CHAPITRE VI
L’HOMME VENU D’AILLEURS
« PLANÈTE peu fertile, recouverte essentiellement de déserts et de steppes. Population estimée entre trois et quatre cents millions. De nombreuses villes de taille moyenne, toutes à moitié en ruine. Peu de ressources minérales, agriculture soumise aux pires conditions. Pénurie d’eau. »
Ce qu’il admirait chez Nillian, c’était son incroyable dynamisme, cette énergie purement animale qu’il irradiait et qui lui donnait quelque chose de sauvage, d’indomptable. Cela tenait peut-être au fait qu’il ne semblait pas penser beaucoup et que ses paroles, ses actes et ses décisions lui sortaient plutôt tout droit des tripes, sans artifice, faux-semblant ni réflexion préalable. Depuis qu’il naviguait avec Nillian, Nargant avait souvent remarqué comme son propre mode de fonctionnement intellectuel l’obligeait à suivre de multiples détours, même lorsque la décision à prendre était des plus futiles. C’était chez lui presque un réflexe que d’examiner tous les aspects d’une question pour parer à toute éventualité, et cela lui coûtait une énergie démesurée.
Il observa Nillian de profil. Le jeune copilote était confortablement calé dans son fauteuil, micro enregistreur aux lèvres ; il étudiait attentivement les écrans et les informations affichées par les appareils d’analyse à distance. Sa concentration était vraiment palpable. Différents clichés de la surface de la planète, d’un brun gris, sans contours bien définis, éclairaient les écrans. L’ordinateur avait fait ressortir certaines lignes blanches ainsi que des données sur le degré de fiabilité de l’analyse.
« Les appareils, poursuivit Nillian, visualisent des éléments qui, selon toute vraisemblance, devraient constituer les restes rudimentaires d’une civilisation évoluée, aujourd’hui disparue. À l’œil nu, il se dégage de l’ensemble des lignes droites qui, par leur coloration, laissent supposer qu’il s’agissait autrefois des soubassements de grandes constructions. De très grandes constructions. Je mesure dans l’atmosphère des particules radioactives résultant de désintégrations ; faibles radiations résiduelles. Vraisemblable guerre atomique datant de plusieurs dizaines de milliers d’années. Faible activité électromagnétique, provenant sans doute d’une sorte d’émission radio, mais nous ne localisons aucune source d’énergie importante. En d’autres termes, acheva-t-il d’une voix teintée d’une implacable ironie, le tableau général est semblable à tous ceux décrits jusque-là. Je ne pense pas que nous en apprendrons beaucoup plus si nous persistons à ne pas nous poser sur les planètes que nous approchons. Bien sûr, c’est une opinion toute personnelle, mais je n’aurais pas d’objection à ce que la direction de l’expédition prenne cela comme une recommandation. Rapport de Nillian Jegetar Cuain, à bord de Kalyt 9. Temps standard 15-3-178002, dernières mesures 4-2. Secteur 2014-BQA-57, en orbite autour de la deuxième planète du soleil G-101. Terminé.
— Tu n’as quand même pas l’intention d’envoyer ça tel quel ?
— Et pourquoi pas ?
— Tes dernières remarques sont plutôt… insolentes, non ? »
Nillian secoua la tête en grimaçant, se pencha sur la console de transmission et lança d’un geste expérimenté son rapport de vol sur les ondes.
« Le problème avec toi, Nargant, expliqua-t-il ensuite, c’est qu’on ne t’a jamais appris à t’adapter. On t’a toujours fait croire que les ordres étaient plus importants que les cas particuliers sur lesquels tu pourrais tomber, et que la moindre insubordination se solde à tous les coups par la mort. À part ça, tu n’as pas appris grand-chose, mais cette obéissance-là, elle t’est passée dans la chair et dans les os et, si après ta mort on s’avise de te découper en rondelles pour examiner tout ça, c’est sûrement de l’obéissance en cristaux qu’on trouvera à la place de la moelle. »
Nargant regardait fixement ses mains comme s’il tentait de voir à travers sa peau et de constater si, oui ou non, Nillian avait raison.
« Il est trop tard pour essayer de faire de moi un rebelle », murmura-t-il, mal à l’aise.
L’embêtant, c’était que lui-même s’en rendait compte. Depuis qu’il naviguait avec Nillian, depuis qu’il pouvait comparer ses réactions avec celles de l’ancien rebelle, il se faisait l’effet d’un vieux fossile.
« Il est trop tard pour que tu deviennes un rebelle, soldat impérial », acquiesça Nillian. Il parlait d’un ton sérieux à présent. « Et puis, de toute façon, ce n’est plus nécessaire, par chance. Par contre, ça ne me déplairait pas que tu oublies un peu ce qu’on t’a fourré dans le crâne. Pas seulement pour toi, pour moi aussi. Ça fait combien de temps maintenant que nous sommes partis ? Quarante jours à peu près. Quarante jours bloqués seuls tous les deux dans ce minuscule vaisseau, et pour être franc je ne sais toujours pas si, au fond de toi, tu m’aimes bien. Ou si tu me supportes juste parce qu’on t’a ordonné de le faire.
— Si, répondit Nargant. Je t’aime bien. »
Sa voix manquait terriblement de naturel. Ai-je déjà dit cela à quelqu’un, ne serait-ce qu’une fois ? pensa-t-il, effrayé.
« Merci. Parce que moi aussi je t’aime plutôt bien, et c’est ça qui m’énerve : tu es si coincé avec moi, comme si j’allais m’empresser, en fin de mission, de remettre sur ton compte un rapport de loyauté à la commission des prêtres, ou même seulement au Conseil des rebelles.
— Coincé… ?
— Oui ! Tellement prudent, tellement sur tes gardes, jamais un mot ou un geste de travers… Je crois que tu ferais bien, matin et soir, de te regarder dans le miroir et de te répéter à voix haute : “Il n’y a plus d’Empereur !” Et, si tu veux mon avis, plusieurs années d’entraînement ne seraient pas de trop. »
Nargant se demanda s’il le pensait sérieusement.
« Je peux toujours essayer.
— Ce n’est pourtant pas compliqué : contente-toi de débrancher à l’occasion ce foutu censeur qu’ils t’ont collé dans le crâne et dis simplement ce qui te passe par la tête, sans te soucier de ce que j’en pense. Tu crois que tu peux le faire, ne serait-ce que de temps en temps ?
— Je m’y efforcerai. »
Parfois, le rebelle avait tendance à lui porter sur les nerfs. Tout de suite, par exemple : qu’est-ce que sa réponse avait donc de si amusant pour qu’il éclate ainsi de rire ?
« Et tu crois que tu pourrais aussi, éventuellement, oublier un peu les consignes ? Ne pas suivre les ordres absolument au pied de la lettre ?
— Hmm… je ne sais pas. Quel genre de consignes, par exemple ? »
La conspiration brilla en un éclair dans les yeux de Nillian.
« Par exemple celle qui nous interdit de nous poser sur aucune des planètes que nous approchons. »
Nargant en eut le souffle coupé.
« Tu n’as tout de même pas l’intention… ? »
Nillian acquiesça vivement, et son regard brillait à l’idée de se lancer dans l’aventure.
« Mais c’est impossible ! »
Nargant n’en revenait pas, rien que d’y penser. Et, après la discussion qu’ils venaient d’avoir, il avait l’impression d’être totalement pris au piège. Il sentit son cœur battre plus vite.
« Nous avons reçu des consignes strictes. Strictes ! Nous n’avons pas le droit de nous poser sur les planètes que nous approchons.
— Mais qui te parle de se poser ?
Nillian ricanait. Il était difficile de déterminer si c’était une grimace de haine, de satisfaction ou les deux à la fois.
« On pénétrera juste un peu dans l’atmosphère…
— Et après ?
— Après tu me largueras dans la chaloupe. »
Nargant respira profondément en serrant les poings. Le sang lui battait aux tempes. Il détourna le regard et concentra toute son attention sur l’une des étoiles étrangères que l’on apercevait, calmes et mystérieuses, par le hublot. Mais elle non plus ne lui fut d’aucun secours.
« Nous ne pouvons pas faire cela.
— Pourquoi pas ?
— Parce que ce serait enfreindre un ordre exprès !
— Ts, ts, fit Nillian. Terrifiant. »
Et il se tut.
Nargant évita son regard ; il connaissait assez l’ancien rebelle pour savoir qu’en cet instant précis il ne le quittait pas des yeux.
La planète G-101/2 était suspendue au-dessus de leur tête telle une gigantesque balle d’un brun sale. À l’œil nu, on ne pouvait distinguer aucune ville.
« Je ne sais pas ce que tu espères découvrir, finit par lâcher Nargant en poussant un soupir.
— Des trucs, répondit simplement Nillian. Nous ne savons pas encore grand-chose, mais ce qu’il y a de sûr et certain, c’est que ce n’est pas en approchant une planète après l’autre et en nous cantonnant aux relevés ordinaires en orbite que nous découvrirons ce qui se passe ici.
— Mais nous avons déjà découvert beaucoup de choses, rétorqua Nargant. Toutes les planètes que nous avons approchées jusqu’à présent sont peuplées par des hommes. Partout nous avons trouvé des civilisations indigènes à un niveau plutôt primitif. Et partout nous avons relevé les traces d’une guerre très ancienne au cours de laquelle des armes nucléaires ont été utilisées.
— Passionnant… répliqua le jeune copilote. Au fond, cela ne fait que confirmer ce qu’on savait de toute façon déjà.
— Mais jusque-là ce n’étaient que des légendes sauvages, sans autre fondement que les récits peu crédibles d’une poignée de contrebandiers. Tandis que maintenant nous le savons pour l’avoir vu de nos propres yeux. »
Nillian se redressa si brusquement que Nargant en sursauta.
« Alors ça te laisse complètement froid ? s’écria-t-il, excédé. On croise dans une galaxie qui, à l’évidence, a fait un jour il y a très longtemps partie de l’Empire mais qui n’apparaît sur aucune carte ! On a découvert une zone disparue qui n’est pas consignée dans les archives impériales. Et personne ne sait pourquoi. Personne ne sait ce qui nous attend ici. Mais, bon sang, c’est un mystère fantastique ! »
Il se laissa retomber dans son fauteuil comme si cet éclat l’avait épuisé.
« Et quand on pense que même ce qui nous a conduits sur la trace de ce mystère relève d’un enchaînement de hasards… »
Les doigts tendus, ses mains se mirent à dessiner dans l’air d’étranges cercles. « Chacun de ces hasards était indispensable pour nous mener ici. Le gouverneur d’Eswerlund qui nous a mis sur la piste d’un repaire de contrebandiers, comme s’il n’avait rien eu de plus important à faire… Le technicien qui, à bord des vaisseaux réquisitionnés, au lieu d’effacer purement et simplement les mémoires informatiques, les a inspectées et, du coup, est tombé sur les cartes de la galaxie Gheera… Le Conseil qui, par une seule voix de majorité, a voté l’envoi de cette expédition… Et maintenant on est là. Et c’est notre foutu devoir de découvrir le plus d’informations possibles sur ce qui se passe ici et sur ce qui a pu se produire pour qu’une immense partie de l’Empire ait disparu et soit tombée dans un oubli complet depuis des dizaines de milliers d’années. »
Nargant ne disait mot. Il passait lentement l’index sur le manche capitonné et usé des commandes principales ; là où fentes et déchirures laissaient s’échapper le rembourrage, le contact était rugueux.
« Que comptes-tu faire ? »
Il voulait à tout prix éviter que l’on puisse dire par la suite qu’il avait donné son accord.
Nillian soupira.
« Tu me largues avec la chaloupe dans l’atmosphère. Je me pose à proximité d’une zone habitée et j’essaie d’entrer en contact avec les autochtones.
— Et comment t’y prendras-tu pour te faire comprendre de ces gens ?
— À en juger par les contacts radio que nous avons interceptés, les gens, là-dessous, parlent une forme très ancienne de paisi. Il faudra sans doute que je me familiarise un peu avec leur langue, mais je crois que je pourrai me débrouiller.
— Et dans le cas contraire ? »
Nillian eut un haussement d’épaules.
« Je pourrai toujours jouer les sourds-muets. Ou j’essaierai d’apprendre la langue. » Il se leva de son fauteuil. « Je trouverai bien quelque chose. »
Sur ces mots, il descendit l’étroite échelle qui menait dans la partie inférieure du vaisseau.
Nargant comprit que le rebelle ne se laisserait pas détourner de son projet ; aussi abandonna-t-il toute idée de résistance. Résigné, il le suivit en bas et, avec un profond sentiment de malaise, le regarda charger son équipement dans la chaloupe : la tente, prévue en réalité pour les cas d’atterrissage forcé, quelques provisions et certains des instruments de mesure nécessaires pour le repérage sur le terrain mais qui, pour cette expédition, auraient dû rester consignés dans l’armoire.
« Prends une arme, lui conseilla-t-il.
— Pas nécessaire.
— Et qu’est-ce que tu feras si tu te retrouves dans une situation dangereuse ? Je te rappelle qu’il y a quand même des hommes, là-dessous ! »
Nillian s’arrêta et se retourna. Leurs regards se rencontrèrent.
« Je te fais confiance, camarade », finit par dire le jeune rebelle avec un sourire singulier que Nargant ne parvint pas à interpréter.
Un bref hurlement des réacteurs suffit à ralentir la course du vaisseau pour le faire quitter sa trajectoire en orbite, pourtant à faible altitude déjà, et plonger dans l’atmosphère. La planète grossit de plus en plus, et bientôt l’appareil tout entier fut envahi par les sifflements stridents des premières particules atmosphériques qui balayaient le fuselage à une vitesse phénoménale. Les sifflements se transformèrent en gémissements et, pour finir, en un vacarme assourdissant lorsque l’engin spatial pénétra dans les couches inférieures de l’air.
Nargant continua de freiner et entraîna le vaisseau dans une trajectoire parabolique qui, à son point le plus bas, serait assez proche de la surface de la planète et propulserait à nouveau l’appareil dans l’espace.
« Prêt ?
— Prêt. »
Juste avant d’atteindre le creux de la parabole, il largua la chaloupe. Les deux engins se séparèrent avec une telle élégance qu’on aurait cru les pilotes rompus à cet exercice depuis des années. Nargant tira tout droit vers le ciel obscur, pour adopter à très haute altitude une trajectoire stationnaire qui lui permettrait de suivre la rotation de la planète et de demeurer ainsi constamment à peu près à la verticale de la position de Nillian. Les grondements de la machine se turent, le vaisseau se remit avec force craquements de la pression à laquelle il avait été soumis ; pendant ce temps, Nargant établit la liaison radio.
Nillian était déjà branché pour faire un rapport en continu.
« Je survole une zone habitée. On pourrait presque parler d’une ville… très étendue, beaucoup de petites huttes et de ruelles étroites, mais aussi des chemins plus larges. Je vois quelques espaces verts et des jardins. Une sorte de mur encercle l’ensemble de la cité, y compris les jardins. Au-delà de ce mur d’enceinte, il ne semble y avoir que le désert et la steppe, tout au plus par-ci par-là de maigres traces de végétation. On voit paître quelques animaux ; on fait sans doute de l’élevage dans le secteur. »
Nargant jeta un coup d’œil sur l’enregistreur pour vérifier que tout se passait normalement. Le robuste appareil déroulait inlassablement sa bande magnétique et y gravait chacun des mots prononcés par Nillian.
« À ma droite, je distingue une formation rocheuse de couleur sombre, très imposante et facilement identifiable depuis le ciel. Le balayage radio laisse supposer la présence de grottes. C’est là que je vais me poser ; cela peut faire un bon camp de base. »
Nargant fit la grimace. Des grottes ! Comme si, sur une planète aussi désertique, il n’avait pas pu trouver un autre endroit, surtout un endroit plus sûr, pour monter une tente à air comprimé.
« Oh là ! Il y a aussi quelques bâtiments dans les environs de la ville. Certains en sont plutôt éloignés ; à plusieurs heures de marche, à vue de nez. Les capteurs à infrarouge indiquent que ces constructions sont habitées. J’aperçois aussi quelque chose qui pourrait bien être de la fumée provenant d’une cheminée. »
C’était de la folie. Toute cette expédition était de la folie. Nargant se massa la nuque en se disant qu’il aurait tellement aimé être ailleurs.
« Maintenant, je fais une grande boucle vers le sud. Objectif : les formations rocheuses que j’ai aperçues. Elles valent vraiment le coup, vues d’en haut. Voilà, je les survole ; je vais me poser. »
Nargant sortit un chiffon et commença de polir les appareils de contrôle. Je lui avais dit de ne pas y aller, pensa-t-il. Peut-être aurais-je dû insister pour que mes objections soient consignées dans le livre de bord.
Il entendit le bruit violent des patins d’atterrissage lorsque l’engin se posa, puis les réacteurs qui s’éteignaient progressivement en hurlant.
« Ça y est, je me suis posé. Je viens d’ouvrir le hublot et je respire maintenant l’atmosphère de la planète. L’air est respirable, plutôt brûlant et chargé d’odeurs. Ça sent la poussière et les excréments ; il y a même une odeur doucereuse, comme un relent de putréfaction… À l’heure actuelle, j’y suis bien sûr extrêmement sensible, n’ayant respiré pendant des mois que l’air stérile du vaisseau, mais je crois que je vais tenter une sortie sans masque à filtres. Maintenant, je vais descendre explorer les rochers pour y trouver un coin adéquat où planter ma tente. »
Nargant soupira et leva les yeux. Par le hublot à sa droite, il avait dans son champ de vision la plus grande des deux lunes. La planète avait aussi un second satellite, sensiblement plus petit, qui tournait autour d’elle dans le sens opposé et dont la révolution n’excédait pas deux journées locales. Toutefois, en cet instant précis, la plus petite lune était invisible.
« C’est plutôt rocailleux et escarpé, ici. Je crois que je vais interrompre la liaison radio un moment et fixer l’appareil à ma ceinture pour avoir les mains libres. Au fait, tu m’entends toujours, Nargant ? »
Nargant se pencha vers le micro et appuya sur le bouton de transmission.
« Bien sûr.
— Voilà qui me rassure. »
Il entendit Nillian éclater de rire.
« Je viens de me rendre compte que je suis à plusieurs millions d’années-lumière de chez moi et que, si tu me laisses en plan, ça me fera une petite trotte ! Bon, à plus tard. »
Un bref crissement, puis le haut-parleur se tut. L’enregistreur s’arrêta de lui-même. Les bruits habituels du vaisseau enveloppèrent Nargant : le feulement presque inaudible du diffuseur d’air, de temps en temps un craquement étrange et inquiétant des machines, et les multiples murmures et gargouillis des appareils dans la cabine de pilotage.
Au bout de quelques minutes, Nargant se rendit compte qu’il n’avait pas quitté des yeux, comme hypnotisé, les chiffres affichés par l’horloge de bord et qu’il n’attendait qu’une chose : le prochain contact radio. Irrité, il se leva et descendit dans la salle de repos pour boire quelque chose.
J’enrage, dut-il bien admettre. Nillian s’est lancé dans l’aventure, et moi je m’ennuie comme un rat mort à tourner en rond dans l’espace.
Nillian mit un temps inquiétant avant de se manifester à nouveau.
« Je viens d’avoir mon premier contact avec un autochtone. Un homme d’un certain âge. J’ai bien réussi à me faire comprendre, beaucoup mieux que prévu. Mais je l’ai sans doute un peu troublé avec mes bavardages. En fait, je pensais qu’il n’y avait pas âme qui vive par ici, mais, d’après ce qu’il m’a raconté, il semblerait que ces grottes renferment je ne sais quelles pierres précieuses et que des individus viennent de temps en temps essayer d’en dénicher. Quand j’y réfléchis, il ne s’est pas fait prier pour parler, la discussion est allée bon train. J’ai relevé un détail intéressant : les gens d’ici continuent, comme par le passé, de considérer l’Empereur comme un maître immortel et quasi divin, même si par ailleurs ils ne savent pas grand-chose de l’Empire. Lorsque je lui ai parlé de la rébellion, en tout cas, il n’a pas voulu en croire un mot. »
Nargant se souvenait encore bien d’une période de sa vie où, pour lui aussi, l’Empereur était le centre de l’univers. Et même aujourd’hui, après vingt années d’une sécularisation difficile et sanglante, il sentait encore une douleur en lui, là où s’enracinait jadis sa foi ; une douleur mêlée de honte, du sentiment d’avoir échoué, d’avoir perdu quelque chose d’essentiel.
Le jeune rebelle ne connaissait pas tout cela. À l’époque, il n’était encore qu’un enfant, et son éducation n’avait jamais été confiée à la machinerie écrasante de la caste des prêtres. Il n’avait pas la moindre idée des souffrances et des tourments que quelqu’un comme Nargant devrait traîner avec lui pour le restant de ses jours.
« Par chance, j’avais posé la chaloupe à un endroit difficilement repérable ; je ne pense pas qu’il l’ait vue. Je vais quand même essayer de me trouver un autre campement pour la nuit. »
La journée s’acheva sans incident. Nillian survola différentes contrées et prit des photos qu’il transmit au vaisseau par radio. Nargant pouvait voir les clichés s’afficher sur le moniteur, des paysages désertiques s’étalant à perte de vue, de vieilles huttes biscornues et croulantes, et des sentiers difficilement reconnaissables qui s’étiraient à l’infini au fond de gorges rocheuses.
Le lendemain matin, Nillian abandonna son projet initial de faire tout simplement son entrée en ville pour y jeter un coup d’œil ; il passa la journée entière à essayer de mettre la main sur des voyageurs isolés, qu’ils fussent à pied ou perchés sur de petites montures. Il se posait suffisamment loin, allait à leur rencontre et leur posait des questions. C’est lors d’une de ces rencontres qu’il marchanda auprès d’une vieille femme une tenue vestimentaire locale complète en échange de son bracelet qui valait une somme astronomique. Nargant ne put s’empêcher d’être très impressionné par l’esprit de sacrifice dont Nillian avait fait montre, et il dut bien s’avouer soulagé par la prudence du rebelle.
Le jour suivant, vers midi, Nillian découvrit un homme qui visiblement s’était égaré dans le désert.
« Je l’observe depuis un bon moment. Je ne parviens pas à comprendre ce qu’un homme peut bien faire à pied par ici ; il ne peut venir que de la ville, et il a dû marcher au moins une journée à coup sûr pour arriver là. Il fait une chaleur torride et il n’y a pas la moindre goutte d’eau, nulle part. On dirait à chaque pas qu’il va s’effondrer. »
Il se tut pendant quelques instants.
« Maintenant, il ne se relève plus. Il a sans doute perdu connaissance. Bon, dans ces conditions, il ne risque pas de voir la chaloupe. Je vais en profiter pour me poser.
— Injecte-lui un sédatif, lui conseilla Nargant. Sinon, il va se réveiller auprès de toi dans la navette, et tu ne sais pas quelle réaction il aura.
— Bonne idée. C’est quelle fiole ? La jaune ?
— Oui. Ne lui donne qu’une demi-dose ; son cœur a sans doute pas mal souffert.
— Entendu. » Grâce aux bruits qui lui parvenaient du haut-parleur, Nargant suivit la progression des événements : Nillian prit l’homme inconscient dans ses bras et le transporta à l’ombre, au frais. Là, il lui fit avaler une bouteille et demie d’eau. Puis il fallut attendre que le miraculé reprenne ses esprits.
« Nargant, ici Nillian. »
Nargant se redressa sur son siège. Il s’était légèrement assoupi.
« Oui ?
Le haut-parleur émit quelques craquements et crépitements, puis Nillian lui demanda :
« Les “tapis de cheveux”, ça te dit quelque chose ? Nargant, perplexe, se gratta la poitrine en réfléchissant.
« Non, dit-il enfin. Tout ce que je peux en dire, c’est qu’à mon avis il devrait s’agir d’un tapis fait à partir de cheveux, ou du moins qui en a l’apparence. Pourquoi cette question ?
— J’ai parlé un peu avec cet homme. Il m’a raconté qu’il était, de métier, tisseur de tapis en cheveux. “Métier” n’est peut-être pas vraiment le terme approprié ; à l’entendre parler, il semblerait qu’il s’agisse plutôt d’une caste. En tout cas, j’ai voulu en avoir le cœur net, et il a réellement prétendu tisser un tapis en cheveux, en cheveux humains.
— En cheveux humains ? »
Nargant avait l’impression de n’être toujours pas bien réveillé. Pourquoi Nillian lui racontait-il tout cela ?
« Et ça m’a tout l’air d’être une affaire très coûteuse. Si je n’ai pas tout compris de travers, il ne lui faut pas moins d’une vie entière pour tisser un seul de ces tapis en cheveux.
— Ça m’a l’air plutôt étrange.
— C’est aussi ce que je lui ai dit, et, à voir ma tête, il n’en revenait pas. Tisser ces tapis doit, à coup sûr, être une sorte d’activité sacrée, ici. Ce n’est pas tout : comme je ne savais pas ce qu’était un tapis en cheveux, il en a immédiatement déduit que je venais d’une autre planète. »
Nargant respira avec peine.
« Et que lui as-tu répondu ?
— Qu’il avait raison. Après tout, pourquoi pas ? Je trouve intéressant que les gens d’ici connaissent l’existence d’autres mondes peuplés ; je ne m’y attendais pas, à en juger par l’aspect plutôt primitif de cette planète. »
À sa grande surprise, Nargant remarqua que ses mains tremblaient. Alors seulement il se sentit vraiment malade, malade de peur. Une angoisse l’étreignait, une angoisse qui ne se calmerait que lorsque cette aventure serait terminée et que Nillian serait de retour à bord ; une angoisse qui, contre toute raison, tentait de les prémunir tous deux face aux conséquences de leur évidente insubordination.
« Que comptes-tu faire à présent ? demanda-t-il en espérant que sa voix ne laisserait rien paraître de son trouble.
— Ces tapis en cheveux m’intéressent, expliqua Nillian sur un ton insouciant. Je l’ai prié de me montrer celui auquel il travaille, mais il m’a répondu que c’était impossible. Ne me demande pas pourquoi, je n’en sais rien ; il a vaguement bredouillé quelque chose que je n’ai pas compris. Mais nous allons rendre visite à l’un de ses collègues, lui aussi tisseur de tapis en cheveux, et là-bas je pourrai voir le sien. »
C’était une réaction purement physique. Sa raison savait pertinemment que les rebelles avaient une autre conception de la discipline, mais son corps, lui, l’ignorait et aurait préféré mourir plutôt que de ne pas exécuter un ordre reçu.
« Quand partez-vous ?
— Je lui ai donné un reconstituant ; je dois encore attendre qu’il fasse effet. Dans une heure peut-être. L’homme était franchement au bout du rouleau. Mais je n’ai pas réussi à lui faire dire ce qu’il fabriquait dans le désert. C’est plutôt mystérieux, toute cette histoire.
— Tu portes les vêtements de là-bas ?
— Bien sûr. Ils sont d’ailleurs d’un inconfort exquis, une vraie merveille ; capables de te démanger là où tu ne savais même pas que c’était possible.
— Quand aurai-je de tes nouvelles ?
— Aussitôt après la visite chez l’autre tisseur. On en a pour deux à trois bonnes heures de marche ; par chance, le soleil est déjà plutôt bas dans le ciel et la chaleur n’est plus aussi étouffante. Il est possible qu’on nous invite à passer la nuit, ce que je ne refuserai pas, évidemment.
— Tu gardes la radio sur toi, au cas où ?
— Naturellement. » Nillian éclata de rire. « Eh, tu te fais du souci pour moi maintenant ? »
Ces mots frappèrent Nargant en plein cœur. Non, il ne se faisait pas de souci pour Nillian, il dut bien se l’avouer, quelque odieux et ignoble que cela pût être. À la vérité, c’est pour lui-même qu’il se faisait du souci, pour ce qui se passerait s’il arrivait quelque chose à Nillian.
Il ne méritait pas la sympathie que le jeune rebelle lui témoignait, car il était incapable d’y répondre. Tout ce dont il était capable, c’était de lui envier sa légèreté et sa liberté intérieure, et, par comparaison, de sentir encore un peu plus les fers qui l’enchaînaient.
« Je tombe de fatigue, déclara-t-il, esquivant la question. Je vais essayer de dormir un peu. Bonne chance. Terminé.
— Merci. Terminé », répondit Nillian.
Nargant entendit un claquement distinct, et l’enregistreur s’arrêta de nouveau. Le pilote resta assis dans son fauteuil, appuya sa tête contre le dossier et ferma les yeux. Il avait l’impression que ses pupilles vibraient. Je ne vais pas pouvoir dormir, c’est sûr, pensa-t-il. Mais, avant même d’avoir relevé les paupières, il bascula dans le sommeil et sombra dans un rêve agité.
Lorsqu’il se réveilla, il mit un certain temps à se remémorer où il se trouvait et ce qui s’était passé. Le cerveau engourdi, il regarda fixement les chiffres affichés par l’horloge de bord, tentant vainement de déterminer combien de temps il avait dormi. En tout cas, le compteur de l’enregistreur n’avait pas bougé, ce qui signifiait que Nillian n’avait pas encore repris contact.
Il s’approcha d’un hublot et regarda dehors, en direction de la planète, de cette immense sphère qui flottait sous ses pieds. Sa surface d’un brun sale était recouverte par une zone floue et mouvante qui s’étalait d’un pôle à l’autre. L’aube. Ce fut comme un choc lorsqu’il comprit subitement que dans la contrée où Nillian se trouvait le petit jour pointait déjà. Il avait dormi toute la nuit.
Et Nillian ne s’était pas manifesté.
Il saisit le micro et activa l’émetteur d’un geste beaucoup trop brusque.
« Nillian ? »
Il attendit, mais rien ne vint briser le silence. Il se fit plus formel :
« Kalyt 9 à Nillian Jegetar Cuain, répondez ! »
Pas plus de réponse.
Le temps passa et Nillian ne donnait toujours pas signe de vie. Nargant ne quitta pas son fauteuil et, des heures durant, répéta des centaines de fois le nom de Nillian dans le micro. Il rembobina la bande magnétique et la réécouta, mais il n’y avait vraiment rien, pas le moindre message de Nillian. Il ne se rendit pas compte qu’il ne cessait de se mordre la lèvre inférieure et que le sang commençait de couler.
Il se sentait littéralement tiraillé par deux forces qui se le disputaient, tels les éléments d’une nature déchaînée. D’un côté, l’ordre donné, l’ordre clair, précis et irrévocable, de ne pas se poser sur les planètes à observer, et l’obéissance, l’obéissance dont il avait autrefois été si fier. Depuis le début, il savait que cette aventure finirait mal, depuis le début. Un homme seul, tout seul sur une planète inconnue, affrontant une culture inconnue qui n’avait, depuis des dizaines de milliers d’années, plus aucun contact avec l’Empire… Sur quoi pouvait déboucher la course de cet homme, sinon sur sa propre perte ?
Mais, de l’autre côté, il y avait l’amitié, ce sentiment tout nouveau pour lui, et la certitude que quelque part, là, à la surface de la planète, un homme, en ce moment précis, était peut-être dans une situation périlleuse et plaçait tous ses espoirs en lui ; un homme qui croyait en Nargant et qui avait tenté de gagner son amitié, en dépit de l’embarras que ces choses-là, il le savait, provoquaient chez le soldat impérial. Peut-être en cet instant Nillian levait-il les yeux vers le sombre ciel nocturne et, au-delà, vers le frêle petit vaisseau spatial qu’il savait s’y trouver, et peut-être attendait-il du secours.
Nargant inspira profondément et se raidit de tout son corps. Il avait pris une décision, et cette décision lui donnait de nouvelles forces. En quelques gestes maintes fois étudiés, il prépara le lancement d’un message radio.
« Ici Nargant, pilote du vaisseau expéditionnaire Kalyt 9. J’appelle le croiseur lourd Trikood, sous la direction du commandant Jerom Karswant. Attention, ceci est un appel d’urgence ! »
Pause. Sans se rendre compte de ce qu’il faisait, Nargant épongea la sueur qui perlait sur son front. Pour lui, il ne s’agissait pas que d’un simple message radio ; c’était comme s’il était contraint, pour dire et faire ce qui devait l’être, de mobiliser toutes ses forces. Il savait qu’il ne devait pas trop réfléchir, sans quoi il finirait par ne pas envoyer le message. Juste parler, et émettre aussitôt. Pour le reste, advienne que pourra. Il lâcha la touche pause.
« Contrevenant aux ordres que nous avions reçus, mon équipier Nillian Jegetar Cuain s’est posé, il y a de cela trois jours, temps standard, à la surface de la planète G-101/2, afin de se livrer à des études complémentaires sur les autochtones. Son dernier appel radio remonte maintenant à huit heures. Les événements suivants sont à signaler… »
Il fit un rapport bref, complet, sans se soucier des tremblements qui agitaient ses jambes.
« J’attends vos instructions. Nargant, à bord de Kalyt 9. Temps standard 18-3-178002, dernières mesures 4-2. Secteur 2014-BQA-57, en orbite autour de la deuxième planète du soleil G-101. Terminé. »
Lorsqu’il lança le message, il était en nage. Maintenant, les dés étaient jetés. Les informations, décomposées en particules si infimes qu’elles défiaient l’entendement, filaient vers leur objectif, et personne ne pourrait plus les rattraper. Nargant reposa le micro et s’installa en vue d’une longue attente. Il était fatigué, mais il savait qu’il ne pourrait pas dormir.
Pendant les heures qui suivirent, il ne cessa de répéter le nom de Nillian dans l’appareil de transmission électromagnétique. Ses nerfs étaient à vif, et le pressentiment qu’un malheur n’allait pas tarder à se produire le rongeait.
Soudain, le voyant du récepteur de la console de transmission vira à l’orange, et l’enregistreur se mit automatiquement en marche. Nargant sortit en sursaut d’un demi-sommeil agité. C’était le vaisseau amiral de la flotte Gheera.
« Ici le croiseur lourd Trikood. Kalyt 9, nous confirmons réception de votre message temps standard 18-3-178002. Le commandement de l’expédition vous ordonne d’interrompre vos recherches et de rentrer au plus vite. Terminé. »
Le temps parut s’arrêter. Brusquement, Nargant ne perçut plus que les battements saccadés de son cœur et le bouillonnement du sang dans ses oreilles. « Faute ! Faute ! Faute ! » croyait-il entendre, martelé sans répit au rythme de son pouls. Il avait fait une faute. Il avait permis qu’une faute fût commise. Il n’avait pas respecté les ordres et serait puni sans indulgence. Tout ce qu’il pouvait encore faire pour sauver son honneur, c’était de rentrer aussi vite et aussi humblement que possible pour se soumettre à la punition.
Ses mains s’affairèrent sur les curseurs. Les murmures et les chuchotements des appareils dans la cabine de pilotage s’estompèrent lorsque les énormes machines dans le ventre du vaisseau se réveillèrent et ébranlèrent le fuselage. La peur avait effacé toute pensée, et même le souvenir de Nillian. Une aiguille passa de la zone rouge à la verte tandis que des agrégats grossiers, à grand renfort de coups sourds, pompaient de l’énergie dans les propulseurs ; alors, Nargant accéléra et dirigea le petit vaisseau vers le sombre voile stellaire. Chacun de ses mouvements témoignait de l’expérience accumulée pendant toute une vie ; même à demi-mort, il aurait encore été capable de piloter l’engin. Sans un geste superflu, il prépara la phase de dépassement de la vitesse de la lumière, et peu de temps après le Kalyt 9 passa dans cette dimension régie par d’autres lois, là où le mouvement ne connaît aucune limite mais où l’individu se retrouve coupé du reste de l’univers. Aucun message radio ne peut atteindre un vaisseau spatial lancé dans cette insaisissable autre dimension.
Voilà pourquoi Nargant manqua de quelques minutes l’arrivée de la véritable réponse à son appel d’urgence.
« Kalyt 9, c’est le commandant Jerom Karswant, à bord du Trikood, qui vous parle. Attention, par le présent appel j’annule les dernières instructions que vous avez reçues. Cet ordre était une consigne standard qui s’adressait à tous les vaisseaux expéditionnaires. Nargant, restez en orbite autour de G-101/2 et continuez à essayer d’entrer en contact radio avec Nillian. Je vous envoie le croiseur léger Salkantar. Ordre d’évaluer le point d’immersion le plus proche pour un navire de cette taille et d’envoyer ses coordonnées exactes afin que le Salkantar vous rejoigne le plus vite possible ! Je répète : ne regagnez pas la base, maintenez votre position et facilitez l’approche du Salkantar. Les secours sont en route. »
Ce n’est que bien longtemps après, lorsque la navette Kalyt 9 eut réintégré le camp de base de l’expédition Gheera et qu’elle eut envoyé de nombreux appels à l’adresse du Salkantar qui, sans succès, avait tenté seul une approche de l’étoile G-101 en s’appuyant sur des cartes imprécises et inexactes que Nargant comprit ce qui s’était passé : dans la panique, il n’avait pas remarqué que le message qu’il avait pris pour la réponse à son appel de détresse lui était parvenu à une vitesse défiant les lois de la physique et qu’il s’agissait en réalité d’un message de routine adressé à tous les vaisseaux expéditionnaires. Il comprit également que, dans son retour précipité, il en avait oublié son équipier, le livrant ainsi à une mort quasi certaine.
Il eut une entrevue désagréable avec le commandant de la flotte expéditionnaire, un homme gras à face de taureau, mais le vieux général des rebelles ne le punit pas.
Et c’était peut-être là la punition la plus sévère qui fût.
À compter de ce jour, chaque matin, lorsque Nargant se regardait dans le miroir, il se disait à lui-même à haute voix : « Il n’y a plus d’Empereur. » Et chaque fois qu’il prononçait ces mots il sentait sourdre en lui une angoisse profonde qui le paralysait, et il se remémorait l’homme qui lui avait offert sa confiance et son amitié. Il aurait tellement aimé pouvoir répondre à l’une comme à l’autre, mais il s’en était montré incapable.