II Chaque jour est un nouveau jour

Assisté à la mort d'un type, aujourd'hui, aux Nouvelles Galeries. Mort très simple, à la Patricia Highsmith (je veux dire, avec cette simplicité et cette brutalité caractéristiques de la vie réelle, que l'on retrouve également dans les romans de Patricia Highsmith).

Voici comment les choses se sont passées. En pénétrant dans la partie du magasin aménagée en libre-service, j'aperçus un homme allongé sur le sol, dont je ne pouvais distinguer le visage (mais j'appris par la suite, en écoutant une conversation entre caissières, qu'il devait avoir environ quarante ans). Plusieurs personnes étaient déjà affairées autour de lui. Je passai en essayant de ne pas trop m'arrêter, pour ne pas manifester de curiosité morbide. Il était environ dix-huit heures.

J'achetai peu de choses: du fromage et du pain en tranches, pour manger dans ma chambre d'hôtel (ce soir-là j'avais décidé d'éviter la compagnie de Tisserand, pour me reposer un peu). Mais j'hésitai quelque temps entre les bouteilles de vin, très diverses, offertes à la convoitise du public. L'ennui c'est que je n'avais pas de tire-bouchon. Par ailleurs, je n'aime pas le vin; ce dernier argument finit par l'emporter, et je me rabattis sur un pack de Tuborg.

En arrivant à la caisse j'appris que l'homme était mort, par une conversation entre les caissières et un couple qui avait assisté aux opérations de sauvetage, du moins dans leur phase terminale. La femme du couple était infirmière. Elle pensait qu'il aurait fallu lui faire un massage cardiaque, que ça l'aurait peut-être sauvé. Je ne sais pas, je n'y connais rien, mais si c'est ça, pourquoi est-ce qu'elle ne l'a pas fait? Je n'arrive pas à comprendre ce genre d'attitude.

En tout cas, la conclusion que j'en tire, c'est qu'on peut très facilement passer de vie à trépas – ou bien ne pas le faire – dans certaines circonstances.

On ne peut pas dire que ç'ait été une mort très digne, avec tous ces gens qui passaient, qui poussaient leurs caddies (on était à l'heure de plus grande affluence), dans cette ambiance de cirque qui caractérise toujours les supermarchés. Je me souviens, il y avait même la chanson publicitaire des Nouvelles Galeries (peut-être l'ont-ils changée depuis); le refrain, en particulier, se composait des paroles suivantes: " Nouvelles Galeries, aujourd'huiii… Chaque jour est un nouveau jour… "

Quand je suis ressorti, l'homme était toujours là. On avait enveloppé le corps dans des tapis, ou plus probablement des couvertures épaisses, ficelées très serré. Déjà ce n'était plus un homme mais un colis, pesant et inerte, on prenait des dispositions pour son transport.

Et voilà le travail. Il était dix-huit heures vingt.

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