C'est le lendemain soir que je suis tombé malade. Après le dîner, Tisserand a voulu aller en boîte; j'ai décliné l'invitation. Mon épaule gauche me faisait souffrir, et j'étais parcouru de frissons. De retour à l'hôtel j'ai essayé de dormir, mais ça n'allait pas; une fois allongé, je n'arrivais plus à respirer. Je me suis rassis; le papier peint était décourageant.
Au bout d'une heure j'ai commencé à éprouver des difficultés à respirer, même assis. Je me suis dirigé vers le lavabo. Mon teint était cadavérique; la douleur avait entamé un lent déplacement de l'épaule vers le cœur. C'est alors que je me suis dit que mon état était peut-être grave; j'avais nettement abusé des cigarettes, ces derniers temps.
Pendant environ vingt minutes je suis resté appuyé contre le lavabo, ressentant la montée progressive de la souffrance. Cela m'ennuyait beaucoup de ressortir, d'aller à l'hôpital, tout ça.
Vers une heure du matin j'ai claqué la porte et je suis sorti. Maintenant, la douleur était franchement localisée au niveau du cœur. Chaque respiration me coûtait un effort énorme, et se manifestait par un sifflement assourdi. Je n'arrivais pas vraiment à marcher, seulement de tout petits pas, trente centimètres tout au plus. Constamment, j'étais obligé de m'appuyer aux voitures.
Pendant quelques minutes je me suis reposé contre une Peugeot 104, puis j'ai entamé l'ascension d'une rue qui me paraissait conduire à un carrefour plus important. Il m'a fallu environ une demi-heure pour parcourir cinq cents mètres. La souffrance avait cessé d'augmenter, mais se maintenait à un niveau élevé. Par contre mes difficultés respiratoires devenaient de plus en plus graves, et c'était là le point le plus alarmant. J'avais l'impression que si ça continuait j'allais crever rapidement, dans les prochaines heures, en tout cas avant l'aube. Cette mort subite me frappait par son injustice; on ne pouvait pourtant pas dire que j'avais abusé de la vie. Depuis quelques années, c'est vrai, j'étais dans une mauvaise passe; mais, justement, ce n'était pas une raison pour interrompre l'expérience; bien au contraire on aurait pu penser que la vie se mettrait, légitimement, à me sourire. Décidément, tout cela était bien mal organisé.
En plus, cette ville et ses habitants m'avaient été d'emblée antipathiques. Non seulement je ne souhaitais pas mourir, mais je ne souhaitais surtout pas mourir à Rouen. Mourir à Rouen, au milieu des Rouennais, m'était même tout spécialement odieux. C'aurait été, me disais-je dans un état de délire léger probablement engendré par la souffrance, leur faire bien trop d'honneur, à ces imbéciles de Rouennais. Je me souviens de ce couple de jeunes, j'avais réussi à raccrocher leur voiture à un feu rouge; ils devaient sortir de boîte, du moins c'est l'impression qu'ils donnaient. Je demande le chemin de l'hôpital; la fille me l'indique brièvement, avec un peu d'agacement. Moment de silence. Je suis à peine capable de parler, à peine capable de me tenir debout, il est évident que je suis hors d'état de m'y rendre tout seul. Je les regarde, j'implore muettement leur pitié, en même temps je me demande s'ils se rendent bien compte de ce qu'ils sont en train de faire. Et puis feu vert, le type redémarre. Est-ce qu'ils ont échangé une parole ensuite, pour se justifier leur comportement? Ce n'est même pas sûr.
Finalement j'aperçois un taxi, inespéré. J'essaie de mimer un air dégagé pour annoncer que je veux aller à l'hôpital, mais ça ne marche pas tout à fait, et le chauffeur manque refuser. Ce pauvre type trouvera quand même le moyen de me dire, juste avant de démarrer, qu'il " espère bien que je ne salirai pas ses coussins ". En fait j'avais déjà entendu dire que les femmes enceintes avaient le même problème au moment d'accoucher: à part quelques Cambodgiens tous les taxis refusent de les prendre en charge, de peur de se retrouver emmerdés avec des écoulements organiques sur leur banquette arrière.
Et allez donc!
À l'hôpital, je dois le reconnaître, les formalités sont assez rapides. Un interne s'occupe de moi, me fait faire toute une série d'examens. Il souhaite, je pense, s'assurer que je ne vais pas lui claquer entre les doigts dans l'heure qui suit.
Les examens terminés il s'approche de moi et m'annonce que j'ai une péricardite, et non un infarctus, comme il l'avait cru tout d'abord. Il m'apprend que les premiers symptômes sont rigoureusement identiques; mais contrairement à l'infarctus, qui est souvent mortel, la péricardite est une maladie très bénigne, on n'en meurt jamais, en aucun cas. Il me dit: " Vous avez dû avoir peur. " Je réponds oui pour ne pas faire d'histoires, mais en fait je n'ai pas eu peur du tout, j'ai juste eu l'impression que j'allais crever dans les prochaines minutes; c'est différent.
Ensuite, on me transporte dans la salle d'urgences. Assis sur le lit, je me mets à pousser des gémissements. Ça aide un peu. Je suis seul dans la salle, je n'ai pas à me gêner. De temps en temps une infirmière passe le nez par la porte, s'assure que mes gémissements restent à peu près constants, et repart.
L'aube vient. On amène un ivrogne, dans un lit voisin. Je continue à gémir doucement, régulièrement.
Vers huit heures, un médecin arrive. Il m'annonce qu'on va me transférer au service de cardiologie, et qu'il va me faire une piqûre pour me calmer. Je me dis qu'on aurait pu y penser plus tôt. La piqûre, en effet, m'endort immédiatement.
Au réveil, Tisserand est à mon chevet. Il a l'air affolé, et en même temps ravi de me revoir; je suis un peu ému par sa sollicitude. En ne me trouvant pas dans ma chambre il a paniqué, il a téléphoné partout: à la direction départementale de l'Agriculture, au commissariat de police, à notre boîte à Paris… il semble encore un peu inquiet; il est vrai qu'avec mon visage livide et ma perfusion je ne dois pas avoir l'air bien vaillant. Je lui explique que c'est une péricardite, ce n'est rien du tout, je serai rétabli en moins de quinze jours. Il veut se faire confirmer le diagnostic par une infirmière, qui n'en sait rien; il demande à voir un docteur, le chef de service, n'importe qui… Finalement, l'interne de garde lui donnera les apaisements souhaités.
Il revient vers moi. Il me promet d'assurer la formation tout seul, de téléphoner à la boîte pour les prévenir, de s'occuper de tout; il me demande si j'ai besoin de quelque chose. Non, pas pour le moment. Alors il repart, avec un grand sourire amical et encourageant. Je me rendors presque aussitôt.