À cinq heures cinquante-deux le train fit son entrée à La Roche-sur -Yon, par un froid perçant. La ville était silencieuse, calme; parfaitement calme. " Eh bien! " me dis-je, " voilà l'occasion d'une petite promenade à la campagne… "
J'ai avancé dans les rues désertes, ou pratiquement désertes, d'une zone pavillonnaire. Au début j'ai essayé de comparer les caractéristiques des pavillons, mais c'était assez difficile, le jour n'était pas encore levé; j'ai laissé tomber assez rapidement.
Quelques habitants étaient déjà levés, malgré l'heure matinale; ils me regardaient passer de leurs garages. Ils avaient l'air de se demander ce que je faisais là. S'ils m'avaient questionné j'aurais été bien en peine de leur répondre. En effet, rien ne justifiait ma présence ici. Pas plus ici qu'ailleurs, à vrai dire.
Puis je suis arrivé dans la campagne proprement dite. Il y avait des clôtures, et des vaches derrière les clôtures. Un léger bleuissement annonçait l'approche de l'aube.
J'ai regardé les vaches. La plupart ne dormaient pas, elles avaient déjà commencé à brouter. Je me suis dit qu'elles avaient bien raison; elles devaient avoir froid, autant se donner un peu d'exercice. Je les ai observées avec bienveillance, sans aucune intention de troubler leur tranquillité matinale. Quelques-unes se sont approchées de moi jusqu'à la clôture, sans meugler, et m'ont regardé. Elles aussi me laissaient tranquille. C'était bien.
Plus tard, je me suis dirigé vers la direction départementale de l'Agriculture. Tisserand était déjà là; il m'a serré la main avec une chaleur surprenante.
Le directeur nous attendait dans son bureau. Tout de suite, il s'est avéré être un type plutôt sympathique; visiblement, une bonne pâte. Par contre, il était totalement imperméable au message technologique que nous étions supposés lui délivrer. L'informatique, nous déclare-t-il carrément, il n'en a rien à foutre. Il n'a aucune envie de changer ses habitudes de travail pour le plaisir de faire moderne. Les choses marchent bien comme elles sont, et elles continueront à marcher comme ça, au moins tant qu'il sera là. S'il a accepté notre venue c'est uniquement pour ne pas faire d'histoires avec le ministère, mais dès que nous serons partis il rangera le logiciel dans une armoire, et il n'y touchera plus.
Dans ces conditions la formation se présentait à l'évidence comme une aimable plaisanterie, une manière de discuter pour passer le temps. Ça ne me dérangeait nullement.
Au cours des jours suivants, je me rends compte que Tisserand commence à déjanter. Après Noël, il part faire du ski dans un club de jeunes; le genre " interdit aux vieux crabes ", avec soirées dansantes et petit déjeuner tardif; bref, le genre où on baise. Mais il évoque la perspective sans chaleur; je sens qu'il n'y croit plus du tout. De temps en temps son regard se met à flotter sur moi, derrière ses lunettes. Il donne l'impression d'être ensorcelé. Je connais cela; j'ai ressenti la même chose il y a deux ans, juste après ma séparation d'avec Véronique. Vous avez l'impression que vous pouvez vous rouler par terre, vous taillader les veines à coups de rasoir ou vous masturber dans le métro, personne n'y prêtera attention; personne ne fera un geste. Comme si vous étiez protégé du monde par une pellicule transparente, inviolable, parfaite. D'ailleurs Tisserand me l'a dit l'autre jour (il avait bu): " J'ai l'impression d'être une cuisse de poulet sous cellophane dans un rayon de supermarché. " Il a encore dit: " J'ai l'impression d'être une grenouille dans un bocal; d'ailleurs je ressemble à une grenouille, n'est-ce pas? " J'ai doucement répondu: " Raphaël… ", d'un ton de reproche. Il a sursauté; c'est la première fois que je l'appelais par son prénom. Il s'est troublé, et n'a plus rien dit.
Le lendemain, au petit déjeuner, il a longuement considéré son bol de Nesquik; et puis, d'un ton presque rêveur, il a soupiré: " Putain, j'ai vingt-huit ans et je suis toujours puceau!… " Je m'en suis quand même étonné; il m'a alors expliqué qu'un reste d'orgueil l'avait toujours empêché d'aller aux putes. Je l'en ai blâmé; peut-être un peu vivement, car il a tenu à me réexpliquer son point de vue le soir même, juste avant de partir à Paris pour le week-end. Nous étions sur le parking de la direction départementale de l'Agriculture; les réverbères répandaient un halo jaunâtre assez déplaisant; l'air était humide et froid. Il a dit: " Tu comprends, j'ai fait mon calcul; j'ai de quoi me payer une pute par semaine; le samedi soir, ça serait bien. Je finirai peut-être par le faire. Mais je sais que certains hommes peuvent avoir la même chose gratuitement, et en plus avec de l'amour. Je préfère essayer; pour l'instant, je préfère encore essayer. "
Je n'ai évidemment rien pu lui répondre; mais je suis rentré à mon hôtel assez pensif. Décidément, me disais-je, dans nos sociétés, le sexe représente bel et bien un second système de différenciation, tout à fait indépendant de l'argent; et il se comporte comme un système de différenciation au moins aussi impitoyable. Les effets de ces deux systèmes sont d'ailleurs strictement équivalents. Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l'amour tous les jours; d'autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l'amour avec des dizaines de femmes; d'autres avec aucune. C'est ce qu'on appelle la " loi du marché ". Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où l'adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables; d'autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante; d'autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme économique, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. Sur le plan économique, Raphaël Tisserand appartient au camp des vainqueurs; sur le plan sexuel, à celui des vaincus. Certains gagnent sur les deux tableaux; d'autres perdent sur les deux. Les entreprises se disputent certains jeunes diplômés; les femmes se disputent certains jeunes hommes; les hommes se disputent certaines jeunes femmes; le trouble et l'agitation sont considérables.
Un peu plus tard je suis ressorti de mon hôtel, dans le but bien arrêté de me saouler la gueule. J'ai trouvé un café ouvert en face de la gare; quelques adolescents jouaient au flipper, et c'était à peu près tout. Au bout du troisième cognac, je me suis mis à repenser à Gérard Leverrier.
Gérard Leverrier était administrateur à l'Assemblée nationale, dans le même service que Véronique (qui y travaillait, elle, comme secrétaire). Gérard Leverrier avait vingt-six ans et gagnait trente mille francs par mois. Pourtant, Gérard Leverrier était timide et dépressif. Un vendredi soir de décembre (il ne devait pas revenir le lundi; il avait pris, un peu malgré lui, quinze jours de vacances " pour les fêtes "), Gérard Leverrier est rentré chez lui et s'est tiré une balle dans la tête.
La nouvelle de sa mort n'a réellement surpris personne à l'Assemblée nationale; il y était surtout connu pour les difficultés qu'il éprouvait à s'acheter un lit. Depuis quelques mois déjà il avait décidé cet achat; mais la concrétisation du projet s'avérait impossible. L'anecdote était généralement rapportée avec un léger sourire ironique; pourtant, il n'y a pas de quoi rire; l'achat d'un lit, de nos jours, présente effectivement des difficultés considérables, et il y a bien de quoi vous mener au suicide. D'abord il faut prévoir la livraison, et donc en général prendre une demi-journée de congé, avec tous les problèmes que ça pose. Parfois les livreurs ne viennent pas, ou bien ils ne réussissent pas à transporter le lit dans l'escalier, et on en est quitte pour demander une demi-journée de congé supplémentaire. Ces difficultés se reproduisent pour tous les meubles et les appareils ménagers, et l'accumulation de tracas qui en résulte peut déjà suffire à ébranler sérieusement un être sensible. Mais le lit, entre tous les meubles, pose un problème spécialement, éminemment douloureux. Si l'on veut garder la considération du vendeur on est obligé d'acheter un lit à deux places, qu'on en ait ou non l'utilité, qu'on ait ou non la place de le mettre. Acheter un lit à une place c'est avouer publiquement qu'on n'a pas de vie sexuelle, et qu'on n'envisage pas d'en avoir dans un avenir rapproché ni même lointain (car les lits durent longtemps de nos jours, bien au-delà de la période de garantie; c'est une affaire de cinq ou dix, voire vingt ans; c'est un investissement sérieux, qui vous engage pratiquement pour le restant de vos jours; les lits durent en moyenne bien plus longtemps que les mariages, on ne le sait que trop bien). Même l'achat d'un lit de 140 vous fait passer pour un petit-bourgeois mesquin et étriqué; aux yeux des vendeurs, le lit de 160 est le seul qui vaille vraiment d'être acheté; là vous avez le droit à leur respect, à leur considération, voire à un léger sourire complice; ils n'en ont décidément que pour le lit de 160.
Le soir de la mort de Gérard Leverrier, son père a téléphoné à son travail; comme il était absent de son bureau c'est Véronique qui a pris la communication. Le message consistait simplement à rappeler son père, de toute urgence; elle a oublié de le transmettre. Gérard Leverrier est donc rentré chez lui à six heures, sans avoir pris connaissance du message, et s'est tiré une balle dans la tête. Véronique m'a raconté ça, le soir du jour où ils ont appris sa mort, à l'Assemblée nationale; elle a ajouté que ça lui " foutait un peu les boules "; tels furent ses propres termes. Je me suis imaginé qu'elle allait ressentir une espèce de culpabilité, de remords; pas du tout: le lendemain, elle avait déjà oublié.
Véronique était " en analyse ", comme on dit; aujourd'hui, je regrette de l'avoir rencontrée. Plus généralement, il n'y a rien à tirer des femmes en analyse. Une femme tombée entre les mains des psychanalystes devient définitivement impropre à tout usage, je l'ai maintes fois constaté. Ce phénomène ne doit pas être considéré comme un effet secondaire de la psychanalyse, mais bel et bien comme son but principal. Sous couvert de reconstruction du moi, les psychanalystes procèdent en réalité à une scandaleuse destruction de l'être humain. Innocence, générosité, pureté… tout cela est rapidement broyé entre leurs mains grossières. Les psychanalystes, grassement rémunérés, prétentieux et stupides, anéantissent définitivement chez leurs soi-disant patientes toute aptitude à l'amour, aussi bien mental que physique; ils se comportent en fait en véritables ennemis de l'humanité. Impitoyable école d'égoïsme, la psychanalyse s'attaque avec le plus grand cynisme à de braves filles un peu paumées pour les transformer en d'ignobles pétasses, d'un égocentrisme délirant, qui ne peuvent plus susciter qu'un légitime dégoût. Il ne faut accorder aucune confiance, en aucun cas, à une femme passée entre les mains des psychanalystes. Mesquinerie, égoïsme, sottise arrogante, absence complète de sens moral, incapacité chronique d'aimer: voilà le portrait exhaustif d'une femme " analysée ".
Véronique correspondait, il faut le dire, trait pour trait à cette description. Je l'ai aimée, autant qu'il était en mon pouvoir – ce qui représente beaucoup d'amour. Cet amour fut gaspillé en pure perte, je le sais maintenant; j'aurais mieux fait de lui casser les deux bras. Elle avait sans doute depuis toujours, comme toutes les dépressives, des dispositions à l'égoïsme et à l'absence de cœur; mais sa psychanalyse l'a transformée de manière irréversible en une véritable ordure, sans tripes et sans conscience – un détritus entouré de papier glacé. Je me souviens qu'elle avait un tableau en Velléda blanc, sur lequel elle inscrivait d'ordinaire des choses du genre " petits pois " ou " pressing ". Un soir, en rentrant de sa séance, elle avait noté cette phrase de Lacan: " Plus vous serez ignoble, mieux ça ira. " J'avais souri; j'avais bien tort. Cette phrase n'était encore, à ce stade, qu'un programme; mais elle allait le mettre en application, point par point.
Un soir que Véronique était absente, j'ai avalé un flacon de Largactyl. Pris de panique, j'ai ensuite appelé les pompiers. Il a fallu m'emmener en urgence à l'hôpital, me faire un lavage d'estomac, etc. Bref, j'ai bien failli y passer. Cette salope (comment la qualifier autrement?) n'est même pas venue me voir à l'hôpital. Lors de mon retour " à la maison ", si l'on peut dire, tout ce qu'elle a trouvé comme mots de bienvenue c'est que j'étais un égoïste doublé d'un minable; son interprétation de l'événement, c'est que je m'ingéniais à lui causer des soucis supplémentaires, elle " qui avait déjà assez à faire avec ses problèmes de boulot ". L'ignoble garce a même ajouté que je tentais de me livrer à un " chantage affectif "; quand j'y pense, je regrette de ne pas lui avoir tailladé les ovaires. Enfin, c'est du passé.
Je revois aussi la soirée où elle avait appelé les flics pour me virer de chez elle. Pourquoi, " chez elle "? Parce que l'appartement était à son nom, et qu'elle payait le loyer plus souvent que moi. Voilà bien le premier effet de la psychanalyse: développer chez ses victimes une avarice et une mesquinerie ridicules, presque incroyables. Inutile d'essayer d'aller au café avec quelqu'un qui suit une analyse: inévitablement il se met à discuter les détails de l'addition, et ça finit par des problèmes avec le garçon. Bref ces trois gros cons de flics étaient là, avec leurs talkies-walkies et leurs airs de connaître la vie mieux que personne. J'étais en pyjama et je tremblais de froid; sous la nappe, mes mains serraient les pieds de la table; j'étais bien décidé à les obliger à m'emmener de force. Pendant ce temps, l'autre pétasse leur montrait des quittances de loyer afin d'établir ses droits sur les lieux; elle attendait probablement qu'ils sortent leurs matraques. Le soir même, elle avait eu une " séance "; toutes ses réserves de bassesse et d'égoïsme étaient reconstituées; mais je n'ai pas cédé, j'ai réclamé un complément d'enquête, et ces stupides policiers ont dû quitter les lieux. Du reste, je suis parti pour de bon le lendemain.