CHAPITRE XII
LE REBELLE ET L'EMPEREUR
IL N'ATTENDAIT PLUS RIEN, plus rien hormis la mort. Elle serait terrible, terrible pour lui, et plus terrible encore pour ceux qui dépendaient de son silence. La vie de milliers de gens, peut-être même l'avenir de l'ensemble du mouvement dépendaient de sa capacité à garder le silence sur les secrets qu'on lui avait confiés. Et il savait qu'il ne pourrait être à la hauteur.
Les séides de l'Empereur mettraient en œuvre tous les moyens dont ils disposaient pour briser ce silence. Des moyens effrayants, des procédés barbares auxquels il ne pourrait résister. Les souffrances qui l'attendaient dépasseraient tout ce qu'il avait jamais enduré. Et ils ne se limiteraient pas à la torture physique. Ils disposaient d'autres techniques, de méthodes subtiles et raffinées face auxquelles la volonté la plus ferme était impuissante. Ils le bourreraient de drogues. Ils lui brancheraient des sondes nerveuses. Ils utiliseraient des instruments dont il ignorait jusqu'à l'existence. Et ils finiraient par le faire parler. Tôt ou tard, ils obtiendraient ce qu'ils voulaient savoir.
Son seul salut, son seul espoir : mourir avant qu'ils ne parviennent à leurs fins.
Mais ce n'était pas aussi simple. S'il avait vu le moyen de mettre fin lui-même à ses jours, il n'aurait pas hésité une seconde. Mais ils lui avaient tout pris, à commencer par la capsule de poison que chaque rebelle portait sur lui ; ils lui avaient aussi retiré la totalité de son équipement. Pour s'assurer qu'il ne dissimulait rien à l'intérieur de son corps, ils l'avaient soumis à une fouille très intime et l'avaient radiographié des pieds à la tête. Il ne portait plus désormais qu'une tenue taillée dans un coton léger.
La cellule où ils l'avaient mis était petite et complètement vide, d'une propreté aseptisée. Les murs, le plafond et le sol étaient en acier, un acier brillant et lisse comme un miroir. Il y avait un petit robinet qui donnait quelques gouttes d'eau tiède quand il l'ouvrait et un réceptacle fixe pour ses besoins. C'était tout. Pas de matelas, pas de couverture. Il devait dormir à même le sol.
Il avait envisagé de se fracasser le crâne contre le mur en s'y précipitant tête la première, dans un élan sauvage et désespéré, avant qu'ils puissent l'en empêcher. Mais les parois étaient protégées par un champ magnétique qui rendait tout mouvement rapide impossible et qui, lors de tentatives de ce genre, amortissait le choc encore mieux que du caoutchouc.
Il faisait lourd. Les murs et le sol semblaient être chauffés ; il supposait qu'une grosse machine était installée à proximité immédiate de sa cellule, un générateur peut-être, car, quand il était allongé, il percevait de légères vibrations. La lumière diffusée par trois ampoules accrochées au plafond ne s'éteignait jamais, et il était certain qu'on l'observait, bien qu'il n'eût concrètement aucun moyen de déterminer comment.
Dans la porte, il y avait une trappe semi-circulaire qui se fermait de temps à autre ; lorsqu'elle s'ouvrait à nouveau, sa nourriture quotidienne s'y trouvait. L'ordinaire ne changeait pas : une écuelle transparente pleine d'un brouet clair et sans goût. S'il refusait de s'alimenter, on l'attacherait et on le nourrirait artificiellement : c'était la seule chose dont on l'avait explicitement menacé. Alors il mangeait. Il n'y avait pas de cuiller, il n'avait donc d'autre choix que de boire sa pitance. Quant à l'écuelle, également molle et friable, elle n'était d'aucun secours pour se trancher les veines ou quoi que ce fût de ce genre.
C'était son unique distraction et son unique point de repère temporel. Le reste du temps, il se tenait le plus souvent assis dans un coin, adossé à la paroi, et réfléchissait. Surgissaient les visages de ses amis venus lui dire adieu, des épisodes de sa vie venus lui réclamer des comptes. Non, il ne regrettait rien. Si c'était à refaire, il n'agirait pas autrement. Même pour ce vol de reconnaissance, qui s'était pourtant révélé un piège particulièrement retors. Nul ne s'en était douté. Il n'avait rien à se reprocher.
Parfois, il arrivait aussi que ses pensées se taisent. Il restait alors assis là, à regarder l'image floue que lui renvoyait le mur d'en face et à se sentir simplement en vie. Il ne le serait plus bien longtemps. Dorénavant, chaque seconde était infiniment précieuse.
En de tels instants, il était en paix.
Mais il avait aussi ses moments d'angoisse. La certitude que la mort est proche et inéluctable réveille une peur animale, ancestrale, une peur qui se refuse à toute analyse, balaye toute réflexion et dépasse tout idéal supérieur ; une peur qui sourd des plus sombres profondeurs de l'âme et afflue en une vague terrifiante. Dans ces instants-là, il cherchait, tel un noyé, un espoir, une issue et ne trouvait que l'incertitude.
Peu à peu, il perdit la conscience du temps. Bientôt, il fut incapable de dire depuis combien de temps il était incarcéré. Des jours ? Des mois ? Peut-être l'avait-on oublié. Peut-être resterait-il emprisonné ici des années, peut-être y vieillirait-il, peut-être finirait-il par y mourir.
Il était endormi lorsqu'ils vinrent. Mais le cliquetis des clés dans le verrou de sa cellule l'éveilla et, en l'espace d'une seconde, il était debout.
Le temps était donc venu. La torture allait commencer. Il compta seize soldats de la garde impériale postés en rangs serrés dans le couloir, armes anesthésiques en main. Ils pensaient toujours à tout. Il n'avait aucune chance.
L'un d'entre eux, un homme courtaud aux cheveux clairsemés, les traits durs, apparut dans l'encadrement de la porte.
« Rebelle Jubad ? Suis-nous », ordonna-t-il d'un ton rogue.
Deux soldats s'approchèrent prudemment de lui et lui posèrent les fers pour le contraindre à ne marcher qu'à tout petits pas. Puis ils lui lièrent les poignets l'un à l'autre et lui passèrent une chaîne autour du ventre. Jubad se laissa faire. Lorsqu'ils lui ordonnèrent d'avancer, il leur obéit.
Ils longèrent un couloir violemment éclairé et atteignirent un large tunnel où un transbordeur lourdement blindé les attendait, toutes portes ouvertes. Il n'y avait aucun moyen de s'enfuir, aucun moyen de se jeter dans le vide, aucun tir de barrage dans lequel se précipiter. Ils lui intimèrent l'ordre de monter, s'assirent en cercle autour de lui et le voyage commença.
Il eut l'impression que, des heures durant, ils filaient droit devant eux sans changer de cap. Parfois, le véhicule traversait des zones d'obscurité totale et, dans la pénombre de la carlingue, les soldats qui ne le quittaient pas un instant des yeux avaient l'air de démons grimaçants. À plusieurs reprises, ils durent s'arrêter devant des écrans d'énergie qui étincelaient de façon menaçante ; ils attendaient que les surveillants assis dans leurs cabines blindées aient fini leur minutieuse inspection et qu'ils décident, après de longs contacts radio, de déconnecter la barrière et de les laisser poursuivre leur route. Pendant tout le temps que durait l'opération, un silence de mort régnait à l'intérieur du transbordeur.
À un moment donné, ils traversèrent une nouvelle zone d'ombre et pointèrent sur une tache claire que l'on apercevait au loin. Soudain, le transbordeur se propulsa par une ouverture taillée dans une paroi rocheuse escarpée ; il se retrouva à l'air libre et poursuivit son vol droit devant lui, sur ses champs antigravitationnels. Jubad n'en revenait pas. Il admira le spectacle grandiose qui s'offrait à lui. Ils survolèrent à haute altitude une mer d'encre qui s'étendait, paisible, d'un horizon à l'autre et soutenait l'imposante voûte céleste, d'un bleu d'azur immaculé, au-dessus de leur tête. Ils laissaient derrière eux un massif rocailleux, truffé de crevasses, qui sombrait à pic dans l'océan, et devant eux… De dimensions presque inconcevables, il eût été impossible de ne pas le voir : devant eux s'étendait, étincelant dans la lumière du soleil, le palais de l'Empereur.
Le Palais des Étoiles. Jubad en avait vu des photographies, mais aucune photo ne pouvait rendre compte de la fierté, de la magnificence dispendieuse qui se dégageaient de l'immense construction. C'était le siège de l'Empereur, du maître immortel qui régnait sur l'humanité tout entière ; c'était le cœur de l'Empire. Il n'était pas un rebelle qui n'eût rêvé de pénétrer en ces lieux en vainqueur. Jubad, lui, allait y pénétrer… en captif. Son regard se voila de nuages lorsqu'il songea aux terreurs que ces lieux lui réservaient.
Le véhicule perdit de l'altitude et poursuivit son vol à faible distance de la surface de la mer, bercée d'une imperceptible houle ; en tendant la main, on aurait pu toucher la crête des vagues. Rapidement, les murs d'enceinte du palais se firent de plus en plus proches, de plus en plus hauts. Une porte s'ouvrit et les engloutit comme un animal engloutit sa proie. Ils se retrouvèrent dans un immense hangar au centre duquel le transbordeur se posa.
« Tu vas être remis à la garde personnelle de l'Empereur », lui dit le chef de son escorte.
Jubad frissonna. Cela ne présageait rien de bon. La garde personnelle de l'Empereur, c'était les éléments les plus dévoués, triés sur le volet, l'élite de l'élite, des soldats prêts à mourir pour l'Empereur et qui ne manifestaient pas plus d'égards pour les autres que pour leur propre personne. Douze d'entre eux, des colosses massifs parés d'uniformes dorés et qui se ressemblaient comme des frères, l'attendaient déjà sur le terrain d'atterrissage.
« C'est trop d'honneur », murmura Jubad, le cœur serré.
Les gardes l'encerclèrent et attendirent, impassibles, que le véhicule ait repris sa route. Puis l'un d'eux se baissa et lui ôta les chaînes qu'il portait aux pieds. Ce geste avait quelque chose de condescendant. Tu ne nous échapperas pas, que tu puisses courir ou non, semblait-il vouloir lui signifier.
Ils le conduisirent de par des couloirs sans fin. Jubad sentait la peur cogner dans sa poitrine, mais il goûta chaque pas, chaque seconde. Dans le prochain couloir, ou peut-être dans le suivant, une porte n'allait pas tarder à s'ouvrir sur la pièce qui serait le théâtre de ses derniers instants. Le scintillement stérile des appareils renfermés dans cette pièce serait l'ultime lueur à son regard ; et, du chant de ce monde, c'étaient ses propres cris qu'il emporterait avec lui dans les ténèbres éternelles…
Ils gravirent quelques larges escaliers. Jubad l'enregistra confusément. Machinalement, il avait supposé que les salles d'interrogatoire et les chambres de torture se situeraient dans les profondeurs du palais, dans les sous-sols les plus retirés, là où nul ne vivait et où personne ne pourrait entendre les cris. Mais les gardes le conduisaient de leur pas régulier et sonore sur du marbre luisant ; ils passèrent sous des portails d'or et traversèrent de magnifiques galeries emplies de joyaux artistiques provenant de toutes les galaxies de l'Empire. Son cœur se mit à battre à tout rompre lorsqu'ils franchirent une porte dérobée, mais elle ne cachait qu'une petite pièce blanche sobrement meublée : quelques sièges, une table et un étroit pupitre. Rien de plus. Ils lui intimèrent l'ordre de ne plus bouger, prirent position dans la pièce et attendirent. Le temps passa.
« Qu'attendons-nous ? » finit par demander Jubad.
L'un des gardes se tourna vers lui.
« L'Empereur veut te voir, dit-il. Silence. »
Les pensées de Jubad s'emballèrent ; la mâchoire lui en tomba. L'Empereur ? Les affres de l'angoisse embrasèrent son âme. Jamais encore on n'avait entendu dire que l'Empereur ait directement pris part à quelque interrogatoire que ce fût.
L'Empereur voulait le voir. Qu'est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ?
Un certain temps s'écoula avant que Jubad n'entrevoie ce que cela signifiait. Cela signifiait que l'Empereur en personne n'allait pas tarder à faire son apparition. Ici, dans cette pièce. Il entrerait sans doute par la porte encadrée, de part et d'autre, par deux soldats en faction. L'Empereur allait venir ici et faire face au rebelle.
En Jubad, les pensées se bousculaient telle une harde effarouchée. Était-ce une chance ? S'il tentait de s'en prendre à l'Empereur, il ne faisait pas l'ombre d'un doute qu'ils le tueraient, qu'ils devraient le tuer, d'une mort rapide et indolore. C'était la chance qu'il attendait. Il montrerait au tyran comment les rebelles entendaient mourir.
La porte s'ouvrit, interrompant le cours de ses pensées. Les soldats se mirent au garde-à-vous. Un homme entre deux âges, légèrement trapu, pénétra à pas mesurés dans la pièce. Comparé aux hommes de la garde, il avait l'air d'un nain. Il avait les tempes grisonnantes et portait un uniforme proprement monstrueux, entièrement recouvert de breloques étincelantes. Il jeta autour de lui un regard empreint de majesté et déclara :
« L'Empereur. »
À ces mots, il tomba sur les genoux, tendit les bras et se courba en avant avec humilité, jusqu'à toucher le sol du front. Les soldats firent de même et, en définitive, Jubad fut le seul à rester debout.
Alors l'Empereur entra.
Il est des choses qu'on oublie, d'autres qu'on se rappelle. Parmi celles-ci, la vie vous offre parfois quelques rares instants dont on conserve à jamais le souvenir brûlant, en des images démesurées, éclatantes de lumière. Chaque fois que Jubad s'était demandé par la suite quel moment de sa vie avait été le plus impressionnant, le plus bouleversant, il avait toujours dû, malgré lui, se plier à l'évidence : c'était cet instant-là.
La présence de l'Empereur le frappa de plein fouet. Il connaissait ce visage, bien sûr. Qui ne le connaissait pas ? Au cours des millénaires, la connaissance intime de ce visage s'était intégrée au patrimoine de l'humanité. Il l'avait vu dans des films, il l'avait entendu prononcer des discours, mais rien ne l'avait préparé à… cela.
Il était là. L'Empereur. Qui régnait depuis des millénaires et des millénaires sur l'humanité, sur l'ensemble de l'univers habité. L'Empereur sans âge et au-delà de toute rationalité humaine. C'était un homme grand et élancé, au corps puissant et aux traits prononcés, d'une perfection absolue. Vêtu d'une sobre tunique blanche, il s'avança dans la pièce d'un pas infiniment tranquille, sans hâte ni mouvement superflu. Son regard se posa sur Jubad : le rebelle eut l'impression d'y sombrer comme dans l'obscurité de deux puits sans fond.
C'était saisissant. C'était comme la rencontre d'une figure mythologique. À présent, je comprends pourquoi on le prend pour un dieu ! Voilà la seule pensée que le pauvre cerveau de Jubad fut capable de produire.
« Relevez-vous. »
Même le timbre de sa voix était familier, sombre, nuancé, contenu. C'était la voix d'un homme vivant au-delà du temps. Autour de Jubad, les soldats de la garde se redressèrent et restèrent debout, la tête courbée avec humilité. Jubad remarqua avec effroi que lui aussi, à l'apparition de l'Empereur, avait sans s'en rendre compte mis un genou à terre. Il se releva d'un bond.
L'Empereur regarda de nouveau Jubad.
« Ôtez-lui ses chaînes. »
Deux des gardes le libérèrent de ses dernières entraves. Dans un cliquetis de ferraille, ils les enroulèrent et les firent disparaître dans les poches de leurs uniformes.
« À présent, laissez-moi seul avec le rebelle. »
L'espace d'un instant, l'épouvante se dessina sur le visage des soldats, mais ils obéirent sans l'ombre d'une hésitation.
Impassible, l'Empereur attendit que tous aient disparu et qu'ils aient refermé les portes derrière eux. Puis il jeta un bref regard en direction de Jubad, un léger sourire insondable aux lèvres. Il pénétra plus avant dans la pièce, passa devant le rebelle et lui tourna le dos en ne lui prêtant pas la moindre attention, comme s'il n'avait pas été là.
Jubad fut presque saisi de vertige. Quelque chose en lui martelait sans relâche : Tue-le ! Tue-le ! C'était une occasion qui ne se représenterait pas avant des centaines d'années. Il était seul avec le tyran. Il le tuerait à mains nues ; il lacérerait son corps avec les dents, avec les ongles, et il délivrerait l'Empire des griffes du dictateur. Il remplirait la mission des rebelles à lui seul. Il serra les poings en silence, et son cœur se mit à battre si fort qu'il crut en entendre l'écho envahir la pièce.
Tout à coup, le souverain prit la parole :
« En ce moment, une seule perspective occupe ton esprit : la façon dont tu pourrais me tuer. N'ai-je pas raison ? »
Jubad déglutit. L'air qui emplissait ses poumons s'échappa dans un halètement. Que se passait-il ici ? Quel jeu l'Empereur jouait-il avec lui ? Pourquoi avait-il renvoyé la garde ?
L'Empereur sourit.
« Bien sûr, j'ai raison. Une situation pareille, cela fait des centaines d'années que les rebelles en rêvent. Se retrouver seul avec le despote détesté… N'est-ce pas ainsi ? Mais dis-moi quelque chose ; j'aimerais entendre le son de ta voix. »
Jubad déglutit.
« Oui.
— En cet instant, tu aimerais me tuer, n'est-ce pas ?
— Oui. »
L'Empereur ouvrit les bras.
« Eh bien, guerrier, me voici. Pourquoi n'essayes-tu pas ? »
Méfiant, Jubad plissa les yeux. Il dévisagea l'empereur-dieu qui attendait là, patiemment, dans sa sobre tunique blanche, les mains tendues en un geste de vulnérabilité. Oui. Oui, il allait le faire. Qu'avait-il à y perdre de plus que la vie ? De toute façon, il ne demandait pas mieux que de mourir.
Il allait le faire. Tout de suite, dès qu'il aurait trouvé comment attaquer. Il plongea ses yeux dans ceux de l'Empereur, dans ceux du maître des éléments et des astres, dans ceux du souverain tout-puissant. Et la force qu'il sentait en lui se paralysa. Ses bras se crispèrent. Il haleta. Il allait le faire. Il fallait qu'il le tue. Il le fallait, mais son corps refusait de lui obéir.
« Tu ne le peux pas, constata le souverain. C'est ce que je voulais te montrer. Le respect qu'inspire l'Empereur est profondément ancré en vous tous. Même en vous autres, rebelles. Cela te rend incapable de t'en prendre à moi. »
Il se détourna et alla se placer devant le petit pupitre dressé près de deux sièges qui faisaient face au mur. D'un geste calme et presque gracieux, il étendit le bras et appuya sur un bouton. Une partie du mur coulissa sans bruit de côté, offrant au regard l'immense projection tridimensionnelle d'un panorama stellaire. Jubad reconnut les contours de l'Empire. Chaque étoile, même la plus isolée, semblait être représentée, et les galaxies envahirent de leur reflet la pièce où ils se trouvaient, les plongeant dans une lumière fantomatique.
« Je reste souvent assis des heures ici, à contempler ce qui est en mon pouvoir, dit l'Empereur. Toutes ces étoiles et toutes leurs planètes sont à moi. Tout cet espace insaisissable est mon domaine. Là où s'exerce ma volonté et où ma parole fait loi. Mais le pouvoir, le véritable pouvoir, n'est jamais celui qui s'exerce sur les choses, fussent-elles des soleils ou des planètes. Seul compte le pouvoir que l'on a sur les hommes. Et le mien ne se limite pas à celui des armes et de la violence ; mon emprise s'étend aux cœurs et aux pensées des hommes. Des milliards, des centaines de milliards d'êtres humains vivent sur ces planètes, et ils m'appartiennent tous. Aucune journée ne s'écoule sans que chacun d'entre eux pense à moi. Ils me vénèrent, ils m'aiment ; je suis le centre de leur vie ». Il regarda Jubad. « Jamais par le passé aucun empire ne fut aussi grand que le mien. Jamais par le passé aucun homme n'eut autant de pouvoir que moi. »
Jubad fixa l'Empereur. Les traits de son visage étaient plus immuables que les constellations au firmament. Pourquoi lui racontait-il cela ? Quel sort lui réservait-il ?
« Tu te demandes pourquoi je te raconte cela et quel sort je te réserve », poursuivit le monarque. Jubad fut presque saisi de peur en se voyant percé à jour aussi vite et aussi facilement. « Et tu te demandes également s'il est possible que je lise dans les pensées… Non, je n'ai pas cette capacité. D'ailleurs, ce n'est pas nécessaire. Ce que tu penses, ce que tu ressens, je peux le lire sur ton visage. »
Jubad sentit jusque dans sa chair à quel point cet homme sans âge lui était supérieur.
« À propos, je n'ai pas non plus l'intention de te soumettre à un interrogatoire. Tu peux donc te détendre. Si je te raconte tout cela, c'est uniquement pour que tu comprennes quelque chose… » Le souverain le fixa d'un regard impénétrable. « Je sais déjà tout ce que je veux savoir. Y compris sur toi, Berenko Kebar Jubad. »
Jubad ne put s'empêcher de tressaillir en entendant l'Empereur prononcer son nom.
« Tu es né il y a vingt-neuf ans sur Lukdaria, l'un des mondes qui servent de bases secrètes à l'organisation rebelle. Tu es le fils aîné d'Ikana Wero Kebar et d'Uban Jegetar Berenko. À douze ans, tu as été enrôlé chez les patrouilleurs ; puis on t'a formé aux armes lourdes et au maniement des canons ; on t'a nommé enseigne de vaisseau, puis contre-amiral, et finalement tu as été appelé à l'état-major du Conseil des rebelles. »
Un sourire sarcastique glissa sur le visage de l'Empereur lorsqu'il vit à quel point Jubad était décontenancé.
« Dois-je aussi te rappeler certains détails croustillants sur ta petite liaison avec cette jeune navigatrice ? Tu avais tout juste seize ans et elle s'appelait Rheema… »
L'épouvante se lisait sur le visage de Jubad.
« Comment… comment avez-vous appris cela ? bredouilla-t-il.
— Je sais tout sur vous, dit l'Empereur. Je connais le nom, la position et le niveau d'équipement de chacune de vos bases : Lukdaria, Jehemba, Bakion et toutes les autres. Je suis au courant du gouvernement fantôme que vous avez instauré sur Purat, je connais vos sociétés secrètes sur Naquio et Marnak, et je connais même votre base secrète de Niobai. Je connais chacun d'entre vous par ses noms, je connais vos objectifs et je connais vos plans. »
Il aurait pu tout aussi bien transpercer Jubad d'une épée embrasée. Le rebelle crut mourir d'effroi. Il s'était préparé aux tortures destinées à lui arracher ces informations et il s'était cru prêt à mourir pour ne révéler aucun de ces noms.
Ses jambes le trahirent. Sans se rendre compte de ce qu'il faisait, il s'effondra dans l'un des fauteuils. Après tout ce qu'il venait d'endurer, il était sur le point de perdre la raison.
« Ah, fit l'Empereur en hochant la tête d'un air entendu. Tu es bien un rebelle, à ce que je vois… »
Jubad mit un moment à comprendre le sens de ces mots : il s'était assis tandis que lui, l'Empereur, était demeuré debout. En temps normal, pareille attitude valait offense passible de la mort. Jubad resta tout de même assis.
« Si vous savez déjà tout cela, dit-il, tentant péniblement de maîtriser sa voix, je me demande ce que vous attendez de moi. »
L'Empereur le fixa d'un regard aussi insondable que l'abîme qui sépare les étoiles.
« Je veux que tu retournes auprès des tiens et que tu t'arranges pour que les plans soient changés. »
Jubad, hors de lui, se leva d'un bond.
« Jamais ! s'écria-t-il. Plutôt mourir ! »
Pour la première fois, il entendit l'Empereur éclater d'un rire sonore.
« Tu penses vraiment que cela servirait à quelque chose ? Ne sois donc pas stupide. Tu vois bien que je sais tout de vous. S'il m'en prenait l'envie, je pourrais, en une heure, faire disparaître l'ensemble du mouvement rebelle jusqu'au dernier homme sans qu'il en reste la moindre trace. Je suis le seul à connaître le nombre exact des soulèvements et des rébellions qui se sont déjà produits, et j'ai toujours pris grand plaisir à les défaire et les anéantir. Mais cette fois je ne le ferai pas, car le mouvement rebelle joue un rôle important dans mes projets.
— Nous ne vous laisserons pas vous servir de nous !
— Que cela te plaise ou non, je me sers de vous depuis le début, répliqua calmement l'Empereur avant d'ajouter : C'est moi qui ai créé le mouvement rebelle. »
Les pensées de Jubad suspendirent leur cours, pour toujours, à ce qu'il lui sembla.
« Quoi ? s'entendit-il faiblement murmurer.
— Tu connais l'histoire du mouvement, précisa l'Empereur. Il y a environ trois cents ans, un homme est apparu dans les mondes périphériques ; il tenait des discours insurrectionnels et il réussit à convaincre bon nombre de gens de se soulever contre le règne de l'Empereur. C'est lui qui a planté le germe du mouvement rebelle et qui a écrit ce qui devait rester, par-delà les siècles, le livre le plus important du mouvement. C'est au titre de ce livre que le mouvement doit son nom. Cet ouvrage s'intitulait Le Vent silencieux, et l'homme s'appelait Denkalsar.
— Oui.
— Cet homme, c'était moi. »
Jubad le dévisagea. Le sol semblait se dérober sous ses pieds, morceau par morceau.
« Non…
— C'était une aventure intéressante. Je me suis déguisé et j'ai poussé le peuple à s'insurger contre l'Empire ; ensuite, je suis rentré au palais et j'ai combattu les rebelles que j'avais moi-même poussés au combat. J'ai eu dans ma vie l'occasion de me déguiser un nombre incalculable de fois, mais cette expérience-là était mon plus grand défi. Et j'ai réussi. Le mouvement rebelle a grandi, grandi irrésistiblement…
— Je ne le crois pas. »
L'Empereur eut un sourire compatissant.
« Regarde seulement le nom. Denkalsar : c'est un anagramme du mien, Aleksandr. Cela ne vous a jamais frappés ? »
Le sol parut définitivement se dérober sous les pieds de Jubad, s'ouvrant sur un abîme sans fond qui ne demandait qu'à l'engloutir.
« Mais… pourquoi ? articula-t-il. Pourquoi tout cela ? »
Il connaissait déjà la réponse. Tout cela n'était qu'un jeu que l'Empereur, blasé, avait joué avec lui-même pour passer le temps. Tout ce à quoi Jubad avait cru de toutes les fibres de son être servait en réalité à distraire le souverain immortel et tout-puissant. Il avait fait naître le mouvement rebelle ; il l'effacerait quand il en aurait assez.
Face à son omniprésence, il n'y avait pas la moindre chance, pas le moindre espoir. Leur combat, depuis le début, était sans issue. Peut-être, songea sombrement Jubad, était-il réellement le dieu pour lequel on le tenait.
L'Empereur le regarda un long moment en silence, mais il ne semblait pas vraiment le voir. Son regard était absent. Des souvenirs millénaires se reflétaient sur son visage.
« Cela peut sembler difficile à croire, mais, il y a très longtemps, j'ai moi aussi été un jeune homme, pas plus vieux que toi aujourd'hui, reprit-il lentement. J'avais pris conscience que je n'avais que cette petite étincelle de vie et que, quels que fussent mes désirs, il me faudrait les saisir avant que l'étincelle ne s'éteigne. Et j'en avais beaucoup. Je voulais tout. Mes rêves ne connaissaient aucune limite, et j'étais prêt à tout mettre en œuvre pour qu'ils deviennent réalité, prêt à exiger le maximum de moi-même pour atteindre le sommet. Je voulais accomplir ce que nul n'avait accompli jusqu'alors ; je voulais être maître dans tous les domaines, vainqueur dans toutes les disciplines, je voulais tenir l'univers dans ma main, dominer son passé tout comme son futur. » Il eut un geste vague. « La substance de la conscience des empereurs qui m'ont précédé continue de vivre en moi, et je sais ainsi qu'ils étaient eux aussi poussés par la même vision. Dans ma jeunesse, l'univers était régi par l'empereur Aleksandr X, et j'étais décidé à lui succéder. J'ai réussi à entrer dans son école des Fils de l'Empereur, et j'ai menti, trompé, corrompu et tué avant de devenir son favori. Sur son lit de mort, il m'a placé à la tête de l'Empire, m'a confié le secret de la longévité et m'a fait entrer dans le cercle des empereurs. »
Jubad était pendu aux lèvres du souverain. La tête lui tournait lorsqu'il tentait d'imaginer à quand pouvaient remonter ces événements.
« Mais il y avait davantage encore à atteindre, davantage à conquérir. J'avais le pouvoir, une longue vie devant moi, et je luttais pour plus de pouvoir et plus de vie. Je n'eus de cesse que de faire de cette longévité une immortalité. Je menais guerre après guerre afin d'étendre toujours plus loin, à l'infini, les frontières de l'Empire. Plus j'avais de pouvoir, plus je devenais avide de pouvoir. C'était sans fin. C'était une fièvre qui nous poussait en avant. Quoi que nous ayons acquis, nous brûlions toujours d'en posséder davantage. » L'Empereur regardait l'écran de projection. « Nous avons conquis le pouvoir, nous l'avons conservé et goûté sans retenue. Nous avons mené des guerres, opprimé et exterminé des peuples. Nous avons constamment imposé notre volonté, sans aucune pitié. Nul n'osait nous résister. Auprès des cruautés que nous avons commises, tous les épisodes de l'Histoire ont l'air de gentils contes pour enfants. Des cruautés que notre langue ne peut même pas nommer et qui défient l'imagination la plus folle. Et personne n'a pu mettre un terme à nos exactions. Nous avons baigné dans le sang, et aucun éclair ne nous a terrassés. Nous avons entassé des montagnes de crânes, et aucune puissance supérieure ne s'est opposée à nous. Nous avons versé des torrents de sang humain et aucun dieu n'est intervenu. Alors, nous avons décidé que nous étions nous-mêmes des dieux. »
Jubad osait à peine respirer. Il avait l'impression d'étouffer, écrasé par ce qu'il entendait.
« Nous avions prise sur les corps et nous nous apprêtions à conquérir le pouvoir sur les cœurs. Tous les mortels, sous tous les soleils, nous craignaient, mais cela ne nous suffisait plus : ils devaient apprendre à nous aimer. Nous avons envoyé des prêtres chargés de sanctifier notre nom et de proclamer notre toute-puissance dans l'ensemble des galaxies, et nous sommes parvenus à extirper les anciennes idoles du cœur des hommes pour prendre nous-mêmes leur place. »
L'Empereur se tut. Jubad le fixait sans un geste, comme figé dans une atmosphère d'acier massif.
Avec une infinie lenteur, le souverain se tourna vers lui.
« J'ai atteint ce que je voulais. Pouvoir absolu. Vie éternelle. Tout. Et aujourd'hui je sais que tout cela n'a aucun sens. »
Jubad sentit dans ces mots une solitude indicible, et, en un éclair, il la reconnut : c'était l'odeur de l'Empire. Cette torpeur sans souffle, cette obscurité sans espoir. L'haleine d'une putréfaction qui ne pouvait se propager car le temps s'était arrêté.
« Le pouvoir est une promesse qui ne garde de valeur que tant que des obstacles vous empêchent de la réaliser. Nous avons amassé un pouvoir incommensurable, mais nous n'avons pas résolu le mystère de l'être. Nous sommes plus proches de la divinité que du simple mortel, mais l'accomplissement ne s'est pas produit. L'Empire, aussi vaste soit-il, n'est qu'un grain de poussière dans l'univers, mais il est vraisemblable que conquérir encore davantage de pouvoir ne nous approchera pas de l'accomplissement. Dois-je prendre d'assaut une autre galaxie ? À quoi cela servirait-il ? Nous n'avons jamais trouvé d'autres êtres comparables aux humains, et l'humanité tout entière vit sous mon autorité. Ainsi, depuis des milliers d'années, c'est le calme plat, plus rien ne bouge ; tout fonctionne, mais rien de neuf ne se produit. En ce qui me concerne, le temps a cessé d'exister. Peu importe aujourd'hui si j'ai vécu cent mille ans ou une seule année, il n'y a aucun sens à continuer dans cette voie. Nous avons compris que notre recherche a échoué, et nous avons décidé de libérer les hommes de notre joug, de rendre ce que nous avons conquis et de n'en rien conserver. »
Tels des coups de marteau, les mots brisaient le silence. Jubad était obsédé par l'impression de s'être envolé en fumée.
« Comprends-tu ce que je veux te dire ? »
Oui. Non. Non, il ne comprenait rien. Il avait cessé de chercher à comprendre quoi que ce soit. L'Empereur, qui, par un mystère impénétrable, était le dépositaire des souvenirs de ses prédécesseurs, déclara :
« Nous avons décidé de mourir.
— De… mourir ? »
Non. Il ne comprenait rien.
« Quiconque a conquis autant de pouvoir que nous ne parviendra jamais à s'en libérer, reprit calmement l'Empereur. C'est pourquoi nous voulons mourir. Le problème, c'est que l'Empire ne peut continuer à vivre sans l'Empereur. Les hommes sont trop dépendants de moi. Si je me contentais de disparaître, ils n'auraient aucun avenir. Je ne puis me permettre d'abandonner les commandes ainsi sans courir le risque de les condamner tous à mort. Pour résoudre ce problème, j'ai créé le mouvement rebelle.
— Ah. »
Jubad entendit des voix s'élever en lui. Elles commençaient à douter, à ne voir là qu'une sombre manœuvre du tyran. Mais du plus profond de son cœur lui parvenait la certitude absolue que les paroles de l'Empereur étaient à prendre au pied de la lettre.
« Construire un joug spirituel est aisé, mais le retirer de la tête des gens est difficile. Les hommes n'auraient aucun avenir tant qu'ils ne parviendraient pas à secouer le joug de mon autorité. Ainsi, le mouvement rebelle avait pour but de les rassembler et de les mettre sur le chemin de la libération spirituelle. » L'Empereur fit à nouveau coulisser le mur. L'écran de projection disparut. « Nous avons atteint notre objectif. Nous nous approchons de la phase finale de mon plan, et maintenant, c'est à vous de jouer. Vous devrez conquérir le monde central, me tuer et vous emparer du pouvoir. Vous ferez éclater l'Empire, et les multiples fragments qui en résulteront devront être viables et se suffire à eux-mêmes. Surtout, il vous faudra extirper de l'esprit humain la foi qu'il a en moi, l'empereur-dieu. »
Jubad, qui avait retenu son souffle pendant un long moment, avala goulûment une bouffée d'air. La pression surhumaine qui l'écrasait parut se relâcher, l'opacité qui lui pesait s'évapora.
« Mais comment devrons-nous nous y prendre ? demanda-t-il.
— C'est ce que je vais t'expliquer tout de suite, dit l'Empereur. Je connais vos plans ; ils sont sans issue. À la fin de cette entrevue, on te reconduira à ta cellule ; tu pourras t'en échapper. Mon service de contre-espionnage a pris les mesures nécessaires en ce sens ; tout te paraîtra absolument crédible. Ne t'y trompe pas, ce sera parfaitement délibéré de notre part. Tout est arrangé pour que tu entres en possession, au moment de ta fuite, de dossiers confidentiels qui montrent une faille dans le dispositif de sécurité des mondes centraux. Ces plans eux aussi sont falsifiés ; si vous preniez d'assaut cette faille présumée, vous tomberiez dans un piège dont vous ne sortiriez pas vivants. Au lieu de cela, vous ne ferez que simuler une attaque, mais votre véritable objectif sera la base de Tauta. Tauta. Retiens ce nom. Tauta est l'une de mes bases, et c'est de là que j'opère à couvert. Il y existe un tunnel dimensionnel secret qui débouche directement ici, dans le palais. En l'empruntant, vous échapperez à l'ensemble du dispositif de défense planétaire et pourrez occuper le palais de l'intérieur. »
Jubad en eut le souffle coupé. Jamais personne n'avait tenu pour possible l'existence d'un tel accès.
« Venons-en à ma mort, reprit stoïquement l'Empereur. C'est toi qui me tueras. Lorsque vous lancerez votre assaut, je t'attendrai ici, dans cette pièce. Tu me tueras d'un coup tiré dans la poitrine. Et tu devras t'y préparer ! Tu as eu l'occasion de te rendre compte par toi-même qu'il n'est pas aisé de s'en prendre à moi. Quand nous nous rencontrerons la prochaine fois, tu devras en être capable ! »
Jubad acquiesça, totalement décontenancé.
« Oui.
— Deux choses importantes, poursuivit le souverain. Premièrement, vous devrez montrer mon cadavre dans tous les médias, afin de prouver que je suis bien mort. Présentez-le dans une position dégradante, par exemple pendu par les pieds. Ne prenez aucun égard, cela aurait des effets pernicieux. N'oublie pas que vous devez par-dessus tout ébranler la foi en l'Empereur. Il faudra montrer que je ne suis moi aussi qu'un simple mortel, en dépit de ma très longue existence. Et vous devrez prouver qu'il s'agit bien de mon cadavre. C'est pourquoi tu ne me trancheras pas la tête. Ne crois pas que ce soit une mission facile. Rien n'est plus ardu à extirper qu'une religion, même si elle repose sur des fondements aussi faux que celle-ci. »
Jubad acquiesça.
« Le second point nous concerne tous les deux, toi et moi, fit encore l'homme sans âge en dévisageant le rebelle. Il est important que cet entretien reste secret et que tu l'emportes avec toi dans la tombe.
— Pourquoi ?
— Il est impératif que les hommes croient qu'ils ont reconquis eux-mêmes leur liberté ; il faut qu'ils puissent être fiers de leur victoire. Cette fierté les aidera à surmonter les temps difficiles qui les attendent. Ils ne doivent pas apprendre que ce n'est pas leur victoire. Jamais. Ils ne doivent pas apprendre qu'ils avaient déjà perdu toute parcelle de liberté et qu'il a fallu mon intervention pour la leur rendre. Tu dois garder le silence, pour l'amour-propre des générations futures et pour l'avenir de l'humanité. »
Jubad, le rebelle, plongea ses yeux dans ceux de l'Empereur et y vit une lassitude infinie. Il acquiesça, et ce simple acquiescement fut comme une promesse solennelle.
Lorsque les rebelles, six mois plus tard, conquirent le palais, Jubad s'écarta de son groupe de combat sans se faire remarquer. Ils avaient pris de court les gardes en faction. On tirait dans tous les coins, mais l'issue de la bataille ne faisait aucun doute. Jubad atteignit sans encombre les quartiers périphériques de l'immense palais et entra finalement dans la pièce où l'Empereur l'attendait.
Il se tenait à l'endroit précis où Jubad l'avait vu pour la dernière fois. Cette fois, il portait son uniforme d'apparat officiel et ses épaules étaient ceintes du manteau impérial.
« Jubad, dit-il simplement lorsque le rebelle entra. Es-tu prêt cette fois ?
— Oui, répondit Jubad.
— Alors finissons-en. »
Jubad saisit son arme laser et la soupesa, hésitant. Il observa l'Empereur qui lui faisait calmement face, les yeux rivés sur lui.
« Regrettes-tu ce que tu as fait ? » demanda le rebelle.
L'Empereur releva la tête.
« Non », dit-il.
Il avait l'air surpris par cette question.
Jubad se tut.
« Non, répéta enfin l'Empereur. Non. Je suis né dans ce monde sans savoir ce qu'on pouvait attendre de la vie. Seul le pouvoir promettait un accomplissement, et j'ai suivi cette voie, assez pour comprendre qu'elle était fausse et ne débouchait sur rien. Mais j'ai essayé. Peu importe que nous n'obtenions aucune réponse à nos interrogations ; cela reste le droit imprescriptible de tout être vivant que de chercher ces réponses. En usant de tous les moyens, de tous les chemins et de toutes ses forces. Ce que j'ai fait, c'était mon droit. »
Jubad fut saisi par la dureté de ces propos. L'inflexibilité de l'Empereur s'exerçait contre tous, y compris lui-même. Jusqu'au bout il garda cette poigne d'acier qui avait été la sienne durant cent mille ans. Jusque dans la mort, et même au-delà, il continuait de déterminer la destinée de l'humanité.
Il a raison, reconnut Jubad dans son trouble. Il ne peut se libérer du pouvoir qu'il a conquis.
Il sentit la crosse de l'arme peser lourdement dans sa main. « Un tribunal en jugerait peut-être autrement.
— Il faut me tuer. Si je reste en vie, vous échouerez.
— Peut-être. »
Jubad s'était préparé à affronter la colère de l'Empereur, mais, avec consternation, il ne lut dans ses yeux que dégoût et lassitude.
« Vous autres mortels avez de la chance, dit lentement le souverain. Vous ne vivez pas assez longtemps pour comprendre que toute chose est vanité et que la vie est dépourvue de sens. À ton avis, pourquoi ai-je fait tout cela, pourquoi me suis-je donné tout ce mal ? J'aurais emporté avec moi dans la mort l'humanité tout entière si je l'avais voulu. Mais je ne le veux pas. Je ne veux rien, je ne veux plus rien avoir à faire avec l'existence. »
De l'extérieur leur parvenaient des cris et des claquements de coups de feu. Les combats se rapprochaient.
« Tire, maintenant ! » lui ordonna l'Empereur d'une voix tranchante.
Et Jubad, sans réfléchir, comme par réflexe, leva son arme et tira dans la poitrine de l'Empereur.
Plus tard, ils fêtèrent le libérateur, le vainqueur du tyran. Il sourit face aux caméras, prit des poses triomphales et prononça des discours pleins d'allégresse, mais à aucun moment il ne perdit de vue qu'il ne faisait que jouer le rôle du vainqueur. Lui seul savait qu'il n'avait rien d'un vainqueur.
Jusqu'à son dernier jour il se demanderait si cet ultime instant, lui aussi, faisait partie du plan de l'Empereur.
À lui seul, le discernement ne résiste pas au temps ; il se transforme et disparaît. La honte, en revanche, est comme une blessure que l'on ne laisse jamais respirer et qui, de ce fait, ne guérit jamais. Il tiendrait sa promesse et garderait le silence, mais non par discernement. Par honte. Il garderait le silence à cause de ce seul instant : l'instant où il avait obéi à l'Empereur…