CHAPITRE V



LA MARCHANDE AMBULANTE


LORS DES PÉRÉGRINATIONS qui la menaient de la maison d’un tisseur à l’autre, il lui arrivait souvent de rester des semaines sans rencontrer un seul homme. Seules la recevaient les épouses, les concubines et les filles des tisseurs, qui s’empressaient de l’inviter à entrer dans leur cuisine, non pour se jeter avidement sur les étoffes et les ustensiles qu’elle apportait avec elle mais pour l’encourager à raconter ce qu’elle avait appris sur d’autres familles, ou sur ce qui se passait en ville. Elle restait assise là des heures, en compagnie de ces femmes, et devait jouer de patience et d’ingéniosité pour réussir à mettre sa marchandise au centre de la conversation. Sa ruse favorite, c’étaient les recettes. Ubhika connaissait une quantité phénoménale de recettes insolites, tant culinaires que cosmétiques, qui toutes avaient ceci de commun : pour les réaliser, il fallait disposer d’un appareil spécifique ou d’une épice particulière, en tout cas de quelque chose de spécial qu’elle était seule à vendre.

Il arrivait souvent qu’elles restent ainsi à pérorer et jacasser jusqu’à la fin du jour ; aussi, lorsqu’elle avait de la chance, lui offrait-on en prime un lit pour la nuit. Aujourd’hui, elle n’avait pas eu cette chance et s’en trouvait singulièrement contrariée, car elle aurait dû s’y attendre. Dans la maison d’Ostvan, l’hospitalité n’avait jamais été un maître mot ; il en était ainsi déjà du temps d’Ostvan le vieux, et cela n’avait fait que s’aggraver avec son fils. Juste avant la tombée de la nuit, le jeune tisseur était entré en bougonnant dans la cuisine pour signifier à la marchande qu’il était temps pour elle de reprendre la route. Et ce sur un ton qui les avait toutes fait frémir de peur et se sentir fautives. L’espace d’un instant, Ubhika avait eu l’impression d’être une intruse, non une marchande.

Heureusement que l’une des femmes s’était tout de même donné la peine de l’aider à remettre paniers, ballots et sacoches de cuir sur le dos des ânes de Yukie, sans quoi elle n’aurait pas eu le temps de redescendre de jour le sentier pentu qui menait à la maison d’Ostvan. Elle s’appelait Dirilja. C’était une petite femme discrète ; pour elle aussi, la jeunesse n’était plus qu’un pâle souvenir, et lors des discussions elle ne parlait pas beaucoup mais se contentait de fixer sur les autres un regard toujours empli de tristesse. Ubhika aurait vraiment aimé savoir pourquoi. Mais il en allait toujours ainsi avec les femmes des tisseurs : un jour, on les trouvait simplement là, et la plupart d’entre elles restaient laconiques sur leurs origines. Dirilja était la dernière concubine choisie par Ostvan le vieux, peu de temps avant sa mort. Cela avait de quoi surprendre car, à l’époque, il devait déjà avoir achevé son tapis ; qui plus est, les cheveux de Dirilja étaient secs et cassants, bref, de trop faible qualité pour être tissés. Ubhika se permettait d’en juger car ses cheveux, eux aussi, présentaient des caractéristiques analogues, même du temps où les années ne les avaient pas encore perlés de gris. Cette Dirilja, quelle sorte d’arrangement pouvait-elle bien avoir passé avec Ostvan le vieux ? Une bien mystérieuse histoire.

Le soleil sombrait rapidement vers l’horizon et jetait, elle le constatait avec irritation, de longues ombres entre les collines et les roches nues ; l’air se rafraîchissait sensiblement. Lorsque Ubhika sentit le vent s’engouffrer sous sa jupe et lui mordre les jambes, elle pesta contre elle-même de s’être laissé retenir si longtemps. Si elle s’était mise en route assez tôt, elle aurait encore pu atteindre la maison de Borlon où elle était sûre de trouver un lit pour la nuit.

À l’heure qu’il était, il ne lui restait plus, une fois encore, qu’à monter la tente. Elle scruta les alentours, en quête d’un endroit protégé, petite grotte ou saillie dans la roche ; pour finir, elle trouva ce qu’elle cherchait dans un renfoncement, à l’abri du vent, et y mena ses bêtes. Elle les attacha solidement à des piquets qu’elle planta péniblement dans la terre à l’aide d’une pierre. Elle déchargea les deux ânes de Yukie et leur banda les yeux ainsi que ceux de sa monture : c’était la méthode la plus sûre pour éviter qu’ils ne prennent la fuite si, durant la nuit, un bruit les effrayait. Puis elle dressa la petite tente, étala sur le sol plusieurs épaisseurs de son étoffe la moins coûteuse et se faufila en rampant à l’intérieur.

Voilà. Une fois de plus, elle était allongée là, à écouter le craquement des pierres et le délicat crissement des pattes d’insectes. Seul être humain dans cette contrée sauvage, avec pour unique protection une minuscule tente et, de part et d’autre, deux ballots de vivres, d’étoffes et de bric-à-brac. Comme toujours, elle se disait qu’elle ne s’y ferait jamais. Que les choses auraient dû se passer autrement. Et comme toujours, avant de s’endormir, elle se passa doucement la main sur le corps, comme pour s’assurer qu’il était toujours là ; elle sentit ses seins, restés, malgré l’âge, fermes et doux au toucher ; elle frôla ses hanches et regretta tristement qu’aucune main d’homme ne les ait jamais caressées.

Quand elle avait été en âge de se marier, nul prétendant ne s’était présenté, et, avec ses cheveux cassants, elle ne pouvait espérer qu’un tisseur la prît pour concubine. Aussi ne lui restait-il plus qu’à se tourner vers l’activité solitaire de marchande ambulante. Elle s’était parfois demandé si elle ne devrait pas répondre aux grossières avances des nombreux artisans et éleveurs qui la trouvaient à leur goût, mais ces tentatives, elles aussi, s’étaient peu à peu espacées, jusqu’à ce qu’elles cessent totalement.

Elle finit par s’endormir, comme toujours, et s’éveilla dans la fraîcheur du petit matin. L’habitude voulait qu’elle s’extraie alors de la tente en frissonnant, emmitouflée dans une pièce d’étoffe, la plupart du temps au moment précis où le soleil levant perçait de ses rayons l’aube d’argent ; en regardant au loin le paysage de solitude qui l’entourait, elle se faisait l’effet d’être elle aussi un insecte infime et dérisoire.

Elle ne pouvait jamais se résoudre à manger là où elle avait passé la nuit. Elle détachait alors ses yuks, les chargeait, leur ôtait le bandeau des yeux et n’avait qu’une hâte : se remettre en route. Ensuite, une fois partie, elle grignotait un morceau de viande de baraq séchée qu’elle puisait dans ses provisions, ou un fruit lorsqu’elle en avait.

La maison de Borlon. Y arriver au petit matin présentait aussi certains avantages. Narana, la jeune concubine de Borlon, lui préparerait un thé ; elle n’y manquait jamais. Après quoi Ubhika lui vendrait quelques mètres de tissu, car Narana aimait énormément coudre.

Mais lorsque Ubhika aperçut la maison de Borlon, à une distance encore éloignée, elle lui trouva tout de suite quelque chose de bizarre. Elle était bien plus sombre que dans son souvenir, presque noire, comme ravagée par les flammes. Et, quand elle se rapprocha, elle constata que de fait il ne restait plus de la maison de Borlon que ce qu’un violent incendie n’avait pu détruire.

Mue par une fascination macabre, elle guida sa monture dans cette direction et se trouva finalement devant les restes carbonisés des murs de la bâtisse, qui exhalaient une odeur âcre de feu et de destruction, et entre lesquels s’entassaient poutres et bardeaux réduits à l’état de cendres. Elle eut l’impression de se comporter comme un charognard arrivé sur les lieux après le drame et qui n’a plus qu’à se jeter voracement sur les restes. Il devait bien y avoir encore quelques pièces enfouies sous la cendre.

Ubhika reconnut les soubassements de la cuisine où elle s’était assise plus d’une fois en compagnie des femmes, ainsi que le petit cabinet attenant dans lequel elle avait bien souvent dormi. Elle n’était jamais entrée plus avant dans la maison. Elle se fraya péniblement un chemin au milieu des ruines couvertes de suie, soulevant à chaque pas un nuage de cendre empestant la fumée. Elle vit alors pour la première fois les autres pièces que renfermait la maison d’un tisseur. Laquelle avait bien pu servir d’atelier ? Elle aurait donné cher pour le savoir.

Elle découvrit des traces de pas mêlées de suie qui sortaient des décombres et venaient se perdre au milieu des éboulis. La famille du tisseur semblait avoir survécu à l’incendie.

Mais elle ne trouva point d’argent, rien de suffisamment précieux pour valoir qu’on l’emporte. Elle décida finalement de poursuivre sa route. Au moins, elle aurait ainsi une nouvelle intéressante à raconter ; en brodant un peu autour, cela lui permettrait peut-être de faire de bonnes affaires et même parfois de se voir offrir un repas.

C’est alors que soudain cet homme apparut au bord du chemin. Surgi de nulle part, au beau milieu du désert.

Ubhika guida sa monture vers lui, la main posée avec méfiance sur le gourdin fixé à la selle. Mais il lui fit en souriant un signe amical de la main. Et il était jeune…

Tandis que son âne s’approchait lentement de lui, elle se surprit à se passer machinalement la main dans les cheveux pour les remettre en ordre. Finalement, moi aussi je suis encore jeune, songea-t-elle, étonnée, seul mon corps m’a trahie en vieillissant prématurément. Elle retira tout de même sa main, par crainte de paraître ridicule.

« Je te salue », dit l’homme d’une voix bizarre. Sa façon de parler avait quelque chose de dur et d’étrange.

Il était aussi bizarrement habillé, entièrement enveloppé, des pieds à la tête, de vêtements coupés dans une matière qu’Ubhika n’avait encore jamais vue. Il portait sur la poitrine une parure étincelante, et à sa ceinture étaient fixées toutes sortes de bourses et de petites boîtes de couleur sombre.

« Je te salue, étranger », lui répondit Ubhika d’une voix hésitante.

Le sourire de l’homme s’illumina.

« Je m’appelle Nillian, dit-il en semblant s’efforcer de calquer l’intonation de sa voix sur celle d’Ubhika. Je viens de très loin.

— D’où ? demanda Ubhika, presque à la manière d’un automate.

— De Lukdaria », répondit l’homme. Une légère hésitation pointait dans sa voix, comme s’il avait cherché refuge dans le mensonge et craignait que ce mensonge ne fût percé à jour.

Ubhika n’avait encore jamais entendu parler d’une ville ou d’une contrée de ce nom, mais cela ne voulait rien dire. Il suffisait de voir cet étranger pour se rendre compte qu’il venait de très loin.

« Je m’appelle Ubhika, dit-elle en se demandant pourquoi elle était si nerveuse. Comme vous pouvez le voir, je suis marchande ambulante. »

Il acquiesça d’un hochement de tête.

« Cela signifie que vous vendez les choses que vous transportez avec vous ?

— Oui. »

Comment le comprendre autrement ? se dit-elle en étudiant son visage. Il paraissait de robuste constitution et bon vivant ; ce devait être un danseur infatigable, toujours prêt à trinquer et à rire à gorge déployée. Un petit quelque chose en lui rappelait à Ubhika un garçon dont elle était tombée amoureuse autrefois, alors qu’elle n’était encore qu’une toute jeune fille. Mais il ne s’était jamais rien passé. Il en avait épousé une autre et avait appris le métier de potier. Cela faisait quelques années qu’il était mort.

Elle mit un frein à ces pensées et tâcha de se concentrer sur son affaire. Qui que fût cet homme, il lui avait demandé ce qu’elle avait à vendre.

« Oui, reprit-elle. Que souhaitez-vous acheter, Nillian ? » L’homme laissa vagabonder son regard sur le volumineux chargement des deux yuks.

« Vous avez de quoi m’habiller ?

— Certainement. »

Les étoffes constituaient, il est vrai, l’essentiel de son fonds de commerce, mais elle avait également quelques vêtements masculins.

« J’aimerais m’habiller selon les coutumes en vigueur dans cette contrée. »

Ubhika scruta les alentours. Elle n’y découvrit aucune monture. Si cet homme venait de si loin, comment était-il parvenu jusqu’ici ? Certainement pas à pied. Et comment expliquer qu’il avait surgi précisément ici, comme s’il savait d’avance qu’il y rencontrerait une marchande ambulante ? Il y avait dans tout cela quelque chose qu’elle n’arrivait pas à comprendre.

Mais les affaires avant tout.

« Avez-vous de quoi payer ? demanda Ubhika. Car, dans cette contrée, la coutume veut aussi que l’on paye. »

L’homme éclata de rire et répondit en embrassant les alentours d’un geste large :

« C’est là une coutume très largement répandue ; on la trouve dans tout l’univers.

— Cela, je n’en sais rien. En tout cas, j’ai des vêtements pour vous si vous avez de l’argent.

— J’ai de l’argent.

— Bien. »

Ubhika mit pied à terre et remarqua que l’homme la suivait du regard. Spontanément, elle mit alors dans chacun de ses mouvements plus d’entrain qu’à l’ordinaire, comme pour prouver qu’elle était encore leste, vigoureuse et jeune, contrairement à ce que laissaient supposer la maigreur de son corps et les rides de sa peau tannée par le soleil, la pluie et le vent. Mais aussitôt elle se trouva grotesque et arracha violemment du chargement le ballot contenant les vêtements masculins.

Elle le déroula à même le sol, et, lorsqu’elle releva les yeux sur l’homme, elle vit qu’il lui tendait quelques pièces.

« Voici l’argent qui circule chez nous, expliqua-t-il. Voyez d’abord s’il vous convient. »

Ubhika prit l’une des pièces. Elle ne ressemblait pas aux monnaies qu’elle connaissait. Les ciselures étaient plus fines, le métal plus brillant, elle n’en avait jamais vu de semblable. C’était une jolie pièce. Mais ce n’était pas de l’argent.

« Non, je regrette, répondit-elle en lui rendant la pièce. Je ne peux rien vous vendre contre cela. » Dommage. Une petite transaction impromptue comme celle-là aurait été plus que bienvenue.

L’étranger considéra la pièce comme s’il la voyait pour la première fois.

« Qu’est-ce que vous lui reprochez ? demanda-t-il. Elle ne vous plaît pas ?

— Si, elle me plaît, répliqua Ubhika. Mais ce n’est pas la question. En matière d’argent, ce qu’il faut, c’est qu’il plaise aux autres. » Elle commença de remballer les vêtements.

« Arrêtez, attendez ! s’écria l’homme. Attendez encore un instant. Essayons de nous mettre d’accord. Peut-être puis-je vous donner quelque chose en échange ?

Ubhika s’arrêta et l’examina de la tête aux pieds.

« Quoi, par exemple ?

— Je ne sais pas… Peut-être les vêtements que je porte ? »

Ubhika essaya d’imaginer qui pourrait bien vouloir porter une tenue aussi excentrique. Personne de raisonnablement sensé. Quant à en faire quelque chose d’autre… oui, mais quoi ? Elle secoua la tête.

« Non.

— Attendez. Je vous propose autre chose. Tenez, mon bracelet. Je l’ai reçu des mains de ma mère ; il a vraiment une grande valeur. »

Le marchandage n’est pas son fort, pensa Ubhika, amusée. Il voulait absolument les misérables vêtements qu’elle possédait et ne tentait même pas de s’en cacher. On pouvait lire en lui comme à livre ouvert. Chacun de ses mouvements disait : S’il te plaît, donne-les-moi ; en échange, je te paierai ce que tu voudras. Il lui fit presque pitié.

« Vous n’avez pas d’argent de notre contrée, Nillian, et, en vous entendant parler, on remarque tout de suite que vous venez de loin. Vous vêtir comme les gens d’ici ne vous servira pas à grand-chose.

— Le bracelet, répéta-t-il en lui tendant le bijou qu’il avait porté au poignet droit, à ce qu’elle croyait se rappeler. Il vous plaît ?

Elle prit le bracelet et tressaillit en sentant entre ses mains le lourd objet encore tiède du contact de sa peau. Le métal, brillant comme de l’or, était lisse et poli à l’intérieur, et présentait à l’extérieur des motifs étincelants finement ciselés. En examinant ces motifs de près, elle remarqua que le bracelet exhalait une forte odeur, une lourde odeur de suif, proche de celle des sécrétions émises par de jeunes baraqs en rut. L’homme devait le porter depuis longtemps. Peut-être nuit et jour, depuis l’instant où sa mère le lui avait offert.

Mais était-ce la vérité ? Comment pouvait-on en venir, pour quelques malheureuses guenilles, à se séparer d’un cadeau, qui plus est si coûteux, offert par sa propre mère ? Peu lui importait.

« Prenez ce que vous voulez, s’entendit dire Ubhika, entièrement absorbée dans la contemplation du bijou.

— Il faut que ce soit vous qui me disiez ce dont j’ai besoin », protesta l’homme.

Ubhika se baissa en soupirant et dénicha dans le ballot de vêtements un pantalon et une longue chemise taillés dans une toile grossièrement tissée, ainsi qu’une veste semblable à celles que portaient les éleveurs. Bien entendu, elle ne possédait pas de bottes appropriées ; à la place, elle lui tendit une paire de simples sandales.

« Cela ne m’ira jamais.

— Mais si, cela vous ira parfaitement.

— Je le croirai quand j’aurai essayé », rétorqua l’homme en commençant, à la plus grande stupéfaction d’Ubhika, de défaire ses vêtements.

Il prit toutefois la peine de se détourner. Une couture fermait ce qui lui servait de veste ; quand il l’ouvrit, cela produisit une sorte de clapotement sonore ; puis il fit glisser les manches le long de ses bras. Un torse nu et vigoureux apparut alors, luisant comme du velours à la lumière du soleil ; l’homme entreprit de dénouer sa ceinture.

Ubhika, qui en avait oublié de respirer, avala goulûment une bouffée d’air de crainte d’étouffer et ne put s’empêcher de regarder de tous côtés, comme si elle redoutait que quelqu’un fût susceptible de les observer. Jamais un homme ne s’était déshabillé devant elle, jamais !

Mais l’étranger semblait trouver cela tout naturel. Il ôta son pantalon puis passa celui qu’il venait juste d’acquérir.

Ubhika restait figée là, les yeux rivés sur le dos nu et musclé, si proche qu’elle n’aurait eu qu’à tendre la main pour le toucher. Ses doigts en frissonnaient littéralement d’envie. Pourquoi pas ? se demanda-t-elle, presque incapable de réfréner le désir qui l’assaillait de toucher la peau lisse et luisante de l’homme, ne fût-ce qu’une fois, juste pour sentir sous ses doigts le contact de son corps. Et elle voyait ses fesses, petites et fermes, juste drapées, incroyablement moulées dans ce vêtement qui en épousait étroitement les formes et ressemblait plus à une culotte qu’à un pantalon. Elle sentit alors une étrange vague de chaleur se diffuser dans son ventre. Et de folles pensées dans sa tête.

Ne sachant que faire, elle retourna le bracelet entre ses doigts. Les motifs ciselés jetaient des éclats magnifiques. Lui rendre le bijou et lui demander en échange de faire avec elle les choses qu’un homme fait avec une femme, une fois, rien qu’une seule petite fois…

Quelle idée insensée ! D’un geste énergique, elle passa le bracelet à son poignet gauche. C’était exclu. Elle ne supporterait pas qu’il la repousse, qu’il lui réponde qu’elle était trop vieille pour lui.

« C’est pourtant vrai », dit-il, à mille lieues d’imaginer les pensées qui la traversaient. Il balayait l’air de ses bras et contemplait sa tenue. « Vous aviez raison, cela me va. »

Ubhika se taisait. Une seule chose la préoccupait : la crainte qu’il pût lire dans ses pensées.

Mais l’étranger qui s’appelait Nillian lui souriait distraitement tout en rassemblant ses affaires. Il roula en boule le vêtement étincelant et le cala sous son bras ; quant à sa ceinture, il la passa par-dessus son épaule. Il remercia Ubhika chaleureusement, ajouta quelques mots que la marchande ne comprit pas ; elle se rappela pourtant par la suite y avoir répondu. Enfin, il lui fit ses adieux.

Elle le regarda s’éloigner à travers champs. Pas en direction de la ville. Le sol se fit plus pentu sous ses pas ; il se retourna une fois encore pour lui adresser un signe de la main avant de disparaître.

Ubhika resta immobile un bon moment, le regard dans le vague, perdue dans ses pensées. Elle finit par reprendre ses esprits, leva le bras gauche et regarda le bracelet. Il était bien là. Ce n’était pas un rêve.

Soudain, elle eut l’impression que des gens étaient dissimulés derrière chaque rocher, derrière chaque butte alentour, et qu’ils se glissaient des secrets à l’oreille, des secrets qu’elle ne devait pas apprendre. En grande hâte, elle roula en boule les vêtements restés par terre et les entassa sur les yuks. Puis elle prit les rênes des deux ânes, grimpa sur sa monture et la talonna pour qu’elle se mette en route. Elle sentait un poids sur sa poitrine, un poids qu’elle ne parvenait pas vraiment à s’expliquer.

Elle s’efforçait de ne pas penser au soir à venir. Cette nuit, ce serait difficile.


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