Ce pot de départ à la retraite devait constituer le dérisoire apogée de mes relations avec le ministère de l'Agriculture. J'avais recueilli tous les renseignements nécessaires pour préparer mes cours; nous n'aurions plus guère à nous revoir; il me restait une semaine avant de partir à Rouen.
Triste semaine. Nous étions fin novembre, période dont on s'accorde généralement à reconnaître la tristesse. Il me paraissait normal que, faute d'événements plus tangibles, les variations climatiques en viennent à prendre une certaine place dans ma vie; d'ailleurs, à ce qu'on dit, les vieillards n'arrivent même plus à parler d'autre chose.
J'ai si peu vécu que j'ai tendance à m'imaginer que je ne vais pas mourir; il paraît invraisemblable qu'une vie humaine se réduise à si peu de chose; on s'imagine malgré soi que quelque chose va, tôt ou tard, advenir. Profonde erreur. Une vie peut fort bien être à la fois vide et brève. Les journées s'écoulent pauvrement, sans laisser de trace ni de souvenir; et puis, d'un seul coup, elles s'arrêtent.
Parfois aussi, j'ai eu l'impression que je parviendrais à m'installer durablement dans une vie absente. Que l'ennui, relativement indolore, me permettrait de continuer à accomplir les gestes usuels de la vie. Nouvelle erreur. L'ennui prolongé n'est pas une position tenable: il se transforme tôt ou tard en perceptions nettement plus douloureuses, d'une douleur positive; c'est exactement ce qui est en train de m'arriver.
Peut-être, me dis-je, ce déplacement en province va-t-il me changer les idées; sans doute dans un sens négatif, mais il va me changer les idées; il y aura au moins un infléchissement, un soubresaut.