" Ah, oui, c'était au second degré! On respire… "
Après le départ de Tisserand, j'ai mal dormi; sans doute me suis-je masturbé. À mon réveil tout cela était gluant, le sable était humide et froid; j'en avais franchement assez. Je regrettais que Tisserand n'ait pas tué le nègre; le jour se levait.
J'étais à des kilomètres de tout lieu habité. Je me suis relevé, et je me suis remis en route. Que faire d'autre? Mes cigarettes étaient détrempées, mais encore fumables.
De retour à Paris j'ai trouvé une lettre émanant de l'association d'anciens élèves de mon école d'ingénieurs; elle me proposait d'acheter des bonnes bouteilles et du foie gras à un tarif exceptionnel pour les fêtes. Je me suis dit que le mailing avait été fait avec un retard insupportable.
Le lendemain, je ne suis pas allé travailler. Sans raison précise; je n'avais simplement pas envie. Accroupi sur la moquette, j'ai feuilleté des catalogues de vente par correspondance. Dans une brochure éditée par les Galeries Lafayette j'ai trouvé une intéressante description d'êtres humains, sous le titre " Les actuels ":
" Après une journée bien remplie, ils s'installent dans un profond canapé aux lignes sobres (Steiner, Roset, Cinna). Sur un air de jazz, ils apprécient le graphisme de leurs tapis Dhurries, la gaieté de leurs murs tapissés (Patrick Frey). Prêtes à partir pour un set endiablé, des serviettes de toilette les attendent dans la salle de bains (Yves Saint-Laurent, Ted Lapidus). Et c'est devant un dîner entre copains et dans leurs cuisines mises en scène par Daniel Hechter ou Primrose Bordier qu'ils referont le monde. "
Vendredi et samedi, je n'ai pas fait grand-chose; disons que j'ai médité, si on peut donner un nom à cela. Je me souviens d'avoir pensé au suicide, à sa paradoxale utilité. Plaçons un chimpanzé dans une cage trop petite, close par des croisillons de béton. L'animal deviendra fou furieux, se jettera contre les parois, s'arrachera les poils, s'infligera lui-même de cruelles morsures, et dans 73 % des cas il finira bel et bien par se tuer. Pratiquons maintenant une ouverture dans l'une des parois, que nous placerons vis-à-vis d'un précipice sans fond. Notre sympathique quadrumane de référence s'approchera du bord, il regardera vers le bas, il restera longtemps près du bord, il y reviendra plusieurs fois, mais généralement il ne basculera pas; et en tout cas son énervement sera radicalement calmé.
Ma méditation sur les chimpanzés s'est prolongée tard dans la nuit de samedi à dimanche, et j'ai fini par jeter les bases d'une fiction animalière intitulée " Dialogues d'un chimpanzé et d'une cigogne ", qui constituait en fait un pamphlet politique d'une rare violence. Fait prisonnier par une tribu de cigognes, le chimpanzé se montrait d'abord préoccupé, absent. Un matin, s'armant de courage, il demandait à rencontrer la cigogne la plus âgée. Aussitôt introduit devant elle, il levait vivement les bras au ciel avant de prononcer ce discours désespéré:
" De tous les systèmes économiques et sociaux, le capitalisme est sans conteste le plus naturel. Ceci suffit déjà à indiquer qu'il devra être le pire. Une fois cette conclusion posée, il ne reste plus qu'à développer un appareil argumentaire opérationnel et non déviant, c'est-à-dire dont le fonctionnement mécanique permettra, à partir de faits introduits au hasard, la génération de multiples preuves venant renforcer la sentence préétablie, un peu comme des barres de graphite viennent renforcer la structure d'un réacteur nucléaire. C'est là une tâche aisée, digne d'un tout jeune singe; néanmoins je m'en voudrais de la négliger.
Lors de la migration du flot spermatique vers le col de l'utérus, phénomène imposant, respectable et tout à fait capital pour la reproduction des espèces, on observe parfois le comportement aberrant de certains spermatozoïdes. Ils regardent en avant, ils regardent en arrière, parfois même ils nagent à contrecourant pendant de brèves secondes, et le frétillement accéléré de leur queue semble alors traduire comme une remise en question ontologique. S'ils ne compensent cette indécision surprenante par une particulière vélocité ils arrivent en général trop tard, et participent en conséquence rarement à la grande fête de la recombinaison génétique. Ainsi en était-il en août 1793 de Maximilien Robespierre emporté par le mouvement de l'histoire comme un cristal de calcédoine pris dans une avalanche en zone désertique, ou mieux encore comme une jeune cigogne aux ailes encore trop faibles, née par un hasard malencontreux juste avant l'approche de l'hiver, et qui éprouve bien des difficultés – la chose est compréhensible – à maintenir un cap correct lors de la traversée des jet-streams. Or les jet-streams se font, on le sait, particulièrement violents aux abords de l'Afrique; mais je vais encore préciser ma pensée.
Le jour de son exécution, Maximilien Robespierre avait la mâchoire cassée. Elle était maintenue par un bandage. Juste avant de poser sa tête sous le couperet le bourreau a arraché son bandage; Robespierre a poussé un hurlement de douleur, des flots de sang ont jailli de sa plaie, ses dents brisées se sont répandues sur le sol. Puis le bourreau a brandi le bandage à bout de bras, comme un trophée, pour le montrer à la foule massée autour de l'échafaud. Les gens riaient, lançaient des quolibets.
Généralement, à ce stade, les chroniqueurs ajoutent: " La Révolution était finie." C'est rigoureusement exact.
À ce moment précis où le bourreau a brandi son bandage dégouttant de sang sous les acclamations de la foule, je veux penser qu'il y a eu dans la tête de Robespierre autre chose que la souffrance. Autre chose que le sentiment d'échec. Un espoir? Ou sans doute le sentiment qu'il avait fait ce qu'il devait faire. Maximilien Robespierre, je t'aime. "
La cigogne la plus âgée répondit simplement, d'une voix lente et terrible: " Tat twam asi ". Peu après, le chimpanzé était exécuté par la tribu de cigognes; il mourait dans d'atroces souffrances, transpercé et émasculé par leurs becs pointus. Ayant remis en cause l'ordre du monde, le chimpanzé devait périr; réellement, on pouvait le comprendre; réellement, c'était ainsi.
Dimanche matin, je suis sorti un petit peu dans le quartier; j'ai acheté un pain aux raisins. La journée était douce, mais un peu triste, comme souvent le dimanche à Paris, surtout quand on ne croit pas en Dieu.