Le surlendemain je suis sorti de l'hôpital, un peu plus tôt, je pense, que les médecins ne l'auraient réellement voulu. Généralement, ils essaient de vous garder le plus longtemps possible pour augmenter leur coefficient d'occupation de lits; mais la période des fêtes les a sans doute incités à la clémence. D'ailleurs le médecin-chef me l'avait promis: " Vous serez chez vous pour Noël ", tels avaient été ses termes. Chez moi je ne sais pas, mais quelque part, sûrement.
J'ai fait mes adieux à l'ouvrier, qui venait d'être opéré la veille. Ça s'était très bien passé, selon les médecins; n'empêche qu'il avait quand même l'air d'un homme au bout du rouleau.
Sa femme a absolument voulu que je goûte de la tarte aux pommes, que son mari n'avait pas la force d'avaler. J'ai accepté; elle était délicieuse.
" Bon courage, mon gars! " m'a-t-il dit au moment de se quitter. Je lui en ai souhaité tout autant. Il avait bien raison; c'est toujours une chose qui peut être utile, le courage.
Rouen-Paris. Il y a trois semaines exactement, j'accomplissais le même parcours en sens inverse. Qu'est-ce qui a changé, depuis? De petites agglomérations fument toujours au loin dans la vallée, comme une promesse de bonheur paisible. L'herbe est verte. Il y a du soleil, de petits nuages formant contraste; c'est plutôt une lumière de printemps. Mais un peu plus loin les terres sont inondées; on perçoit le lent frémissement de l'eau entre les saules; on imagine une boue gluante, noirâtre, où le pied s'enfonce brusquement.
Non loin de moi dans la voiture, un Noir écoute son walkman en descendant une bouteille de J and B. Il se dandine dans le couloir, sa bouteille à la main. Un animal, probablement dangereux. J'essaie d'éviter son regard, pourtant relativement amical.
Un cadre vient s'installer en face de moi, sans doute gêné par le nègre. Qu'est-ce qu'il fout là, lui! il devrait être en première. On n'est jamais tranquille.
Il a une montre Rolex, une veste en seersucker. À l'annulaire de la main gauche il porte une alliance en or, moyennement fine. Sa tête est carrée, franche, plutôt sympathique. Il peut avoir une quarantaine d'années. Sur sa chemise blanc crème on distingue de fines rayures en relief, d'un crème légèrement plus foncé. Sa cravate est d'une largeur moyenne, et bien entendu il lit Les Échos. Non seulement il les lit mais il les dévore, comme si de cette lecture pouvait, soudain, dépendre le sens de sa vie.
Je suis obligé de me tourner vers le paysage pour ne plus le voir. C'est curieux, maintenant il me semble que le soleil est redevenu rouge, comme lors de mon voyage aller. Mais je m'en fous pas mal; il pourrait y avoir cinq ou six soleils rouges que ça ne modifierait en rien le cours de ma méditation.
Je n'aime pas ce monde. Décidément, je ne l'aime pas. La société dans laquelle je vis me dégoûte; la publicité m'écœure; l'informatique me fait vomir. Tout mon travail d'informaticien consiste à multiplier les références, les recoupements, les critères de décision rationnelle. Ça n'a aucun sens. Pour parler franchement, c'est même plutôt négatif; un encombrement inutile pour les neurones. Ce monde a besoin de tout, sauf d'informations supplémentaires.
L'arrivée à Paris, toujours aussi sinistre. Les immeubles lépreux du pont Cardinet, derrière lesquels on imagine immanquablement des retraités agonisant aux côtés de leur chat Poucette qui dévore la moitié de leur pension avec ses croquettes Friskies. Ces espèces de structures métalliques qui se chevauchent jusqu'à l'indécence pour former un réseau de caténaires. Et la publicité qui revient, inévitable, répugnante et bariolée. " Un spectacle gai et changeant sur les murs. " Foutaise. Foutaise merdique.