Deuxième partie
I

Aux approches de la passe de Bab-el-Mandel, sous la surface équivoque et immuable de la mer, se dissimulent de grands récifs de corail, irrégulièrement espacés, qui représentent pour la navigation un danger réel. Ils ne sont guère perceptibles que par un affleurement rougeâtre, une teinte légèrement différente de l'eau. Et si le voyageur éphémère veut bien rappeler à sa mémoire l'extraordinaire densité de la population de requins qui caractérise cette portion de la mer Rouge (on atteint, si mes souvenirs sont exacts, près de deux mille requins au kilomètre carré), alors on comprendra qu'il éprouve un léger frisson, malgré la chaleur écrasante et presque irréelle qui fait vibrer l'air ambiant d'un bouillonnement visqueux, aux approches de la passe de Bab-el-Mandel.

Heureusement, par une singulière compensation du ciel, le temps est toujours beau, excessivement beau, et l'horizon ne se départ jamais de cet éclat surchauffé et blanc que l'on peut également observer dans les usines sidérurgiques, à la troisième phase du traitement du minerai de fer (je veux parler de ce moment où s'épanouit, comme suspendue dans l'atmosphère et bizarrement consubstantielle de sa nature intrinsèque, la coulée nouvellement formée d'acier liquide). C'est pourquoi la plupart des pilotes franchissent cet obstacle sans encombre, et bientôt ils cinglent en silence dans les eaux calmes, iridescentes et moites du golfe d'Aden.

Parfois, cependant, de telles choses adviennent, et se manifestent en vérité. Nous sommes lundi matin, le 1er décembre; il fait froid et j'attends Tisserand près du panneau de départ du train pour Rouen; nous sommes gare Saint-Lazare; j'ai de plus en plus froid et j'en ai de plus en plus marre. Tisserand arrive à la dernière minute; nous allons avoir du mal à trouver des places. À moins qu'il n'ait pris un billet de première pour lui; ce serait bien son genre.

Je pouvais former un tandem avec quatre ou cinq personnes de mon entreprise, et c'est tombé sur Tisserand. Je ne m'en réjouis pas outre mesure. Lui, par contre, s'en déclare ravi. " Toi et moi, nous formons une équipe super… " déclare-t-il d'emblée, " je sens que ça va coller impeccable… " (il esquisse avec ses mains une sorte de mouvement rotatif, comme pour symboliser notre future entente).

Je connais déjà ce garçon; nous avons plusieurs fois bavardé autour du distributeur de boissons chaudes. Généralement, il racontait des histoires de cul; je sens que ce déplacement en province va être sinistre.

Plus tard, le train roule. Nous nous installons au milieu d'un groupe d'étudiants bavards qui semblent appartenir à une école de commerce. Je me mets près de la fenêtre afin d'échapper, dans une faible mesure, au bruit ambiant. Tisserand sort de son attaché-case différentes brochures en couleurs portant sur des logiciels de comptabilité; ceci n'a rien à voir avec la formation que nous allons donner. Je hasarde la remarque. Il interjette vaguement: " Ah oui, Sycomore, c'est sympa aussi… ", puis reprend son monologue. J'ai l'impression que, pour les aspects techniques, il compte sur moi à cent pour cent.

Il porte un splendide costume aux motifs rouges, jaunes et verts – on dirait un peu une tapisserie du Moyen Âge. Il a aussi une pochette qui dépasse de sa veste, plutôt dans le style " voyage sur la planète Mars ", et une cravate assortie. Tout son habillement évoque le personnage du cadre commercial hyper-dynamique, ne manquant pas d'humour. Quant à moi je suis vêtu d'une parka matelassée et d'un gros pull style " week-end aux Hébrides ". J'imagine que dans le jeu de rôles qui est en train de se mettre en place je représenterai l'" homme système ", le technicien compétent mais un peu bourru, n'ayant pas le temps de s'occuper de son habillement, et foncièrement incapable de dialoguer avec l'utilisateur. Ça me convient parfaitement. Il a raison, nous formons une bonne équipe.

En sortant toutes ses brochures je me demande s'il n'essaie pas d'éveiller l'attention de la jeune fille assise à sa gauche – une étudiante de l'école de commerce, fort jolie ma foi. Son discours ne me serait donc que superficiellement destiné. Je m'en autorise à jeter quelques regards sur le paysage. Le jour commence à se lever. Le soleil apparaît, rouge sang, terriblement rouge sur l'herbe d'un vert sombre, sur les étangs brumeux. De petites agglomérations fument au loin dans la vallée. Le spectacle est magnifique, un peu effrayant. Tisserand ne s'y intéresse pas. Par contre, il essaie d'accrocher le regard de l'étudiante sur sa gauche. Le problème de Raphaël Tisserand – le fondement de sa personnalité, en fait – c'est qu'il est très laid. Tellement laid que son aspect rebute les femmes, et qu'il ne réussit pas à coucher avec elles. Il essaie pourtant, il essaie de toutes ses forces, mais ça ne marche pas. Simplement, elles ne veulent pas de lui.

Son corps est pourtant proche de la normale: de type vaguement méditerranéen, il est certes un peu gras; " courtaud ", comme on dit; en outre, sa calvitie semble en évolution rapide. Bon, tout cela pourrait encore s'arranger; mais ce qui ne va pas du tout, c'est son visage. Il a exactement le faciès d'un crapaudbuffle – des traits épais, grossiers, larges, déformés, le contraire exact de la beauté. Sa peau luisante, acnéique, semble constamment exsuder une humeur grasse. Il porte des lunettes à double foyer, car en plus il est très myope mais s'il avait des verres de contact ça n'arrangerait rien, j'en ai peur. Qui plus est, sa conversation manque de finesse, de fantaisie, d'humour; il n'a absolument aucun charme (le charme est une qualité qui peut parfois remplacer la beauté – au moins chez les hommes; d'ailleurs on dit souvent: " Il a beaucoup de charme ", ou: " Le plus important, c'est le charme "; c'est ce qu'on dit). Dans ces conditions, il est bien sûr terriblement frustré; mais qu'est-ce que je peux y faire? Alors je regarde le paysage.

Plus tard, il engage la conversation avec l'étudiante. Nous longeons la Seine, écarlate, complètement noyée dans les rayons du soleil levant – on croirait vraiment que le fleuve charrie du sang.

Vers neuf heures, nous arrivons à Rouen. L'étudiante fait ses adieux à Tisserand bien entendu, elle refuse de lui communiquer son numéro de téléphone. Pendant quelques minutes, il va ressentir un certain abattement; il va falloir que je m'occupe de chercher un bus.

Le bâtiment de la Direction départementale de l'agriculture est sinistre, et nous sommes en retard. Ici, le travail commence à huit heures – c'est, l'apprendrai-je, souvent le cas en province. La formation démarre aussitôt. Tisserand prend la parole; il se présente, me présente, présente notre société. Ensuite j'imagine qu'il va présenter l'informatique, les logiciels intégrés, leurs avantages. Il pourrait aussi présenter le cours, la méthode de travail que nous allons suivre, beaucoup de choses. Tout cela devrait nous amener sans problème autour de midi, surtout s'il y a une bonne vieille pause-café. J'enlève ma parka, je pose quelques papiers autour de moi.

L'assistance est composée d'une quinzaine de personnes; il y a des secrétaires et des cadres moyens, des techniciens j'imagine – ils ont l'allure de techniciens. Ils n'ont pas l'air très méchants, ni très intéressés par l'informatique – et pourtant, me dis-je en moi-même, l'informatique va changer leurs vies.

Je repère tout de suite d'où viendra le danger: c'est un très jeune type à lunettes, long, mince et souple. Il s'est installé au fond, comme pour pouvoir surveiller tout le monde; en moimême je l'appelle " le Serpent ", mais en réalité il se présentera à nous, dès la pause-café, sous le nom de Schnäbele. C'est le futur chef du service informatique en voie de création, et il en a l'air très satisfait. Assis à côté de lui il y a un type d'une cinquantaine d'années, assez baraqué, l'air mauvais, avec un collier de barbe rousse. Ça doit être un ancien adjudant, quelque chose de ce genre. Il a un œil fixe – Indochine, je suppose – qu'il maintiendra longtemps braqué sur moi, comme pour me sommer de m'expliquer sur les raisons de ma présence. Il semble dévoué corps et âme au serpent, son chef. Lui-même évoquerait plutôt un dogue – ce genre de chiens qui ne relâchent jamais leur morsure, en tout cas.

Très vite le Serpent posera des questions ayant pour objectif de déstabiliser Tisserand, de le mettre en situation d'incompétence. Tisserand est incompétent, c'est un fait, mais il en a vu d'autres. C'est un professionnel. Il n'aura aucun mal à parer les différentes attaques, tantôt éludant avec grâce, tantôt promettant d'y revenir en un point ultérieur du cours. Parfois même il réussira à suggérer que la question aurait certes pu avoir un sens à des époques antérieures du développement de l'informatique, mais qu'elle était maintenant devenue sans objet.

À midi, nous sommes interrompus par une sonnerie stridente et désagréable. Schnäbele ondule vers nous: " On mange ensemble?… " C'est pratiquement sans réplique.

Il nous déclare qu'il a quelques petites choses à faire avant le repas, il s'en excuse. Mais nous pouvons venir avec lui, comme ça il nous fera " visiter la maison ". Il nous entraîne dans les couloirs; son acolyte nous suit, deux pas derrière. Tisserand réussit à me glisser qu'il aurait " préféré manger avec les deux minettes du troisième rang ". Il a donc déjà repéré des proies féminines dans l'assistance; c'était presque inévitable, mais j'en suis un peu inquiet, malgré tout.

Nous pénétrons dans le bureau de Schnäbele. L'acolyte reste figé sur le pas de la porte, dans une attitude d'attente; il monte la garde, en quelque sorte. La pièce est vaste, même très vaste pour un si jeune cadre, et je pense d'abord que c'est uniquement pour nous le démontrer qu'il nous a emmenés ici, car il ne fait rien – il se contente de tapoter nerveusement sur son téléphone. Je m'effondre sur un fauteuil devant le bureau, aussitôt imité par Tisserand. L'autre imbécile concède: " Mais oui, asseyez-vous… " À la même seconde, une secrétaire apparaît par une porte latérale. Elle s'approche du bureau avec respect. C'est une femme assez âgée, avec des lunettes. De ses deux mains ouvertes, elle tient un parapheur. Voilà enfin, me dis-je, la raison de toute cette mise en scène.

Schnäbele joue son rôle de manière impressionnante. Avant de signer le premier document il le parcourt longuement, avec gravité. Il signale une tournure " un peu malheureuse au niveau de la syntaxe ". La secrétaire, confondue: " Je peux le refaire, Monsieur… "; et lui de répondre, grand seigneur: " Mais non, ça ira très bien. "

Le fastidieux cérémonial se reproduit pour un second document, puis pour un troisième. Je commence à avoir faim. Je me lève pour examiner les photos accrochées au mur. Ce sont des photos d'amateur, tirées et encadrées avec soin. Elles semblent représenter des geysers, des concrétions de glace, toutes choses de ce genre. J'imagine qu'il les a tirées lui-même après ses vacances en Islande – un circuit Nouvelles Frontières, probablement. Mais il a tout trafiqué avec des solarisations, des effets de filtre en étoile, je ne sais quoi encore, si bien qu'on ne reconnaît pratiquement rien, et que l'ensemble est assez laid.

Voyant mon intérêt, il s'approche et déclare:

" C'est l'Islande… C'est assez chouette, je trouve.

– Ah… ", réponds-je.

Enfin, nous allons manger. Schnäbele nous précède dans les couloirs, commentant l'organisation des bureaux et la " répartition des espaces ", tout à fait comme s'il venait de faire l'acquisition de l'ensemble. De temps en temps, au moment d'effectuer un virage à angle droit, il m'entoure les épaules de son bras sans toutefois, heureusement, me toucher. Il marche vite, et Tisserand, avec ses petites jambes, a un peu de mal à suivre je l'entends haleter à mes côtés. Deux pas derrière nous l'acolyte ferme la marche, comme pour prévenir une éventuelle attaque surprise.

Le repas sera interminable. Au début tout va bien, Schnäbele parle de lui. Il nous informe à nouveau qu'à vingt-cinq ans il est déjà chef de service informatique, ou du moins en voie de l'être dans un avenir immédiat. Trois fois entre les hors-d'œuvre et le plat principal il nous rappellera son âge: vingt-cinq ans.

Ensuite il veut connaître notre " formation ", probablement pour s'assurer qu'elle est inférieure à la sienne (lui-même est un IGREF, et il a l'air d'en être fier; je ne sais pas ce que c'est, mais j'apprendrai par la suite que les IGREF sont une variété particulière de hauts fonctionnaires, qu'on ne rencontre que dans les organismes dépendant du ministère de l'Agriculture – un peu comme les énarques, mais moins bien tout de même). Tisserand, à cet égard, lui donne toute satisfaction: il prétend avoir fait l'École Supérieure de Commerce de Bastia, ou quelque chose du même genre, à la limite de la crédibilité. Je mastique mon entrecôte béarnaise, feignant de ne pas avoir entendu la question. L'adjudant me regarde de son œil fixe, je me demande un instant s'il ne va pas se mettre à gueuler: " Répondez quand on vous interroge! "; je tourne carrément la tête dans une autre direction. Finalement, Tisserand répond à ma place: il me présente comme un " ingénieur système ". Afin d'accréditer l'idée je prononce quelques phrases sur les normes scandinaves et la commutation de réseaux; Schnäbele, sur la défensive, se replie sur sa chaise; je vais me chercher une crème caramel.

L'après-midi sera consacré à des travaux pratiques sur l'ordinateur. C'est là que j'interviens: pendant que Tisserand continue ses explications je passe entre les groupes pour vérifier que tout le monde arrive à suivre, à effectuer les exercices proposés. Je m'en tire assez bien; mais après tout c'est mon métier.

Je suis assez souvent sollicité par les deux minettes; ce sont des secrétaires, et apparemment c'est la première fois qu'elles se trouvent en face d'une console d'ordinateur. Elles sont donc un peu paniquées, à juste titre d'ailleurs. Mais à chaque fois que je m'approche d'elles Tisserand intervient, sans hésiter à interrompre son explication. C'est surtout l'une des deux qui l'attire, j'ai l'impression; il est vrai qu'elle est ravissante, pulpeuse, très sexy; elle porte un bustier en dentelle noire et ses seins bougent doucement sous l'étoffe. Hélas, chaque fois qu'il s'approche de la pauvre petite secrétaire, le visage de celle-ci se crispe dans une expression de répulsion involontaire, on pourrait presque dire de dégoût. C'est vraiment une fatalité.

À dix-sept heures, une nouvelle sonnerie retentit. Les élèves rassemblent leurs affaires, se préparent à partir; mais Schnäbele s'approche de nous: le venimeux personnage a, semblet-il, encore une carte à jouer. Il tente d'abord de m'isoler par une remarque préliminaire: " C'est une question, je pense, qui s'adresse plutôt à un homme système comme vous… "; puis il m'expose son affaire: doit-il ou non acheter un onduleur pour stabiliser la tension d'arrivée du courant alimentant le serveur réseau? On lui a affirmé, à ce sujet, des choses contradictoires. Je n'en sais absolument rien, et je m'apprête à le lui dire. Mais Tisserand, décidément en grande forme, me prend de vitesse: une étude vient de paraître sur le sujet, affirme-t-il avec audace; la conclusion est nette: à partir d'un certain palier de travail-machine l'onduleur est rentabilisé rapidement, en toute hypothèse en moins de trois ans. Malheureusement il n'a pas l'étude sur lui, ni même ses références; mais il promet de lui adresser une photocopie, dès son retour à Paris.

Bien joué. Schnäbele se retire, complètement battu; il va même jusqu'à nous souhaiter une bonne soirée.

La soirée, dans un premier temps, va consister à chercher un hôtel. À l'initiative de Tisserand, nous nous installons aux Armes cauchoises. Bel hôtel, très bel hôtel; mais après tout nos frais de déplacement sont remboursés, n'est-ce pas?

Ensuite, il veut prendre un apéro. Mais comment donc!…

Dans le café, il choisit une table non loin de deux filles. Il s'assoit, les filles s'en vont. Décidément, le plan est parfaitement synchronisé. Bravo les filles, bravo!

En désespoir de cause, il commande un Martini dry; je me contente d'une bière. Je me sens un peu nerveux; je n'arrête pas de fumer, j'allume littéralement cigarette sur cigarette.

Il m'annonce qu'il vient de s'inscrire dans un club de gym pour perdre un peu de poids, " et aussi pour draguer, bien sûr ". C'est parfait, je n'ai aucune objection.

Je me rends compte que je fume de plus en plus; je dois en être au moins à quatre paquets par jour. Fumer des cigarettes, c'est devenu la seule part de véritable liberté dans mon existence. La seule action à laquelle j'adhère pleinement, de tout mon être. Mon seul projet.

Tisserand aborde ensuite un thème qui lui est cher, à savoir que " nous autres, informaticiens, nous sommes les rois ". Je suppose qu'il entend par là un salaire élevé, une certaine considération professionnelle, une grande facilité pour changer d'emploi. Eh bien, dans ces limites, il n'a pas tort. Nous sommes les rois.

Il développe sa pensée; j'entame mon cinquième paquet de Camel. Peu après, il termine son Martini; il veut retourner à l'hôtel pour se changer avant le dîner. Eh bien c'est parfait, allons-y.

Je l'attends dans le hall en regardant la télévision. Il y est question de manifestations étudiantes. L'une d'entre elles, à Paris, a revêtu une grande ampleur: selon les journalistes il y avait au moins trois cent mille personnes dans les rues. C'était censé être une manifestation pacifique, plutôt une grande fête. Et comme toutes les manifestations pacifiques elle a mal tourné, il y a eu un étudiant qui a eu l'œil crevé, un CRS la main arrachée, etc.

Le lendemain de cette manifestation géante, un défilé a eu lieu à Paris pour protester contre les " brutalités policières "; il s'est déroulé dans une atmosphère " d'une dignité bouleversante ", rapporte le commentateur, qui est manifestement du côté des étudiants. Toute cette dignité me fatigue un peu; je change de chaîne, et je tombe sur un clip sexy. Finalement, j'éteins.

Tisserand revient; il a revêtu une espèce de jogging de soirée, noir et or, qui lui donne un peu l'allure d'un scarabée. Eh bien, allons-y.

Pour le restaurant, à mon instigation, nous allons au Flunch. C'est un endroit où l'on peut manger des frites avec une quantité illimitée de mayonnaise (il suffit de puiser la mayonnaise dans un grand seau, à volonté); je me contenterai d'ailleurs d'une assiette de frites noyées dans la mayonnaise, et d'une bière. Tisserand, lui, commande sans hésiter un couscous royal et une bouteille de Sidi Brahim. Au bout du deuxième verre de vin il recommence à jeter des regards aux serveuses, aux clientes, à n'importe qui. Pauvre garçon. Pauvre, pauvre garçon. Je sais bien au fond pourquoi il apprécie tellement ma compagnie: c'est parce que moi je ne parle jamais de mes petites copines, je ne fais jamais étalage de mes succès féminins. Il se sent donc fondé à supposer (d'ailleurs à juste titre) que pour une raison ou une autre je n'ai pas de vie sexuelle; et pour lui c'est une souffrance de moins, un léger apaisement dans son calvaire. Je me souviens d'avoir assisté à une scène pénible, le jour où Tisserand avait été présenté à Thomassen, qui venait d'entrer dans notre boîte. Thomassen est d'origine suédoise; il est très grand (légèrement plus de deux mètres, je crois), admirablement bien proportionné, et son visage est d'une beauté extraordinaire, solaire, radieuse; on a vraiment l'impression d'être en face d'un surhomme, d'un demi-dieu.

Thomassen m'a d'abord serré la main, puis il est allé vers Tisserand. Tisserand s'est levé et s'est rendu compte que, debout, l'autre le dépassait de quarante bons centimètres. Il s'est rassis brutalement, son visage est devenu écarlate, j'ai bien cru qu'il allait lui sauter à la gorge; c'était affreux à voir.

Plus tard j'ai effectué plusieurs déplacements en province avec Thomassen pour des formations, toujours dans le même style. Nous nous sommes très bien entendus. Je l'ai plusieurs fois remarqué, les gens d'une beauté exceptionnelle sont souvent modestes, gentils, affables, prévenants. Ils ont beaucoup de mal à se faire des amis, au moins parmi les hommes. Ils sont obligés de faire des efforts constants pour essayer de faire oublier leur supériorité, ne serait-ce qu'un peu.

Tisserand, Dieu merci, n'a jamais été amené à effectuer de déplacement avec Thomassen. Mais à chaque fois qu'un cycle de formations se prépare je sais qu'il y pense, et qu'il passe de bien mauvaises nuits.

Après le repas, il veut aller prendre un pot dans un " café sympa ". À merveille.

Je lui emboîte le pas, et je dois reconnaître que cette fois son choix s'avère excellent: nous entrons dans une espèce de grande cave voûtée avec des poutres anciennes, manifestement authentiques. Un peu partout sont disposées de petites tables en bois, éclairées par des bougies. Un feu brûle dans une cheminée immense, tout au fond. L'ensemble crée une ambiance d'improvisation heureuse, de désordre sympathique.

Nous nous asseyons. Il commande un bourbon à l'eau, je m'en tiens à la bière. Je regarde autour de moi et je me dis que cette fois ça y est, c'est peut-être le bout de la route pour mon infortuné compagnon. Nous sommes dans un café d'étudiants, tout le monde est gai, tout le monde a envie de s'amuser. Il y a plusieurs tables avec deux ou trois filles, il y a même quelques filles seules au bar.

Je regarde Tisserand en prenant mon air le plus engageant. Au café, les garçons et les filles se touchent. Les femmes ramènent leurs cheveux sur l'arrière de la tête, d'une main gracieuse. Elles croisent les jambes, elles attendent l'occasion de pouffer de rire. Enfin, elles s'amusent. C'est maintenant qu'il faut draguer, c'est là, à ce moment précis, dans cet endroit qui s'y prête admirablement.

Il lève les yeux de son verre et pose son regard sur moi, derrière ses lunettes. Et je m'aperçois qu'il n'a plus la force. Il ne peut plus, il n'a plus le courage d'essayer, il en a complètement marre. Il me regarde, son visage tremble un peu. C'est sans doute l'alcool, il a bu trop de vin au repas, l'imbécile. Je me demande s'il ne va pas éclater en sanglots, me raconter les étapes de son calvaire; je le sens prêt à quelque chose de ce genre; les verres de ses lunettes sont légèrement embués de larmes.

Cela ne fait rien, je suis prêt à assumer, à tout écouter, à le porter jusqu'à l'hôtel s'il le faut; mais je sais bien que demain matin il m'en voudra.

Je me tais; j'attends sans rien dire; je ne vois aucune parole sensée à prononcer. L'incertitude persiste une bonne minute, puis la crise passe. D'une voix étrangement faible, presque chevrotante, il me dit: " Il vaudrait mieux rentrer. On commence tôt demain. "

D'accord, on rentre. On finit nos verres et on rentre. J'allume une dernière cigarette, je regarde Tisserand à nouveau. Il est vraiment complètement hagard. Sans un mot il me laisse payer les consommations, sans un mot il me suit lorsque je me dirige vers la porte. Il est voûté, tassé; il a honte de lui-même, il se méprise, il a envie d'être mort.

Nous marchons vers l'hôtel. Dans les rues, il commence à pleuvoir. Voilà, notre première journée à Rouen est terminée. Et je sais, avec la certitude de l'évidence, que les journées à venir seront rigoureusement identiques.

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