L'empereur est mort peu après l'instauration du système des tapis. Son successeur, le onzième et dernier empereur, ne s'est rendu à Gheera qu'une seule fois, brièvement. Quelques notes laissent entendre que tout cela l'écœura, mais il ne s'est pas décidé à y mettre un terme, vraisemblablement par fidélité aux empereurs qui l'avaient précédé. À son retour il fit rayer la province de toutes les cartes stellaires et de toutes les bases de données, s'en faisant ainsi le seul dépositaire. À partir de là, la machinerie a continué de tourner, millénaire après millénaire. »

Le silence s'abattit sur ce couple si différent.

« Telle est donc l'histoire des tapis de cheveux », murmura Lamita, bouleversée.

Emparak acquiesça. Puis il referma l'armoire.

La jeune femme regarda autour d'elle, encore abasourdie par ce qu'elle venait d'entendre. Elle suivit des yeux les couloirs et les galeries transversales qui se déroulaient à l'infini et où s'alignaient d'innombrables autres armoires identiques à celle-ci.

« Toutes ces autres armoires, demanda-t-elle lentement, que contiennent-elles ? »

L'archiviste la regarda. Une lueur d'éternité brillait dans ses yeux.

« D'autres histoires », dit-il.


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