CHAPITRE IV



LE TAPIS PERDU


PAR LA SUITE, il ne parvint plus à se rappeler ce qui l’avait réveillé, l’odeur de brûlé, le crépitement des flammes ou autre chose encore. Il avait bondi de son lit en hurlant, et sa seule pensée avait été : Le tapis !

Il hurlait, il hurlait aussi fort qu’il pouvait, il hurlait face au feu déchaîné qui craquait de toutes parts ; sa voix résonnait dans chaque recoin de la grande maison.

« Au feu ! Au feu ! »

Il ne voyait plus rien que les flammes qui serpentaient comme autant de langues de feu et qui le narguaient de leurs reflets rouge orangé dansant sur les murs et les portes ; il ne distinguait plus que les traînées de suie qui surgissaient comme de sombres fantômes et la fumée qui tourbillonnait au plafond en de lourdes volutes brûlantes. Il se dégagea des mains qui tentaient de le retenir ; il ignora les voix qui criaient son nom. Ses yeux ne voyaient plus qu’une chose : le feu. Le feu qui allait réduire en cendres l’œuvre de sa vie.

« Borlon, non ! Sauve-toi… ! »

Il se précipita sans se soucier de ses femmes. Le nuage de fumée fondit sur lui pour le happer, lui arracha des larmes et enflamma ses poumons. Il réussit à s’emparer d’un lambeau d’étoffe qu’il se colla sur le visage. Une cruche en terre se brisa sur le sol, il trébucha sur des éclats et reprit sa course. Le tapis. Il fallait qu’il sauve le tapis. Qu’il sauve le tapis ou qu’il meure.

Le feu déchaîné progressait dans la maison avec une violence inimaginable, tel un ouragan hurlant de rage, vainement en quête d’un adversaire à sa taille. À demi asphyxié, Borlon atteignit le pied de l’escalier qui menait à l’atelier, au moment précis où les marches de bois s’effondraient dans un nuage de suie et d’étincelles. D’un œil ébahi, il vit les langues de feu sauter en un ballet sauvage sur la balustrade où se dressait le châssis ; il entendit le bruit des lambourdes qui commençaient lentement à céder. On aurait dit le cri désespéré d’un enfant. Puis quelque chose en lui prit le contrôle, quelque chose qui savait qu’il était trop tard et qui le fit battre en retraite.

Lorsqu’il eut rejoint sa famille qui s’était mise en sécurité dehors, à bonne distance du brasier, tout se passa très vite. Il se retrouva encadré par Karvita, sa femme, et Narana, sa concubine ; d’un visage de marbre, les sens engourdis, il contempla le spectacle des flammes qui s’engouffraient dans chaque recoin de la très vieille maison, dévorant tout sur leur passage, faisant voler les vitres en éclats avant de lécher les pourtours des fenêtres comme pour mieux les narguer, lui et les siens, de leurs langues de feu obscènes. Il vit la toiture se mettre soudain à rougeoyer jusqu’à en devenir translucide et finalement s’effondrer en libérant un nuage d’étincelles incandescentes. Elles planèrent là un instant dans la nuit, multitude d’étoiles virevoltant en une douce valse ; puis elles s’éteignirent peu à peu, tandis que le feu sous elles ne trouvait plus de quoi s’alimenter. À la fin, les quelques maigres braises persistantes parvenaient tout juste à diffuser dans l’obscurité une faible clarté.

Comment cela a-t-il pu se produire ?

La question lui brûlait les lèvres, mais Borlon ne parvenait à articuler le moindre mot. Il ne pouvait que fixer en silence les murs calcinés, et son esprit se refusait à mesurer toute l’ampleur de l’événement.

Il aurait pu rester planté là, immobile, jusqu’aux premières lueurs de l’aube, incapable de savoir ce qu’il convenait de faire. C’est donc Karvita qui, après de brèves recherches, dénicha dans les décombres les restes calcinés de la cassette qui contenait leur argent ; elle enfouit dans son fichu les pièces noires de suie. Et c’est encore Karvita qui, bravant le froid mordant de la nuit, les guida tous trois sur le pénible sentier qui les conduisit jusqu’à la maison de ses parents, à la lisière de la ville.


« C’est ma faute. »

Il prononça ces mots sans regarder personne, les yeux douloureusement rivés au loin. Une souffrance indicible lui déchirait la poitrine, et quelque chose en lui espérait atténuer le tourment de la juste sentence en la précipitant, en s’accusant lui-même, en se déclarant coupable.

« Tu dis n’importe quoi, lui rétorqua sa femme d’une voix sans appel. Nul ne sait qui est responsable. Et puis tu ferais mieux de manger enfin quelque chose. »

Le ton de sa voix lui fit mal. Il lui lança un bref coup d’œil en biais, tentant de redécouvrir en elle la jeune fille fière dont il était autrefois tombé amoureux, cette jeune fille aux cheveux noirs d’une longueur époustouflante. Elle s’était toujours montrée si froide, si distante ; et durant toutes ces années il n’était pas parvenu à rompre la glace. Au contraire, son propre cœur s’y était lui aussi peu à peu refroidi.

Sans un mot, Narana lui tendit par-dessus la table une assiette de brouet. Puis, à demi apeurée, comme si elle s’était avancée trop près, elle se recala bien au fond de sa chaise. La concubine de Borlon, une gracieuse jeune femme blonde qui aurait pu être leur fille à tous les deux, mangeait doucement et en silence, penchée sur son assiette, comme si elle avait voulu se rendre invisible.

Borlon le savait : Narana avait le sentiment que Karvita la haïssait, et c’était probablement vrai. Lorsque tous trois se trouvaient dans la même pièce, l’air se chargeait d’une tension palpable. Karvita, avec sa roideur habituelle, n’en laissait rien paraître, mais Borlon était persuadé qu’elle jalousait la jeune concubine dont il partageait la couche.

Aurait-il dû pour autant y renoncer ? Narana était la seule femme qu’il avait jamais quittée au matin le cœur apaisé. Elle était jeune, timide, farouche, et à l’origine, s’il l’avait prise pour compagne, c’était uniquement pour sa magnifique chevelure blonde comme blé qui produisait un contraste incroyablement saisissant avec celle de Karvita. Et elle avait passé quelques années près d’eux, dans cette maison, sans que Borlon la touchât, avant que Karvita elle-même ne lui conseille un jour de s’introduire dans son lit.

Quand il était seul avec elle, Narana pouvait se montrer tout à fait détendue, passionnée et d’une tendresse empreinte de gratitude. Elle était le rayon de soleil de sa vie. Mais dans le même temps il avait eu le sentiment que le cœur de Karvita se renfermait, jusqu’à devenir inaccessible, et il s’en attribuait la responsabilité. D’un regard en coin, il vit Karvita passer la main dans ses cheveux, et, par pure habitude, il commença de tendre la sienne pour qu’elle y dépose les longs fils d’ébène restés accrochés entre ses doigts. Brusquement, il prit conscience de ce qu’il était en train de faire et il se figea, la main déjà à moitié tendue. Il n’y avait plus de tapis, non, plus de tapis à achever. Il sentit ce souvenir raviver la flamme de douleur dans sa poitrine.

« Ne te fais pas de reproches, à quoi bon maintenant ? lui dit Karvita qui avait vu son geste. Ce n’est pas de te torturer ainsi qui nous ramènera le tapis ni la maison. N’importe quoi peut être à l’origine de l’incendie : une étincelle de l’âtre, une braise restée dans la cendre ou Dieu sait quoi encore.

— Mais qu’est-ce que je dois faire maintenant ? gémit Borlon, totalement désemparé.

— Avant toute chose, nous devons faire reconstruire la maison. Après, tu commenceras un nouveau tapis. »

Borlon leva les mains à hauteur de ses yeux et regarda le bout de ses doigts où des années de travail, des années à pousser l’aiguille, avaient tracé de profonds sillons.

« Mais qu’ai-je donc fait pour mériter cela ? Je ne suis plus assez jeune pour pouvoir achever un autre tapis aux dimensions voulues. J’ai deux femmes qui ont les cheveux les plus merveilleux que l’Empire ait jamais vus, et, au lieu de les tisser en un chef-d’œuvre qui ravisse les yeux de l’Empereur, je ne serai capable de produire qu’une ridicule carpette.

— Borlon, ça suffit maintenant. Cesse de te lamenter sur ton sort. Tu aurais pu périr dans les flammes. Là, oui, ta vie aurait vraiment été un échec. »

À présent, elle était réellement en colère. C’est sans doute pourquoi elle ajouta :

« Et puis, de toute façon, tu n’as pas encore d’héritier, alors la taille du tapis n’a pas une importance si capitale. »

Oui, pensa Borlon amèrement. Cela non plus, je n’y suis pas parvenu. Un homme avec deux femmes qui n’avait pas d’enfants n’était pas en droit de s’en prendre à qui que ce fût excepté à lui-même.


Borlon crut voir percer dans les yeux de sa belle-mère une pointe de désapprobation, et même de mépris, lorsque la vieille petite femme vit entrer le maître de la Guilde des tisseurs.

« Je ne peux te dire à quel point je suis désolé, Borlon, dit le nouveau venu. Cela m’a bouleversé, quand ta femme m’a tout raconté !… Un tel malheur ne s’était pas produit depuis des siècles et des siècles ! »

Voulait-il l’humilier ? Remuer le couteau dans la plaie et lui ressasser à quel point lui, Borlon, était un raté ? Il toisa le maître de la Guilde, son corps maigre tout en longueur et ses cheveux grisonnants en bataille. Borlon n’avait encore jamais vu le vieux tisseur dans un tel état.

Il avait l’air sincère. Le vieil homme, qui d’ordinaire s’en tenait toujours aux faits et ne se départissait jamais de son sérieux, était profondément ému et réellement plein de compassion.

« Quand cela s’est-il passé ? La nuit dernière ? demanda-t-il en s’asseyant. Personne n’est encore au courant, en ville…

— Je ne veux pas que cela fasse le tour de la ville, dit Borlon d’un ton embarrassé.

— Mais pourquoi ? Tu vas avoir besoin de toute l’aide possible au contraire…

— Je n’en veux pas », s’obstina Borlon.

Le maître de la Guilde le scruta attentivement pendant un moment, puis il hocha la tête en signe de compréhension.

« Bon. Au moins, tu m’as mis au courant, moi. Et tu attends mes conseils. »

Borlon observa sa large main posée lourdement sur la table de bois brut : le sang affluait dans ses veines, de manière presque imperceptible mais continue. Lorsqu’il entreprit de répondre, il eut l’impression que ce n’était pas lui qui parlait ; il s’écoutait et il avait le sentiment d’entendre Karvita s’exprimer par sa bouche. D’une voix d’abord hésitante, puis, une fois qu’il se fut lancé, avec de plus en plus d’aisance, il répéta ce qu’elle lui avait enjoint de dire.

« Il s’agit de ma maison, maître. Il faut que nous la reconstruisions, j’ai besoin d’un nouveau châssis, de nouveaux outils. Mais je n’ai plus assez d’argent pour payer tout cela. Mon père a vendu son tapis à un très mauvais prix, à l’époque… »

Mon père était déjà un raté lui aussi, songea-t-il. Il a tissé un magnifique tapis et l’a cédé pour une misérable bouchée de pain. Mais lui, en tout cas, tout raté qu’il fût, il a bel et bien achevé son tapis. On ne peut pas en dire autant de son fils…

« Je sais.

— Alors ?

— Tu penses à un crédit à long terme…

— Oui. »

Le vieux tisseur écarta lentement les mains en un geste de regret.

« Borlon, je t’en prie, ne me mets pas dans l’embarras. Tu connais le règlement de la Guilde. Si tu n’as pas de fils, on ne peut t’accorder de crédit. »

Borlon devait lutter de toutes ses forces pour ne pas sombrer dans le trou noir sans fond vers lequel il se sentait attiré.

« Je n’ai pas de fils. J’ai deux femmes et aucune ne peut me donner d’enfant…

— Alors c’est sans doute que cela ne tient pas aux femmes. » Oh non. Bien sûr que non.

Il dévisagea le maître de la Guilde. Là, il aurait dû dire quelque chose, mais il avait oublié quoi. Ou bien n’y avait-il rien qu’il pût répondre à cela.

« Réfléchis une seconde, Borlon. Ce crédit courrait sur cent vingt ou cent soixante ans. Même les enfants de tes enfants devraient finir de le rembourser. Une telle décision ne se prend pas à la légère. Et, bien sûr, la caisse de la Guilde a besoin de certaines garanties. Si tout laisse à penser que tu ne peux concevoir d’héritier, dans ces conditions, nous ne pouvons t’accorder de crédit à long terme. Tel est le sens du règlement. Et même en admettant que tu aies un fils, nous prenons de gros risques, car qui sait si ton fils à son tour sera capable d’engendrer un fils ?

— Et un crédit à court terme ? demanda Borlon.

— Avec quoi le rembourseras-tu ? demanda le maître de la Guilde d’un ton tranchant.

— Je tisserai un nouveau tapis, assura Borlon précipitamment. Si je ne devais pas avoir d’héritier, je pourrais ainsi rembourser le crédit ; et, si le ciel daigne tout de même me donner un jour un fils, on pourra toujours modifier les échéances… »

Le vieil homme poussa un soupir.

« Je suis désolé, Borlon. Je suis vraiment désolé pour toi, car je t’ai toujours beaucoup estimé et j’aimais bien le tapis que tu avais tissé. Mais, en tant que maître de cette Guilde, j’ai aussi certains devoirs, et pour le moment je pense avoir des choses une vision plus réaliste que toi. Premièrement, tu n’es plus de toute première jeunesse, Borlon. Le tapis que tu projettes de réaliser, à ton avis, quelles dimensions pourra-t-il bien faire, même si tu y travailles jusqu’à t’en rendre aveugle ? Et un tapis qui n’a pas la taille requise ne se vend qu’à un prix très bas, sans aucune mesure avec celui d’un tapis dans les normes, tu le sais aussi bien que moi. La plupart du temps, il faut déjà s’estimer heureux si l’on trouve un marchand qui accepte de le prendre. Deuxièmement, il va te falloir l’élaborer sur un nouveau châssis, avec un bois qui n’aura pas travaillé pendant des décennies sous la tension de l’ouvrage et qui devra se faire. On le sait bien, et tu le sais aussi : on ne peut espérer obtenir, sur un châssis neuf, une qualité comparable à celle d’un châssis ancien. Tu as l’intention de construire une maison, et il faut bien que tu vives. Je ne vois pas comment tu pourrais y arriver. »

Borlon écoutait attentivement, et il n’en croyait pas ses oreilles. Le maître de la Guilde que, du temps des jours heureux, il avait considéré comme son ami et dont il avait espéré qu’il pourrait lui apporter son soutien, c’était celui-là même qui était en train de lui asséner coup sur coup sans aucune pitié.

« Mais… que dois-je faire alors ? »

Le vieil homme baissa les yeux et dit doucement :

« Il est plus d’une fois arrivé que la lignée d’un tisseur de tapis s’éteigne. Nombreux ceux qui sont morts jeunes ou sans héritier. On a connu cela de tout temps. Dans ce cas, la Guilde se met en quête d’un homme désireux de prendre la place vacante et de fonder une nouvelle lignée, elle prend en charge sa formation et…

— Et lui concède un crédit.

— Si cet homme a un fils, oui. »

Borlon hésita.

« L’une des femmes… Narana… Elle est peut-être enceinte… »

C’était un mensonge, et ils le savaient tous deux.

« Si elle devait te donner un fils, le crédit ne poserait plus de problème, je te le promets », dit le maître de la Guilde en se levant.

Arrivé sur le pas de la porte, il se retourna une fois encore.

« Nous avons beaucoup parlé d’argent, Borlon, et peu du sens de notre travail. Je pense que tu devrais mettre à profit cette période difficile en essayant de revigorer ta foi. Un prédicateur est en ville, à ce que j’ai entendu dire ; ce serait peut-être une bonne idée que tu lui rendes visite à l’occasion. »


Après le départ du maître de la Guilde, Borlon resta assis sans bouger, perdu dans de sombres pensées. Karvita ne se fit pas attendre bien longtemps : elle entra dans la pièce, impatiente de connaître le résultat de l’entrevue. De mauvaise grâce, Borlon se contenta de secouer la tête.

« Ils ne veulent rien me prêter parce que je n’ai pas de fils, finit-il par expliquer, voyant qu’elle ne le laisserait pas en paix avant qu’il n’ait répondu.

— Eh bien, nous n’avons qu’à essayer à nouveau, répondit-elle aussitôt. Je suis encore en âge d’avoir des enfants. » D’une voix hésitante elle ajouta : « Et Narana encore davantage. »

Pourquoi les choses étaient-elles ainsi ? Pourquoi fallait-il toujours que les choses fussent ainsi ? Une vie entière passée à tisser un seul et unique tapis…

« Et si malgré tout cela ne donne rien ? Karvita, nous sommes ensemble depuis si longtemps, pourquoi n’avons-nous pas d’enfants ? »

Elle le scruta attentivement tout en enroulant autour de ses doigts une mèche de sa longue et sombre chevelure aux reflets bleutés. Puis elle dit posément :

« Il faut que ce soit l’une de tes femmes qui mette ton fils au monde. Mais rien ne t’oblige à… le concevoir toi-même. »

Qu’osait-elle lui proposer là ? Déjà marqué par le destin, tombé dans le dénuement le plus complet, fallait-il en plus qu’il se laisse déshonorer ?

« Il faudrait bien sûr agir dans la plus grande discrétion, ajouta-t-elle, suivant le cours de ses pensées.

— Karvita ! »

Elle leva les yeux vers les siens et, saisie d’effroi, s’arrêta net.

« Pardonne-moi, c’était juste une idée, rien de plus.

— Tu en as encore d’autres comme celle-là ? »

Elle ne répondit pas. Puis, après avoir jeté un regard furtif en sa direction, elle reprit :

« Puisque la Guilde n’est pas disposée à t’aider, peut-être as-tu des amis qui te consentiraient un prêt. Nous pourrions demander à certains des tisseurs les plus aisés. Bénégoran par exemple ; il possède bien plus d’argent que sa famille et lui ne pourront jamais en dépenser.

— Bénégoran est très près de ses sous. Et, s’il est aussi riche, c’est justement parce qu’il est près de ses sous.

— Je connais très bien une de ses femmes. Je pourrais lui en toucher discrètement un mot à l’occasion. »

Elle se tenait sur le pas de la porte. Borlon la regarda et, soudain, il revit en elle la jeune fille qu’elle avait été ; il se rappela comment, des années auparavant, par une fin d’après-midi semblable à celle-ci, elle s’était tenue dans l’encoignure de cette même porte, dans cette même position. Borlon en eut un pincement au cœur, et il éprouva envers lui-même une profonde aversion pour tous les moments où il s’était montré injuste avec elle et où il lui avait fait du mal.

Il se leva pour la prendre dans ses bras, mais au dernier moment il se ravisa et lui tourna le dos pour venir se mettre devant la fenêtre.

« Oui, dit-il. Mais pour le moment je ne veux pas que toute la ville soit au courant.

— Nous ne pourrons plus le cacher bien longtemps. Tôt ou tard, il faudra le leur dire. »

Borlon pensa aux maisons isolées des tisseurs, perdues dans les gorges et les vallées qui entouraient la ville. Il n’existait sans doute nul point alentour d’où l’on aurait pu apercevoir d’un même coup d’œil deux de ces demeures. Eussent-ils tous péri dans les flammes, un long délai se serait écoulé avant que les villageois ne remarquent leur disparition.

Ce serait vraisemblablement l’une des marchandes ambulantes qui finirait par découvrir les ruines de la maison carbonisée et par colporter la nouvelle.

« Dans ce cas, mieux vaut que cela arrive le plus tard possible. Quand notre situation se sera un peu éclaircie. »

Le soleil, une fois de plus, avait achevé sa course et se fondait à l’horizon. Borlon pouvait apercevoir les portes de la cité ainsi que quelques vieilles femmes qui s’y étaient arrêtées pour bavarder. Un homme d’un certain âge quitta la ville précipitamment ; Borlon eut l’impression que son visage lui était familier mais, sur le moment, il ne parvint pas à se souvenir d’où il le connaissait. Ce ne fut que lorsqu’il eut disparu de son champ de vision que cela lui revint : c’était le professeur. Il lui était arrivé, autrefois, de rendre visite à Borlon et aux siens pour s’enquérir d’éventuels enfants ; mais cela faisait déjà bien des années qu’il ne se donnait plus cette peine, et, dans l’intervalle, Borlon avait même oublié son nom.

Je ne connais plus les gens de la ville, pensa-t-il. J’avais déjà atteint le stade où un tisseur ne quitte plus sa maison. Parmi tous les sentiments qui l’agitaient à cet instant précis se mêlait aussi une violente déception, la déception d’un homme lancé, au prix de tous ses efforts, dans une grande aventure, mais obligé de renoncer tout près du but.

Alors, la fatigue accumulée au cours de la journée se fit sentir jusque dans sa chair : la longue marche dans la nuit, les courtes heures d’un sommeil agité, entrecoupé de perpétuels réveils en sursaut ; au matin, le départ du petit groupe retourné passer en revue les restes calcinés de la maison, sauver des cendres les quelques ustensiles qui pouvaient encore l’être et évaluer les dégâts. Borlon prit une bouteille de vin et deux gobelets. Brusquement, l’odeur âcre de la cendre lui emplit à nouveau les narines et il eut l’impression de sentir sur sa langue le goût de la fumée.

Il tendit un gobelet à Karvita et en garda un pour lui. Puis il ouvrit la bouteille.

« Viens, dit-il. Buvons. »


Le lendemain matin, il fut sur pied de bonne heure et sortit se promener dans les rues de la ville. Pour la première fois de sa vie, il avait en une seule et même nuit partagé la couche de ses deux femmes ; et, là encore pour la première fois de sa vie, il n’était pas parvenu à l’extase, ni dans un cas ni dans l’autre.

Ma vie se dérobe sous mes pieds, pensa-t-il. Elle s’écroule morceau par morceau, l’échec tisse sa toile autour de moi et il finira par m’engloutir.

Personne ne faisait attention à lui et cela lui convenait parfaitement. C’était une sensation agréable que d’être invisible, de passer inaperçu et de ne point laisser de trace derrière soi. Il avait craint que la chose ne se soit déjà ébruitée, il avait craint d’être l’objet de regards en coin et de chuchotements dans son dos. Mais les villageois avaient d’autres sujets de préoccupation ; d’après les bribes de conversations qu’il saisit en passant près des gens, un hérétique s’était fait lapider la veille au soir, sur ordre d’un prêcheur itinérant qui était en ville depuis deux jours.

Borlon se rappela le conseil du maître de la Guilde et se dirigea vers la Grand-Place. Peut-être était-ce réellement une question de foi. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait plus pensé à l’Empereur, obnubilé qu’il était par son tapis et ses futiles petits problèmes personnels. Il avait perdu le sens de l’immensité, de la totalité, et, si rien n’était arrivé, il aurait pu continuer ainsi jusqu’à la fin de ses jours.

L’incendie était peut-être sa punition. Je ne veux pas de ton tapis si tu n’y as pas mêlé le sang de ton cœur et l’amour que tu me portes : voilà ce que l’Empereur semblait ainsi vouloir lui signifier.

Curieusement, ces pensées l’apaisèrent. À présent, tout, ou cela au moins, semblait pouvoir s’expliquer. Il avait failli, en conséquence de quoi il avait mérité une punition. Ce n’était pas à lui de porter de jugement ; ce qui était arrivé devait arriver, c’était dans la juste logique des choses, et il devait l’accepter sans regimber.

La Grand-Place était presque déserte. Quelques femmes étaient assises à l’écart et proposaient une maigre quantité de légumes qu’elles avaient disposés sur de vieilles toiles râpées ; comme les acheteurs étaient rares, elles jacassaient pour passer le temps. Borlon s’approcha de l’une d’elles et, au regard qu’elle lui lança, il vit qu’elle ne l’avait pas reconnu. Il lui demanda où il pouvait trouver le prêcheur itinérant.

« Le prédicateur ? Il a repris la route à la première heure », lui répondit-elle.

Une grosse femme à la mâchoire inférieure édentée se mêla à la conversation :

« Son prêche était si émouvant ! Dommage qu’il ne soit resté qu’une journée.

— C’est bizarre, non ? ajouta une troisième femme à la voix désagréablement criarde. Je veux dire, d’ordinaire on n’arrive pas à se débarrasser de saints hommes comme lui. Je trouve bizarre qu’il soit déjà reparti.

— Oui, c’est vrai, acquiesça la grosse femme édentée. J’ai assisté à son sermon, hier matin, et il a énuméré par le menu les thèmes dont il avait prévu de nous parler.

— Voulez-vous acheter quelque chose, monsieur ? demanda la première en s’adressant à Borlon. J’ai des karaquis de toute première fraîcheur… ou des bottes de racines, là, très bon marché…

— Non. » Borlon secoua la tête. « Merci. Je voulais juste savoir… pour le prédicateur… »

Tout était sombre et triste. L’étau de la loi se resserrait sur lui, on ne le laisserait pas s’enfuir comme un voleur tentant d’échapper à ses responsabilités.

Les maisons bordant la Grand-Place le fixaient de leurs fenêtres obscures comme autant d’yeux noirs et curieux. Il se tint immobile un moment, et la sensation l’envahit de sombrer dans un puits sans fond, condamné à une chute éternelle sans retour ni rédemption. Il se détourna brusquement et prit le chemin de la maison.

Lorsqu’il fut de retour, il rencontra le père de Karvita, un homme âgé et de petite taille, tisserand de son état et qui, comme tous les tisserands, manifestait un profond respect et une sincère vénération pour les tisseurs. Il s’était toujours montré très obséquieux à l’égard de Borlon ; mais aujourd’hui Borlon crut déceler, même chez lui, une pointe de mépris dans le regard.

Ils se saluèrent d’un simple signe de tête. Borlon se précipita à l’intérieur et monta quatre à quatre l’escalier qui menait à la chambre de Narana. Elle était assise sur une chaise près de la fenêtre, calme et timide comme à son habitude, paraissant bien plus petite et plus jeune qu’elle n’était en réalité. Elle cousait. Il lui arracha son ouvrage des mains et, sans dire un mot, l’emporta sur le lit, lui releva la jupe, défit son pantalon, la pénétra immédiatement et la posséda violemment, laissant échapper son désespoir en de rapides saccades. Puis il s’effondra près d’elle sur le lit, haletant, les yeux fixés au plafond.

Elle ne rajusta pas sa jupe mais serra ses mains entre ses cuisses.

« Tu m’as fait mal, dit-elle doucement.

— Je suis désolé.

— Tu ne m’avais encore jamais fait mal, Borlon. » Elle était presque étonnée. « J’ignorais que cela pouvait faire mal. »

Il se tut. Il resta juste étendu là, perdu dans ses pensées. Au bout d’un moment, elle se retourna vers lui ; les yeux grands ouverts, pensive, elle examina son visage et se mit à le caresser doucement. Il savait qu’il ne le méritait pas, mais il la laissa faire tout en tentant désespérément de comprendre ce qui n’allait pas.

« Tu te fais trop de mauvais sang, Borlon, murmura-t-elle. Regarde les choses en face : avant que la maison ne brûle, nous avions assez d’argent pour vivre le restant de nos jours. Maintenant, nous n’avons plus de maison mais nous avons toujours l’argent. Alors que pourrait-il nous arriver ? »

Il ferma les yeux et sentit battre son cœur. Ce n’était pas aussi simple.

« Le tapis, chuchota-t-il. Je n’ai plus de tapis. »

Ses mains continuèrent de caresser son visage.

« Borlon… tu n’auras peut-être jamais de fils. À quoi pourrait donc bien te servir un tapis ? Et puis, si tu meurs sans héritier, le produit de la vente reviendra à la Guilde. La Guilde qui refuse de t’aider.

— Mais l’Empereur…

— L’Empereur reçoit tellement de tapis qu’il ne sait certainement plus qu’en faire. Un de plus ou un de moins, ce n’est sûrement pas cela qui changera grand-chose. »

Il se redressa brusquement.

« Tu ne comprends pas. Si je meurs sans avoir achevé de tapis, ma vie n’aura eu aucun sens. »

Il se leva, se rajusta et se dirigea vers la porte. Narana était toujours étendue sur le lit, une main entre ses cuisses nues ; ses yeux étaient ceux d’un animal blessé. Il aurait voulu lui dire quelque chose, n’importe quoi, qu’il avait honte, il aurait voulu lui parler de la douleur qui déchirait son cœur, mais il ne put trouver les mots.

« Je suis désolé », dit-il en quittant la chambre.

Si seulement il avait su ce qui n’allait pas ! La culpabilité grandissait, grandissait autour de lui, et il ne voyait pas d’issue. En redescendant l’escalier d’un pas pesant et mal assuré, il eut à chaque marche l’impression qu’il allait tomber et se briser comme un pot de terre.

Il n’y avait personne dans la cuisine. Sur la table, il vit la bouteille de vin et les gobelets de la veille. Il en remplit un sans se donner la peine de le rincer et se mit à boire.

« J’ai parlé à Bénégoran, dit Karvita. Il veut bien te prêter l’argent pour la nouvelle maison et pour acheter un châssis neuf. »

Borlon avait passé tout l’après-midi assis à la fenêtre de la cuisine sans dire un mot, suivant la course des ombres, jusqu’au moment où le soleil avait fini par se coucher à l’horizon. Il ne bougea pas. Les paroles de Karvita ne parvinrent qu’à grand-peine en lui. Elles percèrent son esprit comme un lointain murmure sans signification.

« Mais il y a une condition. »

Il parvint enfin à tourner la tête et à la regarder.

« Une condition ?

— Il veut Narana en échange », dit Karvita.

Borlon sentit un timide éclat de rire naître dans son abdomen, monter en lui, mais rester coincé quelque part entre son cœur et sa gorge.

« Non. »

Il vit sa femme serrer les poings et, dans un geste d’impuissance, s’en frapper les hanches.

« Je ne sais pas pourquoi je fais tout cela, explosa-t-elle soudain. Je passe ma journée à courir à droite et à gauche, je m’humilie, je supplie, j’implore, j’avale la poussière du désert, et toi, tu balaies tout d’un mot. » Elle saisit la bouteille de vin et regarda à l’intérieur. « Tout ce dont tu es capable, c’est de te saouler en te lamentant sur ton sort. Tu crois que c’est une solution ? »

Il comprit confusément, à la voir plantée là, ne le quittant pas des yeux, qu’elle attendait une réponse.

« Non, dit-il.

— Alors quelle solution proposes-tu ? »

Il se contenta de hausser les épaules en signe d’impuissance.

« Borlon, je sais que tu tiens beaucoup à Narana, sans doute plus qu’à moi, reprit-elle d’un ton amer. Mais, je t’en conjure, réfléchis à cette proposition. Elle mérite d’être examinée, au moins. Et nous n’avons pas beaucoup de choix. »

Il y avait tant de choses qu’il avait toujours voulu lui dire, tant de choses qu’il aurait voulu lui dire à cet instant précis, mais il ne savait par où commencer. Avant tout, il devait lui faire comprendre qu’il l’aimait, qu’elle avait toute sa place dans son cœur et que cela lui faisait mal qu’elle ne veuille pas l’accepter. Et que tout cela n’avait rien à voir avec Narana…

« Tu pourrais au moins rencontrer Bénégoran pour en parler directement avec lui », poursuivit-elle sans lâcher prise.

Cela n’avait aucun sens. Il savait que cela n’avait aucun sens. Rien n’avait de sens.

« Alors que vas-tu faire ? » demanda-t-elle.

Il n’en avait pas la moindre idée non plus. Il se taisait. Il se taisait en attendant la sentence. Il se taisait en attendant que la montagne de culpabilité qui l’encerclait s’effondre et l’engloutisse.

« Borlon ? Qu’est-ce que tu as ? »

Les mots perdaient à nouveau leur signification, se fondaient dans l’arrière-plan sonore de la nuit. Il se détourna vers la fenêtre et regarda le ciel. La petite lune qui s’offrait à la vue traversait le firmament en une course éperdue, en direction de la grande lune qui, lentement, venait elle aussi à sa rencontre. Cette nuit, la petite lune croiserait le grand disque clair très exactement en son milieu.

Il entendit quelqu’un parler mais fut incapable de rien comprendre. D’ailleurs, comprendre n’avait aucune importance. Seules les lunes étaient importantes. Il fallait qu’il reste là, dans l’attente qu’elles se rejoignent, qu’elles se touchent. Il perçut comme le bruit d’une porte violemment claquée, mais cela non plus n’avait aucune importance.

Il se tint immobile et silencieux tandis que la petite lune évoluait dans le ciel. On pouvait alors suivre les étoiles qui s’approchaient lentement de l’étroit disque éclatant et étiré, jusqu’à en être inondées de lumière avant de disparaître. Ainsi, sous la voûte céleste, les deux lunes filaient à la rencontre l’une de l’autre, étoile après étoile, et elles finirent par se fondre en un même cercle lumineux, sous l’œil captivé de Borlon.

Il était fatigué. Ses yeux lui faisaient mal. Lorsqu’il se décida enfin à se détourner de la fenêtre, la lampe à huile s’était déjà éteinte. Plus de flamme, plus de feu. C’était bien ainsi. Il ne savait pas très bien pourquoi, mais c’était bien ainsi.

Il pouvait partir rassuré. Le temps était venu. Sortir dans le vestibule, prendre sa cape au crochet, non parce qu’il en aurait encore besoin mais pour mettre de l’ordre, pour ne laisser aucune trace indésirable. Il n’avait pas le droit d’importuner qui que ce fût avec les vestiges d’une vie ratée ; il avait commis bien assez de fautes sans y ajouter celle-là.

Puis ouvrir la porte et la refermer doucement derrière soi. Et s’en remettre à ses jambes pour l’emporter, longer la ruelle, franchir les portes de la ville, les laisser loin, très loin derrière soi, pour aller rejoindre les lunes et se fondre en elles…


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