CHAPITRE II



LES MARCHANDS


YAHANNOCHIA s’apprêtait pour la venue annuelle du marchand de tapis en cheveux. C’était comme un réveil pour la ville qui, sitôt cet événement passé, retomberait pour le reste de l’année dans sa torpeur, une torpeur accrue par un soleil de plomb.

Tout d’abord apparurent des guirlandes accrochées çà et là aux toitures basses, ainsi que de maigres gerbes de fleurs qui tentaient tant bien que mal de cacher la misère des murs tachés par les années. De jour en jour s’accrut le nombre des fanions de couleurs vives flottant au vent, un vent qui n’était pas tombé et continuait de balayer les faîtes des toits ; et les odeurs qui s’exhalaient des chaudrons fumant dans des cuisines obscures empesaient l’air des étroites ruelles. Tout devait être fin prêt pour la Grande Fête. Des heures durant, les femmes peignèrent leurs longs cheveux et ceux de leurs filles en âge de prendre part aux réjouissances. Pour finir, les hommes reprisèrent leurs souliers. Des fanfares répétaient, produisant d’infâmes bruits de ferraille qui se mêlaient au bourdonnement diffus et permanent de voix énervées. Les enfants, qui d’ordinaire jouaient tristement et sans bruit dans les ruelles, couraient dans tous les sens en hurlant, et tous avaient revêtu leurs plus beaux habits. C’était une agitation bariolée, une fête des sens, l’attente fébrile du Grand Jour.

Enfin ce jour arriva. Les cavaliers que l’on avait envoyés en reconnaissance revinrent et, suivis de la foule, se pressèrent dans les ruelles pour annoncer au son des trompettes :

« Le marchand arrive !

— Lequel est-ce ? demandèrent en chœur des centaines de voix.

— La caravane porte les couleurs de Moarkan », rapportèrent les éclaireurs avant d’éperonner leurs chevaux qui reprirent leur course au galop. Et des centaines de voix colportèrent la nouvelle, le nom du marchand fit le tour des maisons et des huttes, chacun y allant de son commentaire. « Moarkan ! » On se remémora la date du dernier passage de Moarkan à Yahannochia, ainsi que les marchandises qu’il avait apportées après les avoir sélectionnées dans de lointaines cités. « Moarkan ! » Les conjectures fusèrent sur les contrées qu’il avait traversées sur son chemin, sur les villes dont il pourrait, pour y être passé, donner des nouvelles ou même du courrier. « Moarkan arrive !… »

Mais il fallut encore deux longs jours avant que l’imposante caravane du marchand ne franchisse les murs de la ville.

Les fantassins, qui ouvraient la marche, furent les premiers à faire leur entrée. De loin, on aurait dit une seule et même gigantesque chenille au dos hérissé de piquants étincelants et qui progressait en rampant sur la voie commerciale menant à Yahannochia. Ce n’est que lorsque la masse fut plus proche que l’on reconnut des hommes revêtus d’armures de cuir, leurs fers de lance pointés vers le ciel, dardant ainsi les rayons du soleil dans des éclairs de lumière. Ils firent leur entrée d’un pas lourd et fatigué, le visage recouvert d’une épaisse croûte de poussière et de sueur, le regard vide, épuisé, hagard. Tous portaient au dos, comme marqués de son sceau, les couleurs du marchand.

Vint ensuite la garde à cheval. Maîtrisant à grand-peine les ébrouements de leurs montures, les soldats du marchand cheminaient, armés d’épées, de sabres, de lourds fouets et de couteaux. Nombre d’entre eux portaient fièrement à la ceinture une arme brillante mais déjà ébréchée par le temps, et tous jetaient des regards condescendants sur le peuple massé de part et d’autre de la voie. Malheur à quiconque osait s’aventurer trop près du convoi ! La réponse du fouet était immédiate ; et c’est sous ces claquements que les cavaliers se frayaient un large sillon parmi la foule des curieux, libérant ainsi le chemin pour la caravane qui les suivait.

Les voitures étaient tirées par d’imposants buffles ; leur poil hirsute et emmêlé dégageait une odeur écœurante, une puanteur dont seuls ces buffles avaient le secret. Avec force grincements et couinements, les voitures se rapprochèrent en cahotant, traçant péniblement, de leurs roues ferrées et imparfaites, de lourds sillons sur le sol desséché. Tous savaient que ces chariots étaient remplis de marchandises précieuses provenant de contrées lointaines, de sacs d’épices rares, de ballots de fines étoffes, de fûts de mets délicats et coûteux, de chargements de bois précieux et de coffrets débordant de pierres d’une valeur inestimable. Les rouliers gratifiaient la foule de regards furibonds, mais, imperturbablement assis à leur poste, fouet au poing, ils encourageaient les buffles à ne pas se laisser distraire par l’inhabituelle agitation qui les cernait, et à ne pas ralentir leur impassible marche.

Puis s’avança, tirée par seize buffles, une imposante voiture somptueusement parée : c’était celle du marchand et de sa famille. Tous les badauds tendirent le cou dans l’espoir d’apercevoir Moarkan en personne, mais le marchand ne se montra pas. Les rideaux demeurèrent tirés ; seuls les deux rouliers, perchés sur leur siège, offrirent leur morosité à la vue des curieux.

Enfin parut la voiture des tapis de cheveux. Des murmures parcoururent la foule massée sur le bord de la voie. L’attelage du colosse d’acier ne comptait pas moins de quatre-vingt-deux buffles. Le gigantesque coffre blindé ne présentait aucune fenêtre, aucune lucarne ; seule une porte étroite donnait accès à l’intérieur, et le marchand était seul à en posséder la clé. Sous le poids de ce géant de plusieurs tonnes, les huit larges roues s’enfonçaient profondément dans le sol en émettant de puissants grincements, et le roulier devait constamment fouetter l’échine des buffles pour les faire avancer. La voiture était escortée de soldats à cheval ; l’œil sans cesse aux aguets, l’air méfiant, ils semblaient redouter à chaque instant d’être attaqués et dévalisés. Tous savaient que l’on transportait dans cette voiture, outre les tapis dont le marchand avait déjà fait l’acquisition en chemin, l’argent destiné à payer ceux qu’il serait encore amené à acheter. Énormément d’argent.

Suivirent d’autres voitures : celles où vivaient les serviteurs principaux du marchand, la voiture de ravitaillement pour les soldats et celles affectées au transport des tentes et de tout le matériel requis par une caravane de cette envergure. Et les enfants suivaient la queue du cortège en courant, ils criaient à tue-tête, sifflaient, hurlaient, tout excités qu’ils étaient par le spectacle.

Le convoi fit son entrée sur la Grand-Place au son des fanfares. Fanions et étendards flottaient sur de hauts mâts, et les artisans de la ville mettaient la touche finale aux étals qu’ils avaient dressés dans un angle du marché et sur lesquels ils proposaient leurs produits, dans l’espoir de faire de bonnes affaires avec les hommes de Moarkan. Lorsque les voitures de la caravane s’immobilisèrent, les serviteurs du marchand se mirent aussitôt à l’ouvrage et montèrent pour la vente leurs propres étals et leurs propres tentes. De toutes parts retentissait un brouhaha de voix, de cris et de rires qui le disputait au cliquetis des outils et des pieux de métal. La foule compacte des habitants de Yahannochia se tenait timidement en marge, car les soldats à cheval guidaient leurs fières montures au milieu de cette agitation marchande et, en guise d’avertissement, portaient la main au fouet accroché à leur ceinture dès qu’un villageois leur semblait devenir par trop indiscret.

Les édiles apparurent, vêtus de leurs plus somptueux atours et flanqués de soldats municipaux. Les gens de la suite du marchand s’écartèrent sur leur passage et libérèrent une ruelle pour leur permettre de rejoindre la voiture de Moarkan. Les notables attendirent alors patiemment, jusqu’à ce qu’une petite fenêtre s’ouvre de l’intérieur et que le visage du marchand en sorte. Il échangea quelques mots avec les plus hauts dignitaires, puis fit un signe à l’un de ses serviteurs.

Ce dernier, le héraut de la compagnie, grimpa sur le toit de la voiture avec l’agilité d’un lézard, se campa sur ses jambes et s’écria, les bras écartés :

« Yahannochia ! Le marché est ouvert ! »


« Depuis quelque temps, des rumeurs étranges circulent ici au sujet de l’Empereur, dit l’un des notables de la ville à Moarkan, dans le brouhaha provoqué autour d’eux par l’ouverture des réjouissances. Peut-être en savez-vous davantage ? »

Les yeux de Moarkan, de petits yeux rusés, se plissèrent.

« De quelles rumeurs parlez-vous, monsieur ?

— Il paraîtrait que l’Empereur aurait abdiqué.

— L’Empereur ? Comment l’Empereur pourrait-il abdiquer ? Le soleil pourrait-il briller sans lui ? Les étoiles pourraient-elles continuer de luire dans le ciel ? » Le marchand secoua sa lourde tête. « Pourquoi les vaisseaux impériaux continueraient-ils, comme depuis tant d’années, de m’acheter les tapis de cheveux ? J’ai moi aussi entendu ces rumeurs, mais je n’y ajoute aucune foi. »

Pendant ce temps, sur une grande estrade parée pour l’occasion, on mettait la dernière touche aux préparatifs du rituel qui, en réalité, justifiait à lui seul la venue du marchand : la remise des tapis de cheveux.

« Citoyens de Yahannochia, approchez et regardez ! » s’écria le maître de cérémonie, un colosse à barbe blanche vêtu de brun, de noir, de rouge et d’or – les couleurs de la Guilde des tisseurs. Alors tous coupèrent court à leurs occupations, tournèrent leur regard vers l’estrade et s’approchèrent lentement.

Cette année, ils étaient treize tisseurs à avoir achevé leur œuvre et donc prêts à l’offrir à leur fils. Les tapis étaient fixés sur de grands châssis et enveloppés de tissus gris. Douze des treize tisseurs étaient présents ; courbés sous le poids des ans, ils se tenaient à grand-peine sur leurs jambes, considéraient le monde qui les entourait en clignant de leurs yeux rendus à moitié aveugles. L’un des treize étant mort récemment, il était représenté par un membre plus jeune de la Guilde. De l’autre côté de l’estrade se tenaient treize jeunes hommes, les fils des vieux tisseurs.

« Citoyens de Yahannochia, voyez les tapis qui orneront le palais de l’Empereur ! »

Comme chaque année, des murmures empreints de respect parcoururent la foule lorsque les tisseurs dévoilèrent leur tapis, l’œuvre de leur vie.

Mais, cette année, dans l’harmonie des voix s’insinuait la note discordante du doute.

« N’avez-vous pas entendu dire que l’Empereur aurait abdiqué ? »

La question revenait sur bien des lèvres.

Le photographe qui faisait route avec la suite du marchand monta sur l’estrade pour proposer ses services. Ainsi que l’exigeait la tradition, chaque tapis fut photographié séparément, et chaque tisseur, les doigts tremblants, reçut le cliché que le photographe avait pris sur un appareil usagé au boîtier tout éraflé.

Puis le maître de cérémonie ouvrit les bras ; d’un geste large, il imposa le silence et ferma les yeux jusqu’à ce que le calme soit revenu sur la Grand-Place. Chacun s’interrompit et suivit en retenant son souffle ce qui se passait sur l’estrade. Toutes les conversations cessèrent, les artisans qui travaillaient aux étals abandonnèrent leurs outils ; chacun resta debout à sa place, et le silence s’établit, un silence perturbé seulement par le bruissement des vêtements et les gémissements du vent dans les solives des hautes maisons.

« Nous témoignons notre reconnaissance à l’Empereur par tout ce que nous possédons et tout ce que nous sommes, dit-il alors solennellement en prononçant la formule rituelle. Nous faisons offrande de l’œuvre de notre vie pour remercier celui par qui nous vivons et sans qui nous ne serions rien. Et, à l’instar des autres mondes de ce royaume, le nôtre apporte sa contribution à l’ornement du palais impérial ; ainsi sommes-nous particulièrement fiers et heureux d’avoir l’honneur de réjouir de notre art l’œil de l’Empereur. Lui, le créateur des étoiles les plus brillantes et de l’obscurité profonde du ciel, lui nous fait l’insigne honneur de poser le pied sur l’œuvre de nos mains. Gloire lui soit rendue, maintenant et pour toujours.

— Gloire lui soit rendue », murmurèrent en inclinant la tête les hommes et les femmes rassemblés sur la Grand-Place.

Au signal du maître de cérémonie, le gong retentit.

« L’heure est venue, dit-il à l’adresse des jeunes hommes, que soit renouvelé le cercle éternel des tisseurs. Chaque génération a une dette envers la génération précédente et doit s’en acquitter auprès de ses propres enfants. Êtes-vous disposés à rejoindre ce cercle ?

— Nous le sommes, répondirent-ils en chœur.

— Recevez alors l’œuvre de vos pères, et acceptez la dette qui vous lie à eux. »

Cette formule de clôture prononcée, le maître de cérémonie ordonna d’un geste le second coup de gong.

Chaque vieux tisseur sortit un couteau et trancha précautionneusement les liens qui maintenaient son tapis sur le châssis. Libérer le tapis de son châssis : par cet acte symbolique chacun d’entre eux mettait un terme à l’œuvre de sa vie. L’un après l’autre, chacun des fils s’approcha de son père, qui roula avec soin son tapis et le lui déposa dans les bras, souvent les larmes aux yeux.

Lorsque le dernier tapis fut remis, une déferlante d’applaudissements s’abattit sur la place, la musique commença de jouer et, comme si une digue venait de céder, la bruyante agitation du marché reprit de plus belle. La fête pouvait commencer.


Dirilja, la jolie fille du marchand, avait suivi de sa fenêtre le rituel de la remise des tapis, et, lorsque la musique retentit, des larmes perlaient également à ses yeux. Mais dans son cas c’étaient des larmes de douleur. En pleurs, elle appuya la tête contre la vitre et plongea les doigts dans sa longue chevelure d’un blond vénitien.

Moarkan se tenait devant la glace, occupé à soigner le somptueux drapé de son étincelant manteau ; il souffla bruyamment, la rage aux lèvres.

« Cela fait plus de trois ans, Dirilja ! Il en aura trouvé une autre, et toutes les larmes du monde n’y pourront rien changer.

— Mais il a promis de m’attendre ! murmura la jeune fille dans un sanglot.

— Bah ! On dit n’importe quoi quand on est amoureux, répliqua le marchand. Et on oublie tout aussi vite. Pour un garçon au sang chaud, c’est sans incidence : trois jours après, il peut promettre exactement la même chose à une autre.

— Ce n’est pas vrai. Tu ne me feras jamais croire cela. Nous nous sommes juré de nous aimer jusqu’à la mort d’un amour éternel, et c’était un serment aussi sacré que celui du cercle. »

Moarkan observa sa fille un instant en silence, puis il secoua la tête en soupirant.

« Mais tu le connaissais à peine, Dirilja. Et, crois-moi, un jour tu te réjouiras que les choses aient pris cette tournure. Tu imagines un instant la vie d’une femme de tisseur ? Tu ne peux pas te peigner sans qu’il soit là, dans ton dos, à retirer le moindre de tes cheveux accrochés à la brosse. Tu dois le partager avec une, deux ou même plusieurs autres femmes. Et, lorsque que tu lui offres un enfant, tu dois t’attendre à ce qu’il te l’arrache. Si tu choisis Buarati, par contre…

— Je ne veux pas devenir la femme d’un gros marchand obèse, pas pour tous les tapis du monde ! hurla Dirilja, laissant éclater sa colère.

— Comme tu voudras », répliqua Moarkan. Il se retourna vers le miroir et passa à son cou la lourde chaîne d’argent, symbole de son rang. « Je dois te quitter maintenant. » Il ouvrit la porte et le vacarme du marché s’engouffra aussitôt à l’intérieur. « Du reste, dit-il en sortant, il semblerait pourtant que le destin soit de mon côté : l’Empereur soit loué ! »


Accompagné du maître de la Guilde des tisseurs, le marchand monta sur l’estrade afin de faire une estimation des tapis et de les acheter. Moarkan s’avança majestueusement vers le premier héritier et se fit montrer le tapis que celui-ci avait reçu ; de ses doigts grassouillets, il palpa la texture de l’ouvrage et considéra minutieusement les motifs avant de donner son prix. La musique continuait, imperturbable ; les éventuels badauds qui assistaient à la scène ne pouvaient saisir que les gestes du marchand et les réactions du tisseur lorsqu’un prix lui était finalement proposé. Les mots échangés, quant à eux, étaient à jamais engloutis dans le tumulte du marché.

En général, les jeunes hommes se contentaient de hocher la tête en signe de consentement, le visage pâle mais ne laissant transparaître aucune émotion. Puis le marchand enjoignait à l’un de ses serviteurs de s’approcher à quelques pas et lui donnait des ordres concis. Alors celui-ci, aidé d’un petit nombre de soldats, se chargeait des formalités d’usage : l’argent était apporté, compté, le tapis transporté dans la voiture blindée, tandis que Moarkan négociait déjà l’acquisition du suivant.

Quant au maître de la Guilde, il intervenait lorsque le prix proposé par le marchand lui semblait injustement bas. Parfois, le ton montait et les esprits s’échauffaient, mais, au bout du compte, le marchand était certain d’avoir le dessus. Pour les tisseurs, le choix était simple : faire affaire avec lui ou bien attendre l’année suivante, en espérant que son successeur leur ferait une meilleure offre.

Soudain, l’un des vieux tisseurs s’effondra à l’annonce du prix proposé par Moarkan ; il mourut quelques instants plus tard. Le marchand attendit que l’on évacue le corps de l’estrade, puis il reprit la transaction comme si de rien n’était. La foule massée en contrebas s’était à peine rendu compte de l’incident. Cela arrivait à peu près chaque année, et parmi les tisseurs on considérait cette façon de mourir comme un grand honneur. La musique ne s’était même pas tue.

Dirilja ouvrit une fenêtre latérale de la voiture, du côté qui ne donnait pas sur l’estrade, et elle se pencha dehors. Sa magnifique longue chevelure fit sensation, et, chaque fois qu’elle croisait le regard de quelqu’un, elle lui faisait signe de s’approcher et demandait :

« Connaîtriez-vous un jeune homme nommé Abron ? »

À la plupart ce nom ne disait rien, mais certains le connaissaient.

« Abron ? Le fils d’un tisseur, non ?

— Oui, vous le connaissez ?

— À une époque, il allait souvent à l’école, mais son père était contre, à ce qu’on a entendu dire.

— Et maintenant ? Que fait-il maintenant ?

— Je l’ignore. Cela fait longtemps qu’on ne l’a pas vu, très longtemps… »

Dirilja trouva une vieille femme qui connaissait Abron ; alors, quoi que cela lui coûtât, elle se fit violence et lui posa la question qui obsédait son cœur :

« Savez-vous s’il s’est marié ?

— Marié ? Abron ? Non… dit la vieille femme. Si tel était le cas, cela aurait dû se faire l’an passé, ou l’année d’avant, au cours de la fête ; et je l’aurais su car, voyez-vous, mon logis donne directement sur la place du marché : je vis dans une petite chambre sous les toits, dans cette maison, là, en face… »


Entre-temps, les préparatifs pour le rituel nuptial avaient débuté. Tandis que l’on vendait les derniers tapis, les pères menaient sur le bord de l’estrade leurs filles en âge de se marier, et, lorsque le marchand quitta la scène, accompagné du maître de la Guilde, l’orchestre se lança dans une danse endiablée. Ondulant au rythme de la musique, les jeunes filles s’avancèrent lentement vers les jeunes tisseurs pour les attirer dans la ronde ; ils se tenaient au milieu de la scène, leur coffre rempli d’argent près d’eux, et considéraient avec embarras le spectacle qui s’offrait à leurs yeux.

À présent, les villageois se rapprochaient en masse de l’estrade et encourageaient les jeunes gens de leurs applaudissements. Les jeunes filles faisaient tourbillonner leurs jupes, et le mouvement de leurs têtes faisait s’envoler leurs longues chevelures qui, dans la lumière du soleil couchant, virevoltaient comme autant de feux follets. Emportées par la danse, elles s’avançaient ainsi vers le jeune homme qui leur plaisait, effleuraient furtivement son torse ou sa joue et reculaient d’un bond ; elles l’attiraient, le charmaient, riaient en lui jetant un regard aguicheur, retroussaient même brièvement leur jupe au-dessus du genou ou, d’un geste rapide, suggéraient les formes de leur corps.

La foule exulta lorsque l’un des jeunes hommes se décida à quitter son cercle et à entrer dans la danse pour y rejoindre l’une des filles. Elle lui lança des regards prometteurs, tout en reculant d’un air faussement effarouché ; elle passa lentement le bout de sa langue sur ses lèvres entrouvertes, espérant bien ainsi évincer du jeu celles qui tentaient également leur chance auprès de l’élu, et elle l’attira jusqu’auprès de son père afin qu’il demande sa main en prononçant la formule traditionnelle. Ainsi que l’exigeait la coutume, le père manifesta ensuite son désir de jeter un coup d’œil au coffre du tisseur, et ils se frayèrent ensemble un passage au milieu de cette danse endiablée, pour atteindre au centre de la scène le cercle des jeunes gens, un cercle maintenant de plus en plus restreint car tous se lançaient petit à petit dans la ronde, en quête de celle qu’ils choisiraient pour première femme. Là, le jeune tisseur devait soulever le couvercle de son coffre, et, si le père était satisfait de ce qu’il renfermait, il donnait son consentement. Le maître de la Guilde entrait alors en scène pour examiner la chevelure de la femme, et, s’il n’y avait aucune objection, il décrétait l’union et l’inscrivait dans le registre de la Guilde.


Dirilja avait les yeux rivés sur le spectacle mais ne saisissait pas vraiment ce qui se jouait devant elle. Le rituel nuptial lui paraissait plus stupide et futile qu’un jeu d’enfants. Une fois encore, elle revécut en pensée les heures qu’elle avait alors passées avec Abron, trois années auparavant, la dernière fois que le convoi de son père avait fait halte à Yahannochia. Elle revit son visage devant le sien, sentit à nouveau sur ses lèvres le goût des baisers qu’ils avaient échangés, et sur son corps les douces caresses de ses mains ; elle se remémora l’angoisse qu’ils avaient éprouvée à l’idée d’être surpris dans leur intimité, une intimité qui, pour deux jeunes gens qui n’étaient pas mariés, avait largement franchi la limite des convenances. Elle entendit le son de sa voix, et de tout son être lui revint la certitude d’autrefois, la certitude d’un amour véritable.

En un éclair, elle sut qu’il lui serait impossible de continuer à vivre sans avoir élucidé le sort d’Abron. Elle pouvait bien sûr essayer de l’oublier, mais le prix qu’il lui faudrait payer pour cela était trop élevé : impossible de sacrifier une telle certitude intérieure. Elle ne saurait jamais si elle pouvait se faire confiance à elle-même. Ce n’était pas une question d’honneur bafoué ni de jalousie froissée. Si le monde était ainsi fait qu’une certitude comme celle qu’elle avait éprouvée au plus profond de son être pouvait n’être qu’illusion, alors mieux valait le quitter.

Elle regarda par toutes les fenêtres de la voiture mais ne découvrit son père nulle part. Il était probablement attablé avec les autorités de la ville, à mener ses transactions secrètes.

Sur la place du marché, on allumait les premiers flambeaux, tandis que Dirilja commençait d’emballer des vêtements et quelques bricoles dans une petite sacoche.


La musique avait cessé. De nombreux étals étaient déjà démontés, les marchandises rembarquées dans les voitures et l’argent compté. La plupart des villageois étaient rentrés chez eux.

Sur l’estrade, la cérémonie de mariage entre les jeunes tisseurs et leurs épouses principales avait cédé la place au marchandage des concubines. Les torches éclairaient le podium de leurs flammes dansantes. Des hommes attendaient là, debout, leurs filles près d’eux, des filles d’un âge plus ou moins avancé. Quelques tisseurs assez âgés, la plupart du temps accompagnés de leur femme, passaient en traînant les pieds de l’une à l’autre, l’œil inquisiteur ; ils tâtaient l’opulente chevelure des jeunes femmes entre leurs doigts experts, et entamaient çà et là des discussions approfondies. Le choix d’une concubine ne requérait pas de pompe particulière ; le père donnait son accord, la fille suivait le tisseur, le cérémonial s’arrêtait là.


Le lendemain matin, tandis que la caravane guettait le signal du départ pour reprendre la route et que les voitures étaient prêtes à partir, les buffles, agités, raclaient le sol de leurs sabots en soufflant bruyamment, et les fantassins attendaient, formant un grand cercle autour du convoi. Le soleil s’éleva toujours plus dans le ciel sans que le camp fût levé. On racontait que Dirilja, la fille du marchand, avait disparu. Mais, naturellement, nul n’osait poser plus de questions.

Enfin on entendit des chevaux lancés à vive allure dans les ruelles de la ville. Un homme de confiance du marchand se dirigea en hâte vers la voiture et frappa aux carreaux. Moarkan ouvrit la porte et sortit, vêtu de ses plus somptueux habits et portant tous les insignes de son rang. Le visage de marbre, il attendit que ses éclaireurs lui fassent leur rapport.

« Nous avons cherché partout, en ville et sur les chemins qui mènent aux domaines, expliqua le chef des cavaliers, mais nous n’avons trouvé nulle part trace de votre fille.

— Elle n’est plus ma fille », dit Moarkan d’un air sombre. Puis il ordonna : « Donnez le signal du départ ! Et rayez de nos cartes le nom de Yahannochia ; jamais plus nous n’y reviendrons. »


Lentement mais inexorablement, la caravane du marchand se mit en branle, telle une coulée de roches. Cette fois, pour assister au départ du convoi, seuls quelques enfants se tenaient au bord du chemin. La monstrueuse cohorte de voitures, de bestiaux et d’hommes se mit en marche dans un nuage de poussière, laissant derrière elle des traces de roues et de sabots si profondément imprimées dans le sol que plusieurs semaines seraient nécessaires pour les recouvrir.

De sa cachette située dans les faubourgs de la ville, Dirilja attendit que la caravane ait disparu derrière l’horizon, puis elle patienta encore une journée avant de se risquer au-dehors. La plupart des gens ne la reconnurent pas, et les autres se contentèrent de détourner le regard.

Elle parvint, sans attirer l’attention, à se faire indiquer le chemin qui menait à la maison d’Ostvan, le tisseur. Munie de quelques provisions, d’une bouteille d’eau et d’un fichu gris pour se protéger du soleil et de la poussière, elle se mit en route.

Sans monture, le trajet était long et pénible. Elle observa avec envie une petite marchande très âgée qui venait à sa rencontre à dos d’âne, tirant derrière elle deux autres bêtes chargées d’une multitude de ballots d’étoffes, de paniers et de sacoches de cuir. Avec l’argent qu’elle possédait, Dirilja aurait pu s’acheter n’importe quelle bête en ville ; mais personne n’aurait rien vendu, pas même une vieille rosse, à une jeune femme comme elle, seule sur les routes.

Lorsque le sentier rocailleux devint plus raide, elle dut faire des pauses de plus en plus fréquentes et, quand le soleil fut haut dans le ciel, elle se réfugia dans l’ombre d’une roche qui surplombait le chemin et se reposa jusqu’au moment où elle sentit ses forces lui revenir. À ce rythme, il ne lui fallut pas moins de la journée pour arriver à destination.

La maison se tenait là, toute de guingois, blanchie et rongée comme le crâne d’un animal mort depuis des années. Des cavités noires de ses fenêtres, elle semblait fixer avec attention la jeune femme qui, épuisée, se tenait sur le pas de la porte soigneusement balayé et regardait autour d’elle, indécise.

Brusquement, une porte s’ouvrit et un petit enfant sortit de la maison d’un pas chancelant et mal assuré, suivi d’une femme svelte aux longs cheveux bouclés.

Quand Dirilja vit que l’enfant était un garçon, son cœur se serra.

« Excusez-moi, est-ce la maison d’Ostvan ? demanda-t-elle d’une voix blanche.

— Oui, répondit la femme en l’examinant de la tête aux pieds avec curiosité. Et vous, qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Dirilja. Je cherche Abron. »

Une ombre obscurcit le visage de la femme.

« Pourquoi donc le cherchez-vous ?

— Il était… C’est-à-dire, nous avions… Je suis la fille de Moarkan, le marchand. Abron et moi nous étions promis… mais il n’est pas venu et… »

Les mots lui restèrent dans la gorge lorsque la femme s’avança vers elle et la prit dans ses bras.

« Je m’appelle Garliad, dit-elle. Dirilja, Abron est mort. »

Garliad et Mera, la première femme d’Ostvan, la menèrent à l’intérieur. Elles l’assirent sur une chaise et lui tendirent un verre d’eau. Dirilja raconta son histoire et Mera, la mère d’Abron, la sienne.

Et, lorsque tout fut dit, elles se turent.

« Que vais-je faire maintenant ? demanda doucement Dirilja. J’ai quitté mon père sans sa permission ; il ne peut faire autrement que me répudier, et, si je venais à croiser de nouveau sa route, il serait obligé de me tuer. Je ne peux plus retourner auprès de lui. »

Garliad lui prit la main.

« Tu peux rester ici. Quand nous lui aurons parlé et que nous lui aurons tout expliqué, Ostvan te prendra pour concubine.

— Ici, tu es en sécurité, c’est toujours cela, dit Mera avant d’ajouter : Ostvan est âgé. Trop âgé pour pouvoir te toucher, Dirilja. »

Dirilja hocha lentement la tête. Son regard tomba sur le petit garçon assis par terre qui jouait avec un petit châssis de bois ; puis, par la porte grande ouverte, ses yeux se perdirent au loin, par-delà les multiples vallées, par-delà les multiples crêtes rocheuses, dans un désert poussiéreux et aride, dominé par un soleil impitoyable et un vent incessant. Alors elle ouvrit sa sacoche et commença de déballer ses affaires.


Загрузка...