CHAPITRE III



LE PRÉDICATEUR


UNE SOUDAINE BOURRASQUE le décoiffa, lui rabattant les cheveux dans le visage. D’un geste rageur, il les remit en place, puis examina avec mécontentement les cheveux blancs restés accrochés entre ses doigts. Chaque fois que le cours inexorable des années lui apparaissait de façon aussi tangible, cela lui soulevait le cœur. Il se frotta les mains, comme pour se débarrasser du même coup de ces sombres pensées.

Trop longtemps il s’était attardé dans toutes ces maisons ; trop souvent il avait tenté de faire entendre raison à des pères récalcitrants. L’expérience d’une longue vie aurait dû le convaincre qu’il ne faisait que perdre son temps. À présent, le vent du soir s’était levé et fouettait sa grise cape râpée ; la fraîcheur nocturne se mit à se faire sentir. Devoir cheminer sur les longs sentiers retirés qui serpentaient entre les maisons isolées des tisseurs lui pesait chaque année davantage. Il décida de ne plus faire qu’une seule visite avant de prendre la route du retour. La maison d’Ostvan était justement sur le chemin.

Il devait toutefois bien admettre – et parfois cette pensée le réconfortait quelque peu – que le grand âge offrait aussi certains avantages : aux yeux d’autrui, cela lui conférait une autorité et une respectabilité que le statut peu considéré de professeur ne lui avait jamais offertes. Il était de moins en moins souvent contraint de se lancer dans de vaines discussions sur l’intérêt pour les enfants de recevoir l’instruction dispensée à l’école ; il arrivait de moins en moins souvent qu’un père refuse catégoriquement de payer la contribution pour l’année scolaire à venir. Et, de plus en plus souvent, un simple regard sévère suffisait à étouffer dans l’œuf de telles objections.

Mais, si j’avais le choix, tout cela ne serait pas une raison suffisante pour me convaincre de vieillir, pensa-t-il, tout essoufflé, en grimpant péniblement la pente du chemin. Il avait pris l’habitude d’être en avance sur le calendrier et de récolter les fonds un peu plus tôt que prévu, afin de pouvoir effectuer son périple durant la saison froide. En effet, ces journées sur les routes étaient toujours harassantes, en particulier lorsqu’il lui fallait rendre visite aux tisseurs qui, tous, habitaient loin à l’extérieur de la ville ; mais, si l’on espérait obtenir quelque chose d’eux, il fallait impérativement, eu égard à leur rang, faire soi-même le déplacement. Et il ne voulait plus se risquer à de tels périples dans la fournaise des premiers mois de l’année.

Il atteignit enfin la terrasse devant la maison. Il s’octroya quelques minutes de repos et, tout en reprenant son souffle, examina la maison d’Ostvan. C’était un bâtiment plutôt ancien, comme la plupart des demeures des tisseurs. L’œil perçant du professeur reconnut dans l’ordonnancement des pierres une technique d’assemblage en usage au siècle précédent. Certaines parties étaient de construction plus récente, même si elles paraissaient tout aussi anciennes.

Qui cela intéresse-t-il donc encore, de nos jours ? songea-t-il, d’humeur morose. Un savoir de plus qui s’éteindrait avec lui… Il frappa à la porte tout en jetant un bref coup d’œil sur sa mise, s’assurant que sa robe de professeur tombait correctement. Il importait d’avoir l’air correct, surtout ici.

Une vieille femme lui ouvrit. Il la reconnut. C’était la mère d’Ostvan.

« Garliad, je te salue, dit-il. Je viens encaisser la contribution pour Taroa, ta petite-fille.

— Entre, Parnag », répondit-elle simplement.

Il posa son bâton contre le mur extérieur et entra en relevant les pans de sa robe. Elle l’invita à s’asseoir, lui offrit un gobelet d’eau puis se retira pour aller prévenir son fils. Par la porte entrouverte, Parnag put l’entendre monter d’un pas traînant l’escalier qui menait à l’atelier.

Il but une gorgée. Cela lui faisait du bien d’être assis. Il parcourut du regard la pièce qu’il connaissait pour s’y être reposé lors de ses précédentes visites : les murs blancs et nus, l’épée tachée pendant à un crochet, les bouteilles de vin alignées sur une haute étagère. Par la porte entrebâillée, il aperçut furtivement, dans la pièce voisine, l’une des autres femmes du tisseur, occupée à plier du linge. Puis il entendit à nouveau marcher, d’un pas souple et alerte cette fois.

Un homme jeune, au visage émacié et opiniâtre, entra. Ostvan le jeune. Il avait la réputation de se conduire de manière très cassante et très blessante avec ses semblables, et en sa présence on avait constamment le sentiment qu’il ne demandait qu’à vous en remontrer. Parnag le trouvait antipathique, mais il savait qu’Ostvan nourrissait à son endroit un profond respect. Peut-être pressent-il quand même qu’il me doit la vie, se dit avec amertume le vieil homme.

Ils se saluèrent cérémonieusement, et Parnag fit part à son hôte des progrès de sa fille Taroa durant l’année. Ostvan approuvait chaque phrase d’un hochement de tête, mais cela ne semblait pas l’intéresser outre mesure.

« Vous lui inculquez bien l’obéissance et l’amour dus à l’Empereur, n’est-ce pas ? s’enquit-il.

— Bien entendu, répondit Parnag.

— Bien », acquiesça Ostvan. Il sortit de sa poche quelques pièces et compta la somme, qu’il remit au professeur.

Parnag quitta la demeure, plongé dans ses pensées. Chacune de ses venues ici remuait quelque chose en lui, des souvenirs d’un temps lointain, d’un temps où, fort de sa jeunesse et de sa vitalité, il avait cru pouvoir affronter l’univers tout entier, d’un temps où il s’était senti les épaules suffisamment solides pour arracher au monde ses secrets et ses vérités.

Parnag souffla bruyamment, très irrité. Tout cela était bien loin maintenant. Aujourd’hui, il n’était rien de plus qu’un vieil homme bizarre, torturé par le flot débordant de ses souvenirs. En outre, le soleil à l’horizon, dans un ciel rougeoyant et nuageux, dessinait sur la plaine de longues zones d’ombre en jetant ses derniers feux, des feux désormais trop faibles pour réchauffer la terre. Parnag avait intérêt à se dépêcher s’il voulait être rentré avant la tombée de la nuit.

Une ombre mouvante excita son attention. En remontant des yeux à sa source, il découvrit la silhouette d’un cavalier qui se détachait à l’horizon. Un grand corps, comme recroquevillé dans le sommeil, surplombait une pauvre monture de petite taille qui avait toutes les peines du monde à poser une patte devant l’autre.

Sans savoir pourquoi, il eut, à la vue de ce spectacle, le sentiment confus qu’un malheur allait se produire. Parnag s’arrêta et, plissant les yeux, concentra son attention sur l’équipage, sans parvenir cependant à en avoir une vision plus nette. Un cavalier endormi chevauchant à la nuit tombante, cela n’avait absolument rien d’insolite.

Lorsqu’il fut rentré, il constata avec mécontentement qu’il avait oublié de fermer la fenêtre de la salle de classe. Durant toute la journée, l’infatigable vent du nord avait eu le loisir de s’y engouffrer et de disséminer dans la pièce la fine poussière de sable qu’il rapportait du désert. Contrarié, Parnag alla chercher le balai de paille effiloché dans l’armoire où il entassait également le peu de matériel de classe qu’il possédait. Il dut même extraire quelques grains de sable qui s’étaient coincés dans l’embrasure de la fenêtre et en gênaient la fermeture. Il alluma la lampe à huile, et c’est à la clarté chaude et dansante qui s’élevait du réceptacle d’argile qu’il se mit à l’ouvrage : il essuya les tables et les chaises, épousseta les étagères et les livres abîmés par des lectures répétées ; enfin il balaya le sable éparpillé sur le sol.

Alors, épuisé, il s’assit un moment sur une chaise et regarda autour de lui. Cette lumière inquiétante, cette pièce dans la nuit : cela aussi faisait monter en lui les souvenirs que la visite chez Ostvan avait réveillés. C’est ici qu’ils avaient autrefois coutume de s’asseoir pour se faire la lecture et débattre de ce qu’ils avaient lu, phrase après phrase, mus par une passion telle que plus d’une fois l’aube était venue sans qu’ils s’en fussent aperçus. Et puis, brusquement, du jour au lendemain, il avait dissous le petit groupe. Par la suite, il avait toujours soigneusement évité, le soir, de revenir dans cette salle.

Quant aux livres, il les possédait toujours. Il les avait relégués dans un coin sombre du grenier, emballés dans un vieux sac troué noué avec une corde et cachés sous un tas de bois. Il s’était juré, tant qu’il vivrait, de ne plus jamais les en sortir ; peut-être son successeur les découvrirait-il, peut-être pas…

Le malheur s’empare de quiconque commence à douter de l’Empereur.

Étrange… Il se souvint subitement que, tout enfant déjà, c’était cet adage qui l’avait le plus intrigué parmi tous ceux qu’on leur inculquait. Le doute était très certainement chez lui une maladie congénitale, et sa mission était de le combattre.

D’apprendre la confiance. La confiance ! Il était très loin d’avoir confiance. En vérité, pensa-t-il amèrement, je me contente d’éluder la question, voilà tout.

Le malheur s’empare de quiconque commence à douter de l’Empereur, et s’abat aussi sur ceux qui ont commerce avec l’impie.

À l’époque, il avait dû se battre pour entrer en possession de ces ouvrages, et il avait remporté la victoire. Un de ses amis avait entrepris un voyage à la ville portuaire, et il avait réussi à le persuader de les lui procurer ; l’année suivante, c’est avec un sentiment de triomphe sans pareil qu’il les avait reçus de sa main. Cela lui avait coûté une somme astronomique, mais à ses yeux ces livres n’avaient pas de prix. Il aurait donné ses deux mains pour acquérir ces écrits venus d’autres planètes de l’Empire.

Mais en agissant ainsi il avait sans le savoir semé les germes de son doute dans un terreau fertile.

Il fut absolument sidéré de constater que ces livres, qui provenaient de trois mondes différents, mentionnaient tous l’existence des tisseurs de tapis en cheveux. Il butait par moments sur des mots ou des expressions dont le sens lui échappait, mais la description d’une caste supérieure à toutes les autres était parfaitement transparente et ne pouvait faire référence qu’aux tisseurs : des hommes qui consacraient leur vie à la réalisation d’un unique tapis, tissé entièrement à partir des cheveux de leurs femmes et de leurs filles, et destiné à orner le palais impérial.

Il se souvenait encore de l’instant où il s’était interrompu dans sa lecture et, le front plissé, avait levé les yeux et fixé la flamme fumante de la lampe à huile, tandis que naissaient dans son esprit des questions qui ne devaient dès lors plus le quitter.

Il s’était mis à faire les comptes. La plupart de ses élèves ne révélèrent jamais d’habileté particulière pour manipuler des chiffres de cette importance, et même lui, qui avait pourtant fait du calcul l’un de ses talents majeurs, ne tarda pas à être désarmé face à l’immensité de la tâche. Rien qu’à Yahannochia et dans ses alentours vivaient environ trois cents tisseurs. Combien d’autres villes similaires pouvait-il bien exister ? Il l’ignorait, mais ses estimations les plus timorées laissaient présager un nombre absolument phénoménal de tapis qui étaient chaque année convoyés par les marchands jusqu’à la ville portuaire, et de là transmis aux vaisseaux impériaux. Et ces tapis n’étaient pas précisément petits : selon une règle tacite, les œuvres devaient avoisiner, en hauteur comme en largeur, la taille d’un homme.

Que disait déjà la charte des tisseurs ? Toutes les provinces du royaume apportent leur contribution à l’ornement du palais impérial, et c’est notre fierté que de tisser les tapis les plus précieux de l’univers. Quelles dimensions pouvait bien avoir ce palais pour que la production d’une planète entière ne puisse suffire à le couvrir de tapis ?

Il avait eu l’impression de rêver. Il aurait pu depuis longtemps se lancer dans ces calculs, mais pareille idée ne lui serait jamais venue à l’esprit ; jusqu’alors, jongler ainsi avec les chiffres lui serait apparu comme un pur blasphème. Mais, depuis qu’il possédait ces livres qui rapportaient la présence de tisseurs sur trois autres planètes… Et qui savait combien d’autres planètes il pouvait encore exister ?…

Depuis, le temps avait passé, et il lui était devenu plus difficile d’expliquer sa conduite de l’époque : il avait fondé un petit cercle qui se réunissait régulièrement le soir ; il s’était entouré d’hommes à peu près de son âge qui ne craignaient pas de chercher à étancher leur soif de connaissances. Le guérisseur était de ceux-là, ainsi que l’un des plus riches éleveurs des environs et quelques artisans.

Ce fut une tâche de longue haleine, une tâche harassante. Dans un premier temps, il n’eut d’autre ambition que d’inculquer à ces hommes les bases élémentaires qui leur permettraient de devenir les interlocuteurs qu’il recherchait. Il fallait leur enseigner tant de choses avant d’envisager sérieusement de les entraîner dans un débat sur les questions qui l’agitaient ! Ainsi, comme la majeure partie des gens, ils n’avaient que de vagues représentations du monde dans lequel ils vivaient. L’Empereur habitait « un palais dans les étoiles », voilà ce qu’ils savaient. Mais ce que cela signifiait, ils l’ignoraient. Aussi dut-il d’abord leur inculquer ce que lui-même savait des planètes et des étoiles ; il dut leur apprendre que les étoiles dans le ciel n’étaient rien d’autre que des soleils très éloignés, dont beaucoup possédaient des planètes sur lesquelles vivaient d’autres hommes ; il leur enseigna que toutes ces planètes faisaient bien sûr partie de l’Empire et que, sur l’une d’elles, très, très lointaine, au cœur du royaume, se dressait l’imposant Palais des Étoiles. Il dut leur apprendre à calculer les surfaces, à apprivoiser les grands chiffres. Ce n’est qu’au terme de cette longue initiation qu’il put, avec prudence, commencer à les familiariser avec ses méditations hérétiques.

Mais le malheur s’empare de quiconque commence à douter de l’Empereur, et s’abat aussi sur ceux qui ont commerce avec l’impie. Il frappe en un point donné et se propage ensuite, tel un feu dévastateur…


Le lendemain, ses souvenirs continuèrent de l’assaillir, y compris durant le cours. Comme d’habitude, la petite salle était noire de monde ; toutes les chaises étaient occupées, et on n’aurait pu faire asseoir une personne de plus par terre. Ce jour-là cependant, il avait un mal fou à maîtriser cette horde d’enfants turbulents. La classe lisait en chœur, et Parnag, l’esprit ailleurs, suivait le texte dans son propre livre en essayant de repérer les voix qui écorchaient les mots ou ne suivaient pas le rythme. D’ordinaire il y parvenait, mais aujourd’hui il percevait des voix qui ne venaient pas de l’assistance.

« Un prédicateur doit prendre la parole sur la Grand-Place, s’écria l’un des garçons les plus âgés, le fils du drapier. Mon père a dit que je devais m’y rendre après la classe.

— Nous pourrons y aller tous ensemble », répondit Parnag. Il prenait toujours garde, en matière religieuse, de se montrer particulièrement zélé.

Ce n’avait pas toujours été le cas. Dans ses jeunes années, il s’était montré plus ouvert et avait confié sans retenue ce qu’il était et ce qu’il ressentait. Lorsqu’il n’était pas en forme, il s’en excusait auprès de ses élèves, et, quand un problème le préoccupait, il ne répugnait pas, au beau milieu du cours, à laisser tomber l’une ou l’autre remarque à ce sujet. Il avait même essayé, à l’époque où les mystérieux livres l’avaient plongé dans la confusion et le doute le plus total, d’en faire part à ses élèves.

En les voyant le regarder les yeux ronds, manifestement sans comprendre ce qu’il racontait, il avait changé de sujet. Seul l’un d’entre eux, un garçon très éveillé, exceptionnellement intelligent, prénommé Abron, avait réagi différemment.

À sa plus grande surprise, Parnag trouva en ce jeune garçon maigre l’interlocuteur qu’il avait en vain recherché parmi ses aînés. Abron ne savait pas grand-chose, mais, sur la base de ce qu’il savait, il était capable de développer une réflexion étonnamment personnelle. Il vous fixait de ses yeux sombres et impénétrables et, avec l’intelligence simple et directe de l’enfance, il pouvait mettre à jour les failles d’un raisonnement et poser les questions qui touchaient au cœur même du problème. Parnag fut fasciné et, sans plus réfléchir, il invita le garçon à se joindre aux soirées du cercle.

Abron s’y rendit et, les yeux écarquillés, assista aux débats, assis dans un coin, sans prononcer un mot. De ce jour, son père, Ostvan le vieux, le tisseur, lui interdit de remettre les pieds à l’école.

Le professeur proposa à Abron de venir chez lui aussi souvent qu’il lui plairait pour lire et lui poser toutes les questions qu’il voudrait sur les sujets qui l’intéressaient. Ainsi Abron devint-il un hôte régulier de la maison de Parnag. Ses escapades en ville, sous un prétexte ou un autre, furent de plus en plus fréquentes ; il restait des heures, des après-midi entiers, sur les livres du professeur qui, pendant ce temps, lui préparait des tisanes avec ses meilleures herbes et répondait de son mieux aux questions que lui posait le jeune garçon.

En se remémorant, bouleversé, ces heures passées avec Abron, Parnag s’aperçut qu’elles avaient été les plus belles de sa vie. Il s’était attaché à cet enfant comme s’il avait été son propre fils ; mû par une tendresse toute paternelle, il avait tenté d’apaiser la soif inextinguible de connaissances dont faisait montre l’enfant.

C’est ainsi qu’Abron s’était trouvé là lorsque Parnag avait reçu la visite inopinée de son ami qui revenait une nouvelle fois de la ville portuaire, muni d’un second paquet de livres et porteur d’une incroyable rumeur.

« En es-tu vraiment sûr ? avait insisté Parnag.

— Je le tiens de la bouche de plusieurs marchands étrangers.

Et il me paraît peu probable qu’ils se soient donné le mot.

— Une rébellion ?

— Oui. Une rébellion contre l’Empereur.

— Est-ce possible ?

— Ils prétendent que l’Empereur va devoir abdiquer. » Les jours suivants, Abron ne revint plus. Par la suite, quelqu’un confia à Parnag sous le sceau du secret qu’Abron était mort. Selon toute évidence, il avait dû tenir chez lui des propos hérétiques et blasphématoires, et son père avait profité de la naissance d’un enfant mâle pour le tuer.

En un éclair, Parnag saisit l’étendue de son sacrilège. Il avait laissé ses doutes détruire une vie jeune et prometteuse. Il avait semé le malheur. Sans un mot d’explication, il avait alors dissous le cercle et, de ce jour, il s’était juré de ne plus jamais débattre des questions qu’il avait lui-même soulevées.


Tandis qu’entouré de ses élèves il se rendait d’un pas rapide sur la Grand-Place, il se sentit soudain très déprimé. La journée était douce, ensoleillée, mais il avait l’impression de traverser une vallée noyée sous d’opaques ténèbres. Il s’enlisait dans ses souvenirs comme dans des sables mouvants. Pour autant que sa faible conscience du monde extérieur le lui permît, il se regarda faire sans grande conviction quelques efforts pour maintenir les enfants groupés ; mais au fond cela lui était indifférent et il les abandonna à eux-mêmes.

Le prédicateur était assis sur un des piliers de pierre entre lesquels on avait coutume, lors des festivités, de monter la scène. Une foule d’hommes et de femmes de tous âges et de toutes conditions s’était rassemblée pour écouter son sermon.

« Dans toutes les villes que je traverse au cours de mes pérégrinations, je rencontre des gens qui me disent aller mal et souffrir de la faim, de la pauvreté ou de la difficile cohabitation avec leurs semblables, lança-t-il d’une voix puissante, sur le ton de la psalmodie caractéristique des prêcheurs errants. Ils se confient à moi car ils espèrent me voir leur venir en aide, peut-être par un conseil avisé, peut-être par un miracle. Mais je ne puis faire de miracles. Et les conseils que je pourrais vous suggérer ne seraient pas meilleurs que ceux que vous pourriez trouver par vous-mêmes. La seule chose que je puisse faire pour vous, c’est vous rappeler un point que vous avez peut-être oublié : ce que vous êtes ne vous appartient pas, vous appartenez à l’Empereur, notre maître, et la seule façon pour vous de vivre, c’est d’accepter de vivre à travers lui ! »

Quelqu’un lui présenta un fruit en guise d’offrande ; avec un sourire crispé, il interrompit son prêche pour recevoir le don et le joindre aux autres présents amoncelés près de lui.

« Et si vous souffrez, reprit-il comme s’il voulait conjurer le mal, c’est uniquement parce que vous avez oublié cette vérité essentielle. Si de plus vous essayez de penser par vous-mêmes, pour vous-mêmes, c’en est fait de vous. Oh ! (sa main droite se dressa en signe d’exhortation) il est si facile d’oublier que vous appartenez à l’Empereur ! Et si difficile de le garder constamment présent à l’esprit ! »

De sa robe de bure râpée se tendait vers le ciel un bras d’une maigreur étrange. Parnag observait la scène d’un regard sombre. La sensation d’avoir gâché sa vie ne semblait plus vouloir le quitter.

« Mais qu’est-ce que vous croyez ? À votre avis, pourquoi tous, aux quatre coins du monde, consacrons-nous tous nos efforts et toute notre vie à tisser les tapis en cheveux ? Pensez-vous réellement que ce soit juste pour éviter à notre Empereur d’avoir à fouler de son pied la pierre nue ? D’autres artifices feraient tout aussi bien l’affaire. Non, tout cela, tous ces rites ne sont rien d’autre que des présents que notre Empereur a la bonté de nous offrir ; ce n’est là que la planche de salut qu’il nous tend pour éviter que nous ne nous égarions loin de lui et que nous ne courions à notre perte. Voilà ce qu’il faut y voir. À chaque cheveu qu’un tisseur choisit et noue, il garde ceci présent à l’esprit : J’appartiens à l’Empereur. Et vous tous, pâtres, agriculteurs, artisans, vous rendez possible le travail des tisseurs. Vous aussi êtes autorisés à vous répéter, à chaque geste que vous faites : J’appartiens à l’Empereur. Ce que je fais, je le fais pour l’Empereur. Et moi-même, poursuivit-il en joignant les mains sur la poitrine en signe d’humilité, moi-même je ne suis rien de plus qu’un maillon de la chaîne, le modeste artisan de sa volonté qu’il envoie vagabonder de-ci de-là pour rappeler cette vérité à tous les hommes qu’il croise sur son chemin : Souviens-toi ! »

Parnag avait du mal à tenir en place. Il pensait à la longue liste des maisons qu’il avait encore à visiter pour récolter les fonds scolaires, et rester planté là lui paraissait une perte de temps considérable. Mais il ne pouvait décemment pas s’en aller ainsi.

Le prédicateur jetait autour de lui des regards où brûlait le feu de la passion.

« Aussi ne puis-je faire autrement que de vous parler également des mécréants, des incrédules et des hérétiques ; je dois vous mettre en garde contre eux, vous qui avez la foi du juste. L’impie est comme un malade contagieux. Il n’est pas comme vous : vous, s’il vous arrive parfois de vous écarter du chemin de la vérité, c’est par faiblesse humaine, et il suffit, pour affermir votre foi, que l’on vous rappelle à vos devoirs. Le mécréant, par contre, n’est pas victime d’un simple oubli : il connaît très bien le chemin de la vérité, mais il choisit de l’ignorer volontairement. »

Parnag sentit ses joues s’empourprer. Il fit un effort considérable pour garder le visage aussi indifférent que possible. Il avait l’impression que cet homme barbu, aux traits épuisés, ne s’adressait soudain plus qu’à lui.

« Il agit ainsi car il espère en tirer avantage, et il invente toutes sortes d’objections et d’arguments perfides pour se justifier. Le mécréant sème le germe de l’incroyance et de la dépravation dans le cœur des hommes simples ; le doute s’insinue alors en eux comme un poison, jusqu’à leur en faire perdre la raison. Je vous le dis : si vous tolérez la présence d’un de ces mécréants dans votre communauté, vous agissez comme celui dont la maison prend feu et qui reste les bras croisés à contempler les flammes. »

Parnag eut l’impression que quelques villageois regardaient dans sa direction et le dévisageaient d’un air méfiant. Vingt années n’avaient pas suffi à faire oublier ses interrogations séditieuses. À l’évidence, en ce moment précis ; certains se le rappelaient et se demandaient si…

Et ils avaient tout à fait raison. Le doute n’avait, depuis ce temps, cessé de le ronger, tel un germe ravageur qu’il ne parvenait pas à extirper. Il avait pu voir comme ses propres incertitudes avaient précipité dans le malheur d’autres que lui ; pour sa part, il s’entêtait à mener une vie qui n’était rien de plus qu’une succession de journées grises à toutes les autres semblables. Une fois que le doute était né, il était impossible de le faire disparaître. Parnag n’était plus en mesure, à chacun de ses gestes, de penser : Je fais ceci pour l’Empereur. La seule chose qui lui venait à l’esprit, c’était : L’Empereur existe-t-il seulement ?

Qui donc avait jamais vu l’Empereur ? On ne savait même pas où il vivait ; on savait seulement que ce devait être sur une planète très, très éloignée. Bien sûr, il y avait les photographies, et le visage de l’Empereur était plus familier à chacun que celui de ses propres parents ; mais, pour autant que Parnag le sût, il n’avait jamais mis le pied sur leur planète. On racontait que l’Empereur était immortel, qu’il vivait et régnait sur l’humanité tout entière depuis la nuit des temps… On disait tant de choses, mais on n’était sûr de rien. Si l’on se laissait aller à douter, ne serait-ce qu’une fois, on se trouvait entraîné dans un cercle infernal dont on ne pouvait plus sortir.

« Prenez garde aux voix qui insinuent le doute et l’incroyance dans les esprits. Prenez garde à ne pas tendre l’oreille aux discours hérétiques. Prenez garde à tous ceux qui tentent de vous convaincre qu’il vous faut trouver la vérité par vous-mêmes. Vous commettriez une erreur, une erreur incommensurable ! La vérité est bien trop immense pour qu’un faible mortel puisse la saisir ! Non, seuls l’amour et l’obéissance témoignés à l’Empereur peuvent devenir le guide fidèle de notre vie et nous faire entrer dans la lumière de la vérité… »

Le prédicateur se tut et considéra Parnag d’un œil inquisiteur. Parnag soutint son regard et soudain il tressaillit, comme frappé par la foudre : il connaissait ce visage ! Il connaissait cet homme. Sur le moment, il ne parvint pas à se remémorer où ni quand il l’avait rencontré, mais il le connaissait. Et cette soudaine impression de déjà-vu était réciproque ; Parnag sentit que l’autre aussi l’avait reconnu. Le professeur vit s’allumer dans les yeux sombres du prêcheur une lueur proche de la panique, mais ce fut très fugitif, et l’instant d’après son regard s’enflamma, nourri par une haine fanatique et avide de vengeance.

Un profond sentiment de malaise envahit Parnag. De quoi ce prédicateur en guenilles pouvait-il bien se souvenir ? Son cœur battait à tout rompre et il entendait le sang cogner dans ses oreilles. Des propos étouffés lui parvinrent : le prêcheur avait repris la parole. Peut-être engageait-il maintenant la foule à le lapider ? Le sens des mots prononcés lui échappait totalement.

Il avait douté de l’Empereur et jeté le malheur sur certains de ses semblables. Son heure était-elle venue de connaître à son tour les affres de la disgrâce ? Son destin allait-il finalement le rattraper, en dépit de tout repentir et de toute pénitence ?

Parnag prit la fuite. Il s’entendit dire quelque chose à son élève préféré, sans doute qu’il le chargeait de veiller à ce que chacun rentre bien chez soi. Puis il s’en fut ; il sentait les pierres crisser sous ses pieds, il entendait les murs des maisons lui renvoyer le bruit de ses pas, des pas de plus en plus rapides. S’il parvenait à l’angle du premier pâté de maisons, il était sauvé. Disparaître à l’abri des regards !

C’est alors qu’il se rappela subitement les circonstances dans lesquelles il avait déjà rencontré cet homme. Il s’arrêta brusquement, laissant, sous le coup de la surprise, échapper un son inarticulé. Était-ce possible ? L’homme qu’il avait connu… un prédicateur ? Bien qu’il eût l’intime conviction d’avoir raison, il ne put s’empêcher de faire demi-tour et de revenir sur ses pas pour s’assurer qu’il ne se trompait pas. Il s’arrêta au coin de la rue qui, à peine un instant auparavant, lui avait servi de refuge, et de sa cachette il observa ce qui se passait sur la Grand-Place.

Aucun doute n’était permis. L’homme assis là, au milieu de cette foule recueillie, cet homme vêtu du saint cilice des prêcheurs errants n’était autre que celui avec qui, dans ses jeunes années, il avait dirigé l’école de Kerkeema. Il le reconnut à sa façon de se mouvoir, et les traits de son visage eux aussi lui redevinrent familiers. Brakart. C’est ainsi qu’il s’appelait.

Parnag poussa un soupir de soulagement ; il venait seulement de prendre conscience qu’une angoisse mortelle avait oppressé sa poitrine tel un étau de fer. Il avait craint que l’autre n’ait démasqué en lui le mécréant, l’impie. Il avait fui par peur d’être lapidé pour hérésie. Mais il n’avait rien à redouter. L’autre l’avait reconnu, et il savait que c’était réciproque ; de ce fait, il savait qu’il était tombé sur quelqu’un qui connaissait son secret. Son sale secret.

Cela s’était produit presque quarante ans auparavant à Kerkeema, la ville située sur les flancs du volcan éteint. La plaine s’étendait à perte de vue ; le soleil, en se couchant, y jetait des ombres bizarres. Ensemble, ils avaient dirigé l’école de la ville ; tous deux étaient de jeunes professeurs, mais, tandis qu’on trouvait Parnag d’un commerce avenant et agréable, Brakart ne tarda pas à être réputé pour son implacable sévérité. Presque tous les soirs il gardait un élève en retenue, et la plupart du temps c’étaient des filles, qu’il prétendait moins attentives en cours que les garçons.

Les années passèrent, jusqu’au jour où une maladie, des flots de larmes et un aveu révélèrent que Brakart s’était conduit, à l’égard de ses élèves de sexe féminin, de manière plus que licencieuse, et que c’était là la véritable raison de l’inflexible discipline qu’il imposait. Il prit ses jambes à son cou et s’enfuit au beau milieu de la nuit, devançant la colère des villageois ; à la suite de cette histoire, Parnag avait été soumis à tant d’interrogatoires déplaisants qu’il avait fini par quitter lui aussi Kerkeema. C’est ainsi qu’il s’était retrouvé à Yahannochia.

Et aujourd’hui leurs routes se croisaient de nouveau. Soudain, Parnag se sentit très mal. Une partie de lui-même exultait à l’idée d’être en sécurité et d’avoir l’avantage sur son adversaire, mais une autre partie trouvait cela déprimant : Est-ce vraiment juste que je m’en tire à si bon compte ? Il avait douté et un jeune homme en était mort. Il avait succombé à jamais au doute, et celui qui aurait pu venger la vérité était entièrement en son pouvoir : c’était une victoire sans péril, un triomphe sans gloire. Non, ce n’était pas une victoire : juste une échappatoire. Il avait certes sauvé sa peau, mais perdu son honneur.


Cet après-midi-là, il resta chez lui. Les tisseurs, avares comme ils étaient, ne seraient pas fâchés de garder leur argent une journée de plus. Il erra d’une pièce à l’autre, époussetant au hasard les objets qui passaient à sa portée et s’abandonnant à ses pensées. Gris. Tout était gris et désespérant.

Il resta un long moment debout dans l’entrée, absorbé dans la contemplation d’une sacoche de cuir accrochée au mur. Cette sacoche avait autrefois appartenu à Abron. Lors de sa dernière visite, le garçon l’avait accrochée là et l’y avait oubliée en partant ; depuis, elle n’en avait pas bougé.

Plus tard dans l’après-midi, il fut pris d’une soudaine envie de chanter. D’une voix éraillée et peu exercée, il entonna une chanson qui, enfant, l’avait fortement impressionné et qui commençait par ces mots : « Je m’en remets entièrement à toi, mon Empereur… » Mais il ne parvint pas à se souvenir de la suite du texte et, pour finir, il renonça.

On tambourina à la porte. Il alla ouvrir. C’était Garubad, l’éleveur de bétail, un homme râblé aux cheveux gris, vêtu de cuir usé par le temps. À l’époque, vingt années plus tôt, Garubad avait lui aussi appartenu à son cercle de discussion.

« Garubad…

— Parnag, je te salue ! » L’homme, massif, semblait d’excellente humeur, à la limite de la surexcitation. « Je sais que ça fait une éternité qu’on ne s’est pas parlé, mais il faut absolument que je te raconte quelque chose. Est-ce que je peux entrer ?

— Bien sûr. »

Parnag s’écarta pour le laisser passer. Cela lui fit une drôle d’impression que son ancien compagnon ait choisi précisément ce jour pour faire irruption chez lui. Ils avaient perdu tout contact depuis des années, en fait depuis que la fille de l’éleveur avait terminé ses études.

« Tu ne devineras jamais ce qui m’est arrivé, s’exclama Garubad en guise d’introduction. Il fallait absolument que je vienne te raconter ça. Tu te souviens des soirées qu’on a autrefois passées ici, chez toi, quand on était encore jeunes, hein ? Tu te rappelles toutes ces choses dont on parlait, non ? Moi, je m’en souviens comme si c’était hier ; tu nous as tout appris sur les planètes et les lunes, sur les étoiles qui sont de lointains soleils… »

Mais qu’est-ce qui se passe aujourd’hui ? se demanda Parnag. Pourquoi cette époque de ma vie resurgit-elle d’un coup comme ça ?

« Bon, d’abord tu dois savoir que, tel que tu me vois, je reviens tout juste de mener mes bêtes au pré, et le voyage a été plutôt long. Quelqu’un, je crois que c’était une des marchandes ambulantes, m’a raconté que l’ancien lit du fleuve donne un peu d’eau depuis quelques semaines. Comme pour le moment la situation autour de la ville n’est pas spécialement bonne, j’ai pris mes précautions et j’ai descendu mes moutons de Kepponie dans la vallée ; là, je leur ai trouvé un bon pâturage et tout ce qu’il faut, tu sais ce que c’est. Bref, trois jours à l’aller avec les moutons et un jour au retour tout seul. »

Parnag prenait son mal en patience. Garubad s’écoutait volontiers parler et en venait rarement au fait sans de longues circonlocutions.

« Et voilà le meilleur : au retour, je fais un crochet par les rochers de Scharbat – j’étais de toute façon dans le coin – pour voir si par hasard je ne pourrais pas mettre la main sur quelques-uns de ces cristaux qu’on y trouve de temps en temps. J’avais à peine commencé de chercher que le voilà qui sort d’une des grottes !

— Qui ? demanda Parnag, irrité.

— Je ne sais pas. Un étranger. Il portait des vêtements vraiment bizarres et il avait une de ces façons de parler ! Je ne sais pas d’où il arrive, mais ça ne doit pas être tout près. Bon, en tout cas, il vient vers moi et me demande qui je suis, ce que je fais, où est la ville la plus proche, tout un tas de trucs de ce genre. Et puis il se met à me débiter des choses plus abracadabrantes les unes que les autres ; et finalement il m’explique qu’il est un rebelle. »

Parnag sentit nettement, le temps d’un instant, son cœur cesser de battre.

« Un rebelle ?

— Ne me demande pas ce qu’il voulait dire par là, je n’ai pas compris tout ce qu’il racontait. En gros, il disait qu’il était un rebelle et qu’ils avaient renversé l’Empereur. » Garubad ricana. « Tu te rends compte, il était sérieux en disant ça ! Alors, forcément, j’ai pensé à toi, tu sais, à ton ami, là, qui avait débarqué un après-midi et qui nous avait parlé de ces rumeurs qui couraient dans la ville portuaire…

— À qui d’autre que moi as-tu raconté cette histoire ? demanda Parnag d’une voix qui lui parut celle d’un autre.

— À personne jusqu’à maintenant. Je me suis seulement dit que ça t’intéresserait. J’arrive en ville à l’instant… » L’impatience pointait dans sa voix ; il avait terminé son récit, mais il entendait bien reprendre la parole. « D’ailleurs, qu’est-ce qui se passe ici, au juste ? Il y a une sacrée agitation en ville, et tout le monde est encore debout…

— C’est sans doute à cause du prédicateur qui est arrivé hier soir », répondit Parnag. Il se sentait fatigué, désorienté, dépassé par le cours des événements. Mû par une impulsion soudaine, il confia à Garubad qu’il connaissait le prêcheur et lui raconta comment il avait fait sa connaissance. « C’est probablement pour se laver de ses péchés qu’il a choisi de devenir un saint errant. »

Lorsqu’il vit le visage de l’éleveur, il comprit qu’il aurait mieux fait de garder cela pour lui. À l’évidence, il avait touché chez Garubad un point sensible, car en un éclair la jovialité de son ancien compagnon se mua en un formalisme glacial.

« Je ne doute pas de ta mémoire, Parnag, dit-il d’un ton sec, mais je crois que tu devrais y regarder à deux fois. Je suis presque sûr que tu te trompes.

— Oh, c’est possible », concéda prudemment le professeur.

Garubad parti, Parnag resta un long moment debout dans l’entrée, perdu dans ses pensées. C’était comme si on lui avait enfoncé un grand crochet de fer dans les entrailles pour remuer l’épais dépôt de souvenirs et de sentiments qu’il avait cru enfouis à jamais, et faire déferler sur lui une vague d’images. Les paroles de l’éleveur résonnaient en lui comme des bruits de pas dans une vaste grotte.

Un rebelle ? Que fallait-il comprendre par là ? Était-il donc possible de renverser l’Empereur ? Le sens de ces paroles lui était clair, mais l’idée lui en paraissait absurde, paradoxale.

Et pourtant ces livres étaient là, cachés sous un tas de bois mort et d’engrais séché de buffle de Baraquie. Les autres planètes sur lesquelles on tissait des tapis en cheveux. Cette rumeur dont, vingt années auparavant, il avait eu vent depuis le port…

Maintenant, l’heure était venue de faire ce qui était juste. Ce qui requérait du courage. Ce qui faisait peur, car cela impliquait de s’aventurer en terrain inconnu.

Il sentit soudain ses mains se crisper et ses ongles s’enfoncer douloureusement dans ses paumes. Il n’avait plus beaucoup de temps pour réfléchir. Personne ne savait jusqu’à quand l’étranger resterait aux rochers de Scharbat. S’il le manquait, il devrait ressasser pour le restant de ses jours des questions sans réponse.

Sur le chemin qui menait hors de la ville, il ne rencontra personne, hormis quelques vieilles femmes qui ne daignèrent pas l’honorer d’un regard. Lorsqu’il eut franchi les portes, il sentit que l’agitation des dernières heures s’était évanouie. Son esprit était lucide et apaisé.

L’horizon s’était mué en une bande de feu rougeoyant et, lorsqu’il arriva à destination, les premières étoiles apparurent dans l’obscurité bleutée du ciel. Telles de sombres cathédrales, les noirs rochers des grottes se dressaient dans le crépuscule. Personne n’était en vue.

« Il y a quelqu’un ? » s’écria Parnag d’une voix d’abord hésitante et faible puis, comme aucune réponse ne lui parvenait, d’un ton plus insistant. « Il y a quelqu’un ? »

Soudain, une voix stridente et tranchante retentit.

« Il n’est plus là, l’étranger. »

Parnag se retourna d’un geste vif. Le prédicateur lui faisait face, apparu comme par enchantement. Brakart, le prédicateur. Brakart, le saint errant. Brakart, qui avait abusé des petites filles. Alors d’autres hommes surgirent de derrière les rochers où ils s’étaient cachés.

Parnag vit qu’ils tenaient tous des pierres dans leurs mains. Une vague de chaleur jaillit de ses entrailles et enflamma sa tête. Il savait qu’ils allaient le tuer.

« Qu’attends-tu de moi, Brakart ? » demanda-t-il avec une indignation feinte.

Les yeux du prédicateur scintillèrent d’un éclat maléfique.

« Ne m’appelle pas par mon nom ! Je suis un saint errant et je n’ai plus de nom. »

Parnag se tut.

« On m’a rapporté, Parnag, commença le prédicateur lentement, que tu as, il y a des années, tenu des propos hérétiques et même que tu as tenté d’attirer tes semblables sur le chemin du doute. »

À cet instant, Parnag reconnut Garubad parmi ceux qui formaient un large cercle autour de lui.

« Toi aussi ? »

L’éleveur leva les mains en un geste de défense. C’était le seul qui ne tenait pas de pierre.

« Je ne lui ai rien dit d’autre qu’à toi, Parnag.

— Lorsque, cet après-midi, Garubad m’a raconté son étrange rencontre, et quand, ensuite, il m’a confié t’en avoir parlé en premier, j’ai jugé que le moment était venu de mettre ta bonne foi à l’épreuve », poursuivit le saint errant. Un éclair de triomphe luisant dans les yeux, il ajouta : « Et tu as échoué à l’examen ! »

Parnag ne dit rien. Il n’y avait plus rien à dire. Sa faute avait fini par le rattraper.

« Je ne sais pas qui Garubad a rencontré. Qui ou quoi. Peut-être quelqu’un a-t-il voulu lui faire une mauvaise farce. Peut-être a-t-il croisé le chemin d’un malade mental. Peut-être tout cela n’est-il que le fruit de son imagination. Peu importe. Seul importe le fait que tu es venu. Cela prouve que tu estimes véritablement possible l’existence d’une rébellion contre l’Empereur. Et que tu n’exclus pas – bien qu’un tel aveuglement dépasse mon entendement, je dois l’avouer – la possibilité que quelqu’un ait les moyens de renverser l’Empereur. Quoi qu’il en soit, ta simple présence ici est une preuve irréfutable de ton incroyance et de ton impiété. Tu doutes, et vraisemblablement as-tu douté toute ta vie. Et qui sait combien de tes semblables tu as ainsi précipités dans le malheur !

— Hérétique ! » cria l’un des hommes.

La première pierre atteignit Parnag en pleine tempe et l’envoya à terre. Il vit le ciel, le ciel immense et vide. Je m’en remets à toi, mon Empereur, pensa-t-il. Puis une nuée de pierres s’abattit sur lui en crépitant. Oui, j’avoue. J’ai douté de toi. J’avoue. J’ai laissé le doute m’envahir et je n’ai plus eu la force de le chasser. J’avoue. À l’heure du verdict, mon Empereur, tu m’anéantiras et je serai perdu. J’avoue et je m’en remets à ton jugement…


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