" Ah, oui, avoir des valeurs!… "
De retour à La Roche-sur -Yon, j'ai acheté un couteau à steak à l'Unico; je commençais à apercevoir l'ébauche d'un plan.
Le dimanche fut inexistant; le lundi particulièrement morne. Je sentais, sans avoir besoin de le lui demander, que Tisserand avait passé un week-end infect; ça ne m'étonnait nullement. Nous étions déjà le 22 décembre.
Le lendemain soir, nous sommes allés manger dans une pizzeria. Le garçon avait effectivement l'air d'un Italien; on le devinait velu et charmeur; il me dégoûtait profondément. D'ailleurs il déposa nos spaghettis respectifs à la hâte, sans réelle attention. Ah, si nous avions porté des jupes fendues, ç'aurait été autre chose!…
Tisserand avalait de grands verres de vin; j'évoquais différentes tendances de la musique de danse contemporaine. Il ne répondait pas; je crois en fait qu'il n'écoutait même pas. Cependant, lorsque je décrivis d'une phrase l'antique alternance rocks-slows, pour souligner le caractère rigide qu'elle avait su donner aux procédures de séduction, son intérêt se ralluma (avait-il déjà eu, à titre personnel, l'occasion de danser un slow? cela n'avait rien de certain). Je passai à l'attaque:
" Je suppose que tu fais quelque chose pour Noël. En famille, probablement…
– On ne fait rien à Noël. Je suis juif ", m'apprit-il avec une pointe d'orgueil. " Enfin, mes parents sont juifs ", précisa-t-il plus sobrement.
Cette révélation me désarçonna quelques secondes. Mais après tout, juif ou pas juif, est-ce que ça changeait quelque chose? Si oui, j'étais bien incapable de voir quoi. Je poursuivis.
" Si on faisait quelque chose la nuit du 24? Je connais une boîte aux Sables, L'Escale. Très sympa… "
J'avais l'impression que mes mots sonnaient faux; j'avais honte. Mais Tisserand n'était plus en état de prêter attention à de telles subtilités. " Tu crois qu'il y aura du monde? J'ai l'impression que le 24 c'est plutôt famille-famille… ", telle fut sa pauvre, sa pathétique objection. Je concédai que bien entendu le 31 aurait été très supérieur: " Les filles aiment bien coucher le 31 ", affirmaije avec autorité. Mais le 24, pour cela, n'était pas à négliger: " Les filles mangent des huîtres avec les parents et la grand-mère, elles reçoivent leurs cadeaux; mais à partir de minuit elles sortent en boîte. " Je m'animais, je croyais à mon propre récit; Tisserand s'avéra, comme je l'avais prévu, facile à convaincre.
Le lendemain soir, il mit trois heures à se préparer. Je l'attendis en jouant aux dominos, seul, dans le hall de l'hôtel; je jouais la main des deux adversaires à la fois; c'était très ennuyeux; j'étais un peu angoissé, cependant.
Il apparut vêtu d'un costume noir et d'une cravate dorée; ses cheveux avaient dû lui demander beaucoup de travail; on fabrique des gels, maintenant, qui donnent des résultats surprenants. Un costume noir, finalement, c'est encore ce qui lui allait le mieux; pauvre garçon.
Il nous restait à peu près une heure à tuer; hors de question d'aller en boîte avant vingt-trois heures trente, sur ce point j'étais formel. Après une discussion rapide, nous sommes allés faire un tour à la messe de minuit: le prêtre parlait d'une immense espérance qui s'était levée au cœur des hommes; je n'avais rien à objecter à cela. Tisserand s'ennuyait, pensait à autre chose; je commençais à me sentir un peu dégoûté, mais il me fallait tenir bon. J'avais placé le couteau à steak dans un sac plastique, à l'avant de la voiture.
J'ai retrouvé L'Escale sans difficulté; il faut dire que j'y avais passé de bien mauvaises soirées. Cela remontait déjà à plus de dix ans; mais les mauvais souvenirs s'effacent moins vite qu'on le croit.
La boîte était à moitié pleine: surtout des quinze-vingt ans, ce qui anéantissait d'emblée les modestes chances de Tisserand. Beaucoup de minijupes, de bustiers échancrés; bref, de la chair fraîche. Je vis ses yeux s'exorbiter brutalement en parcourant la piste de danse; je partis commander un bourbon au bar. À mon retour il se tenait déjà, hésitant, à la lisière de la nébuleuse des danseurs. Je murmurai vaguement: " Je te rejoins tout à l'heure… " et me dirigeai vers une table qui, par sa position légèrement en surplomb, m'offrirait une excellente vision du théâtre des opérations.
Tisserand parut d'abord s'intéresser à une brunette d'une vingtaine d'années, vraisemblablement une secrétaire. J'étais assez tenté d'approuver son choix. D'une part la fille n'était pas d'une beauté exceptionnelle, et serait sans doute peu courtisée; ses seins, certes de bonne taille, étaient déjà un peu tombants, et ses fesses paraissaient molles; dans quelques années, on le sentait, tout cela s'affaisserait complètement. D'autre part son habillement, d'une grande audace, soulignait sans ambiguïté son intention de trouver un partenaire sexuel: en taffetas léger, sa robe virevoltait à chaque mouvement, découvrant un porte-jarretelles et un string minuscule en dentelle noire, qui laissait le fessier entièrement nu. Enfin son visage sérieux, même un peu obstiné, semblait indiquer un caractère prudent; voilà une fille qui devait certainement avoir des préservatifs dans son sac.
Pendant quelques minutes Tisserand dansa non loin d'elle, lançant vivement les bras en avant pour indiquer l'enthousiasme que lui communiquait la musique. À deux ou trois reprises il tapa même dans ses mains; mais la fille ne semblait nullement le remarquer. À la faveur d'un léger blanc musical, il prit donc l'initiative de lui adresser la parole. Elle se retourna, lui jeta un regard méprisant et traversa la piste de part en part pour s'éloigner de lui. C'était sans appel.
Tout se passait comme prévu. Je partis commander un deuxième bourbon au bar.
À mon retour, je sentis que quelque chose venait de basculer. Une fille était assise à la table voisine de la mienne, seule. Elle était beaucoup plus jeune que Véronique, elle pouvait avoir dix-sept ans; n'empêche qu'elle lui ressemblait horriblement. Sa robe très simple, plutôt ample, en tissu beige, ne soulignait pas vraiment les formes de son corps; celles-ci n'en avaient nullement besoin. Les hanches larges, les fesses fermes et lisses; la souplesse de la taille qui conduit les mains jusqu'à deux seins ronds, amples et doux; les mains qui se posent avec confiance sur la taille, épousant la noble rotondité des hanches. Je connaissais tout cela; il me suffisait de fermer les yeux pour m'en souvenir. Jusqu'au visage, plein et candide, exprimant la calme séduction de la femme naturelle, sûre de sa beauté. La calme sérénité de la jeune pouliche, encore enjouée, prompte à essayer ses membres dans un galop rapide. La calme tranquillité d'Ève, amoureuse de sa propre nudité, se connaissant comme évidemment, éternellement désirable. Je me suis rendu compte que deux années de séparation n'avaient rien effacé; j'ai vidé mon bourbon d'un trait. C'est ce moment que Tisserand a choisi pour revenir; il transpirait légèrement. Il m'a adressé la parole; je crois qu'il souhaitait savoir si j'avais l'intention de tenter quelque chose avec la fille. Je n'ai rien répondu; je commençais à avoir envie de vomir, et je bandais; ça n'allait plus du tout. J'ai dit: " Excuse-moi un instant… " et j'ai traversé la discothèque en direction des toilettes. Une fois enfermé j'ai mis deux doigts dans ma gorge, mais la quantité de vomissures s'est avérée faible et décevante. Puis je me suis masturbé, avec un meilleur succès: au début je pensais un peu à Véronique, bien sûr, mais je me suis concentré sur les vagins en général, et ça s'est calmé. L'éjaculation survint au bout de deux minutes; elle m'apporta confiance et certitude.
En revenant, je vis que Tisserand avait engagé la conversation avec la pseudo-Véronique; elle le regardait avec calme et sans dégoût. Cette jeune fille était une merveille, j'en avais la certitude intime; mais ce n'était pas grave, j'étais masturbé. Du point de vue amoureux Véronique appartenait, comme nous tous, à une génération sacrifiée. Elle avait certainement été capable d'amour; elle aurait souhaité en être encore capable, je lui rends ce témoignage; mais cela n'était plus possible. Phénomène rare, artificiel et tardif, l'amour ne peut s'épanouir que dans des conditions mentales spéciales, rarement réunies, en tous points opposées à la liberté de mœurs qui caractérise l'époque moderne. Véronique avait connu trop de discothèques et d'amants; un tel mode de vie appauvrit l'être humain, lui infligeant des dommages parfois graves et toujours irréversibles. L'amour comme innocence et comme capacité d'illusion, comme aptitude à résumer l'ensemble de l'autre sexe à un seul être aimé, résiste rarement à une année de vagabondage sexuel, jamais à deux. En réalité, les expériences sexuelles successives accumulées au cours de l'adolescence minent et détruisent rapidement toute possibilité de projection d'ordre sentimental et romanesque; progressivement, et en fait assez vite, on devient aussi capable d'amour qu'un vieux torchon. Et on mène ensuite, évidemment, une vie de torchon; en vieillissant on devient moins séduisant, et de ce fait amer. On jalouse les jeunes, et de ce fait on les hait. Cette haine, condamnée à rester inavouable, s'envenime et devient de plus en plus ardente; puis elle s'amortit et s'éteint, comme tout s'éteint. Il ne reste plus que l'amertume et le dégoût, la maladie et l'attente de la mort.
Au bar, j'ai réussi à négocier avec le garçon une bouteille de bourbon pour sept cents francs. En me retournant, j'ai heurté un jeune électricien de deux mètres. Il m'a dit: " Ho! ça a pas l'air d'aller " d'un ton plutôt amical; j'ai répondu: " Le doux miel de l'humaine tendresse… " en le regardant par en dessous. Dans la glace, j'ai aperçu mon visage; il était traversé par un rictus nettement déplaisant. L'électricien a secoué la tête avec résignation; j'ai entamé la traversée de la piste de danse, ma bouteille à la main; juste avant d'arriver à destination j'ai trébuché dans une caissière et je me suis affalé. Personne ne m'a relevé. Je voyais les jambes des danseurs qui s'agitaient audessus de moi; j'avais envie de les trancher à la hache. Les éclairages étaient d'une violence insoutenable; j'étais en enfer.
Un groupe de garçons et de filles s'était assis à notre table; sans doute des camarades de classe de la pseudo-Véronique. Tisserand ne lâchait pas prise, mais il commençait à être un peu dépassé; il se laissait progressivement évincer du champ de la conversation, la chose n'était que trop visible; et quand un des garçons proposa de payer une tournée au bar il était déjà implicitement exclu. Il esquissa pourtant le geste de se lever, il tenta de capter le regard de la pseudo-Véronique; en vain. Se ravisant, il se laissa brutalement retomber sur la banquette; complètement tassé sur lui-même, il ne se rendait même plus compte de ma présence; je me suis resservi un verre.
L'immobilité de Tisserand dura un peu plus d'une minute; puis un sursaut se produisit, sans doute imputable à ce qu'il est convenu d'appeler " l'énergie du désespoir ". Se relevant brutalement, il me frôla presque en se dirigeant vers la piste de danse; son visage était souriant et déterminé; il était toujours aussi laid, cependant.
Sans hésiter, il se planta devant une minette de quinze ans, blonde et très sexy. Elle portait une robe courte et très mince, d'un blanc immaculé; la transpiration l'avait plaquée contre son corps, et visiblement elle n'avait rien en dessous; ses petites fesses rondes étaient moulées avec une précision parfaite; on distinguait nettement, tendues par l'excitation, les aréoles brunes de ses seins; le disc-jockey venait d'annoncer un quart d'heure rétro.
Tisserand l'invita à danser un rock; un peu prise de court, elle accepta. Dès les premières mesures de Come on everybody, je sentis qu'il commençait à déraper. Il balançait la fille avec brutalité, sans desserrer les dents, l'air mauvais; chaque fois qu'il la ramenait vers lui il en profitait pour lui plaquer la main sur les fesses. Aussitôt les dernières notes jouées, la minette se précipita vers un groupe de filles de son âge. Tisserand restait au milieu de la piste, l'air buté; il bavait légèrement. La fille le désignait en parlant à ses copines; elles pouffaient de rire en le regardant.
À ce moment, la pseudo-Véronique revint du bar avec son groupe d'amis; elle était en grande conversation avec un jeune Noir, ou plutôt un métis. Il était un peu plus âgé qu'elle; j'estimai qu'il pouvait avoir vingt ans. Ils vinrent s'asseoir près de notre table; au passage, je fis à la pseudo-Véronique un petit signe de main amical. Elle me regarda avec surprise, mais ne réagit pas.
Après le deuxième rock, le disc-jockey enchaîna un slow. C'était Le Sud, de Nino Ferrer; un slow magnifique, il faut en convenir. Le métis toucha légèrement l'épaule de la pseudo-Véronique; d'un commun accord, ils se levèrent. À ce moment, Tisserand se retourna et lui fit face. Il ouvrit les mains, il ouvrit la bouche, mais je ne crois pas qu'il ait eu le temps de parler. Le métis l'écarta calmement, avec douceur, et en quelques secondes ils furent sur la piste de danse.
Ils formaient un couple magnifique. La pseudo-Véronique était assez grande, peut-être un mètre soixante-dix, mais il la dépassait d'une tête. Elle blottit son corps, avec confiance, dans celui du type. Tisserand se rassit à mes côtés; il tremblait de tous ses membres. Il regardait le couple, hypnotisé. J'attendis environ une minute; ce slow, je m'en souvenais, était interminable. Puis je lui secouai doucement l'épaule en répétant: " Raphaël… "
" Qu'est-ce que je peux faire? demanda-t-il.
– Va te branler.
– Tu crois que c'est foutu?
– Bien entendu. C'est foutu depuis longtemps, depuis l'origine. Tu ne représenteras jamais, Raphaël, un rêve érotique de jeune fille. Il faut en prendre ton parti; de telles choses ne sont pas pour toi. De toute façon, il est déjà trop tard. L'insuccès sexuel, Raphaël, que tu as connu depuis ton adolescence, la frustration qui te poursuit depuis l'âge de treize ans laisseront en toi une trace ineffaçable. À supposer même que tu puisses dorénavant avoir des femmes – ce que, très franchement, je ne crois pas – cela ne suffira pas; plus rien ne suffira jamais. Tu resteras toujours orphelin de ces amours adolescentes que tu n'as pas connues. En toi, la blessure est déjà douloureuse; elle le deviendra de plus en plus. Une amertume atroce, sans rémission, finira par emplir ton cœur. Il n'y aura pour toi ni rédemption, ni délivrance. C'est ainsi. Mais cela ne veut pas dire, pour autant, que toute possibilité de revanche te soit interdite. Ces femmes que tu désires tant tu peux, toi aussi, les posséder. Tu peux même posséder ce qu'il y a de plus précieux en elles. Qu'y a-t-il, Raphaël, de plus précieux en elles?
– Leur beauté?… hasarda-t-il.
– Ce n'est pas leur beauté, sur ce point je te détrompe; ce n'est pas davantage leur vagin, ni même leur amour; car tout cela disparaît avec la vie. Et tu peux, dès à présent, posséder leur vie. Lance-toi dès ce soir dans la carrière du meurtre; crois-moi, mon ami, c'est la seule chance qu'il te reste. Lorsque tu sentiras ces femmes trembler au bout de ton couteau, et supplier pour leur jeunesse, là tu seras vraiment le maître; là tu les posséderas, corps et âme. Peut-être même pourras-tu, avant leur sacrifice, obtenir d'elles quelques savoureuses gâteries; un couteau, Raphaël, est un allié considérable. "
Il fixait toujours le couple qui s'enlaçait en tournant lentement sur la piste; une main de la pseudo-Véronique serrait la taille du métis, l'autre était posée sur ses épaules. Doucement, presque timidement, il me dit: " Je préférerais tuer le type… "; je sentis alors que j'avais gagné; je me détendis brusquement, et je remplis nos verres.
" Eh bien! " m'exclamai-je, " qu'est-ce qui t'en empêche?… Mais oui! fais-toi donc la main sur un jeune nègre!… De toute manière ils vont repartir ensemble, la chose semble acquise. Il te faudra bien sûr tuer le type, avant d'accéder au corps de la femme. Du reste, j'ai un couteau à l'avant de la voiture. "
Dix minutes plus tard, ils partirent effectivement ensemble. Je me levai, attrapant la bouteille au passage; Tisserand me suivit docilement.
Dehors la nuit était étrangement douce, presque chaude. Il y eut un bref conciliabule sur le parking entre la fille et le nègre; ils se dirigèrent vers un scooter. Je m'installai à l'avant de la voiture, sortis le couteau de son sac; ses dentelures luisaient joliment sous la lune. Avant de monter sur le scooter, ils s'embrassèrent longuement; c'était beau et très tendre. À mes côtés, Tisserand tremblait sans arrêt; j'avais l'impression de sentir le sperme pourri qui remontait dans son sexe. Jouant nerveusement avec les commandes, il déclencha un appel de phares; la fille cligna des yeux. Ils se décidèrent alors à partir; notre voiture démarra doucement derrière eux. Tisserand me demanda:
" Où est-ce qu'ils vont coucher?
– Probablement chez les parents de la fille; c'est le plus courant. Mais il faudra les arrêter avant. Dès qu'on sera sur une route secondaire, on foncera dans le scooter. Ils seront probablement un peu sonnés; tu n'auras aucun mal à achever le type. "
La voiture filait souplement sur la route côtière; devant, dans la lumière des phares, la fille enlaçait la taille de son compagnon. Après un temps de silence, je repris:
" On pourrait aussi leur rouler dessus, pour plus de sûreté.
– Ils n'ont pas l'air de se méfier du tout… " remarqua-t-il d'une voix rêveuse.
Brusquement le scooter obliqua sur la droite, dans un chemin qui conduisait à la mer. Ce n'était pas prévu, cela; je dis à Tisserand de ralentir. Un peu plus loin, le couple stoppa; j'observai que le type prenait le temps de mettre son antivol avant d'entraîner la fille vers les dunes.
La première rangée de dunes franchie, je compris mieux. La mer s'étendait à nos pieds, presque étale, formant une courbe immense; la lumière de la lune à son plein jouait doucement à sa surface. Le couple s'éloignait vers le sud, longeant la lisière des eaux. La température de l'air était de plus en plus douce, anormalement douce; on se serait cru au mois de juin. Dans ces conditions, bien sûr, je comprenais: faire l'amour au bord de l'océan, sous la splendeur des étoiles; je ne comprenais que trop bien; c'est exactement ce que j'aurais fait à leur place. Je tendis le couteau à Tisserand; il partit sans un mot.
Je suis retourné vers la voiture; m'appuyant au capot, je me suis assis sur le sable. J'ai bu quelques gorgées de bourbon au goulot, puis je me suis mis au volant et j'ai avancé la voiture en direction de la mer. C'était un peu imprudent, mais le bruit du moteur lui-même me paraissait feutré, imperceptible; la nuit était enveloppante et tendre. J'avais terriblement envie de rouler droit vers l'océan. L'absence de Tisserand se prolongeait.
Quand il revint, il ne dit pas un mot. Il tenait le long couteau dans sa main; la lame luisait doucement; je ne distinguais pas de taches de sang à sa surface. Soudainement, je me suis senti un peu triste. Enfin, il parla.
" Quand je suis arrivé, ils étaient entre deux dunes. Il avait déjà enlevé sa robe et son soutien-gorge. Ses seins étaient si beaux, si ronds sous la lune. Puis elle s'est retournée, elle est venue sur lui. Elle a déboutonné son pantalon. Quand elle a commencé à le sucer, je n'ai pas pu le supporter. "
Il se tut. J'attendis. Les eaux étaient immobiles comme un lac.
" Je me suis retourné, j'ai marché entre les dunes. J'aurais pu les tuer; ils n'entendaient rien, ils ne faisaient aucune attention à moi. Je me suis masturbé. Je n'avais pas envie de les tuer; le sang ne change rien.
– Le sang est partout.
– Je sais. Le sperme aussi est partout. Maintenant, j'en ai assez. Je rentre à Paris. "
Il ne m'a pas proposé de l'accompagner. Je me suis relevé, j'ai marché vers la mer. La bouteille de bourbon était presque vide; j'ai avalé la dernière gorgée. Quand je me suis retourné, la plage était déserte; je n'avais même pas entendu la voiture démarrer.
Je ne devais jamais revoir Tisserand; il se tua en voiture cette nuit-là, au cours de son voyage de retour vers Paris. Il y avait beaucoup de brouillard aux approches d'Angers; il roulait plein pot, comme d'habitude. Sa 205 GTI heurta de plein fouet un camion qui avait dérapé au milieu de la chaussée. Il mourut sur le coup, peu avant l'aube. Le lendemain était un jour de congé, pour fêter la naissance du Christ; ce n'est que trois jours plus tard que sa famille prévint l'entreprise. L'enterrement avait déjà eu lieu, selon les rites; ce qui coupa court à toute idée de couronne ou de délégation. On prononça quelques paroles sur la tristesse de cette mort et sur les difficultés de la conduite par temps de brouillard, on reprit le travail, et ce fut tout.
Au moins, me suis-je dit en apprenant sa mort, il se sera battu jusqu'au bout. Le club de jeunes, les vacances aux sports d'hiver… Au moins il n'aura pas abdiqué, il n'aura pas baissé les bras. Jusqu'au bout et malgré ses échecs successifs il aura cherché l'amour. Écrasé entre les tôles dans sa 205 GTI, sanglé dans son costume noir et sa cravate dorée, sur l'autoroute quasi déserte, je sais que dans son cœur il y avait encore la lutte, le désir et la volonté de la lutte.